Plus anciens que les poids figuratifs, les poids géométriques étaient utilisés pour authentifier les échanges. Leurs significations demeurent énigmatiques © Monnaie de paris
Le 15 février 1889, alors qu’il se trouve à Aouabou – actuelle Famienkro, en Côte d’Ivoire – le militaire français Louis-Gustave Binger note : « Il n’est pas un notable qui ne sorte de chez lui sans emporter sa balance et ses poids à peser l’or. » C’est en tout cas ce que rapporte le fonctionnaire Henri Abel au début de son article « Déchiffrement des poids à peser l’or en Côte d’Ivoire », paru dans le Journal de la Société des africanistes, en 1952.
Grand collectionneur de ces fameux poids, Abel poursuit ainsi : « Depuis les temps les plus reculés, en pays agni et baoulé, les transactions étaient faites à l’aide de poudre d’or et de pépites. Acheteurs et vendeurs vérifiaient les quantités d’or avec leurs poids personnels, et chaque opération exigeait une double pesée. Comment pouvaient-ils reconnaître ces innombrables poids, que l’on trouve encore aujourd’hui, inutilisés au fond des cases, chez les populations du Golfe du Bénin ? Les voyageurs se sont souvent posé cette question, et nombreux sont les chercheurs qui ont essayé de l’élucider. »
En 1979, Henri Abel fit don de sa collection de 1 060 poids akans à la Monnaie de Paris (France). C’est cette collection, augmentée de celle offerte par Jean-Claude Dumoulin en 2018, qui est à l’origine de l’exposition « Akan, les valeurs de l’échange. L’or pour monnaie, le poids pour prix », présentée jusqu’au 28 février 2021 sous le commissariat de Dominique Antérion. Trois petites salles, des objets minuscules, quelques cartes et illustrations, il n’en faut pas plus pour voyager à travers le temps et l’espace ­ – et plus précisément le long de la côte ouest de l’Afrique entre le XVe et le XXe siècle.
Si cette région du continent a gagné son surnom de Côte de l’or, ce n’est pas pour rien. Les zones aurifères y sont nombreuses, et les différents peuples akans ­ – en particuliers les Ashantis – ont très vite su en tirer parti. Et pour utiliser l’or dans leurs échanges commerciaux, ils ont mis au point un système de pesée de la poudre d’or au moyen de balances, de poids et de boîtes.
Le monde akan a repris le concept de poids et de pesée des Arabes
« À cette période de l’Histoire, aucune monnaie ne circule dans ces territoires, il n’y a que les échanges d’une chose contre une autre, et outre la qualité de la marchandise échangée, c’est le poids qui authentifie l’échange, écrit le commissaire. […] Le monde akan, par ses différents liens commerciaux, notamment transsahariens, a repris le concept de poids et de pesée des Arabes. »
La grande qualité de l’exposition est d’avoir su puiser dans les 2 000 pièces qu’elle possède pour en extraire 500 qui montrent la grande variété de ces objets en bronze et offrent une certaine image du quotidien de l’époque. Outre les très nombreux poids géométriques, il en existe de toutes formes représentant des instruments de pouvoir (sabres, sceptres, couronnes, cimeterres, chasse-mouches, boucliers, trônes, masques), des armes (fusils, canons), des animaux (poissons, oiseaux, reptiles), des outils ou du mobilier.
Des figurines qui témoignent du mode de vie de leurs utilisateurs. © Monnaie de paris
La plupart étaient fondus à partir de petites sculptures, mais certains l’étaient sur nature, c’est-à-dire à partir de graines, d’insectes, de pattes d’animaux. L’exposition permet ainsi d’observer des poids ultra-réalistes réalisés avec des arachides, des criquets, des pattes de poulet, des pinces de crabe ! « À la différence des poids fondus “sur nature”, les poids animaliers se référant à de plus grands animaux ne cherchent pas le réalisme, écrit encore le commissaire. Mammifères, reptiles ou encore poissons font l’objet de plaisantes réadaptations. Au-delà de leur fonction pondérale, tous renvoient à des proverbes. »
Ainsi le poids « éléphant » peut renvoyer au proverbe selon lequel « celui qui suit la trace de l’éléphant ne sera pas mouillé par la rosée »… Parmi les animaux fréquemment représentés, on retrouve le fameux poisson-scie qui orne aujourd’hui encore les billets en francs CFA ! Stylisé par les Akans au XIIIe siècle, il représenterait un poids de 3,29 grammes destiné à peser la poudre d’or.
Mais de là à comprendre quelles étaient les règles en vigueur dans l’utilisation de tous ces poids, figuratifs comme géométriques, il y a un fossé que l’exposition ne permet pas de franchir. Jusqu’à présent, la métrologie (science de la mesure) occidentale n’a pas réussi à percer leurs mystères, comme le rappelle un long cartel : « La signification des innombrables dessins qui ornent les poids géométriques, dont nous n’avons pas la clef, et la mixité des paramètres pondéraux rendent le système des poids akan[s] extrêmement complexe aux yeux des Occidentaux, pour qui le poids s’inscrit dans un référentiel fixe et stable. »
« Les chercheurs s’y sont pourtant essayés. En 1889, Louis-Gustave Binger relève à Aouabou, en pays a gni (Côte d’Ivoire), une liste de 38 poids formant selon lui l’armature d’un système. À partir d’informations glanées au Ghana, Rudolph Zeller décrit en 1913 un système basé sur une graine, le taku, d’un poids de 0,25 gramme. Quarante ans plus tard, en Côte d’Ivoire, Henri Abel met en avant l’Abrus precatorius, dont trois graines équivalent à deux takus (qu’il révise à 0,22 gramme). […] Abel est alors convaincu que les décors géométriques relèvent d’une valeur numérique et propose une grille de décodage. […] Plus tard, Timothy Garrard reviendra sur l’importance donnée à ces graines, jugeant infondée la théorie des poids forts et faibles [d’Abel], et fantaisiste le décodage des poids. Il reviendra au seul mitkal musulman comme référent historique. »
Si au XVe siècle, les Européens sont à la recherche d’or, ils développent surtout le commerce d’êtres humains
Le mitkal, ou mithqal, est une unité de masse égale à 4,5 grammes, utilisée dans le monde arabe pour la pesée de l’or ou du safran. Il désigne aussi le dinar d’or, pièce qui circule dès le VIIIe siècle dans le monde islamique et en Afrique. L’exposition n’en dit guère plus, et à vrai dire le point de vue d’un connaisseur akan aurait peut-être permis d’esquisser des pistes de compréhension distanciées par rapport au point de vue occidental. Difficile de croire qu’en un peu plus d’un siècle tout le savoir lié à l’usage de ces poids ait complètement disparu des régions concernées.
Quelque 500 objets liés à la pesée de l’or sont exposés © Monnaie de paris
« Akan, les valeurs de l’échange » souffre aussi d’un autre défaut : elle n’évoque que de loin la question de l’esclavage, pourtant centrale. Si les Européens qui débarquent et s’installent sur la Côte de l’or dans le courant du XVe siècle sont évidemment à la recherche d’or, ils y développent surtout le commerce des êtres humains.
« Au fil du temps, les nations européennes y construisent des ports afin de commercer avec les peuples de l’intérieur. L’exposition explique dans sa première partie ces relations commerciales où chacun chercha à tirer le meilleur parti de l’autre. […] Les Akan[s] obtiennent ainsi armes à feu et munitions en bien plus grande quantité que n’importe quel autre peuple africain de cette époque. […] Verreries, cotonnades, objets de cuivre et de laiton, pipes en terre blanche affluent d’Europe en échange de l’or tant convoité et des esclaves. »
Ce qui se dessine en filigrane, c’est le rôle actif joué par les Ashantis, les Fantis et différents peuples akans dans la mise en esclavage d’autres Africains. Quelle était alors la valeur d’une âme humaine pour ces Européens qui préféraient s’en remettre à des intermédiaires locaux plutôt que de s’aventurer à l’intérieur des terres ? C’est une question à laquelle l’exposition ne répond pas.
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