La plus vieille centrale nucléaire encore en activité se trouve en Suisse: Beznau I. Elle est à l’arrêt depuis dix-huit mois. Redémarrera-t-elle? Dans quel état se trouvent les quatre autres? «Le Temps» s’est plongé dans les rapports d’inspection officiels et non officiels
La Suisse détient sur son territoire la plus vieille centrale nucléaire au monde encore en service: Beznau I, qui date de 1969. On ne peut pas laisser de «vieilles casseroles» de ce genre en activité, tempêtent les milieux antinucléaires. «Leur vieillissement provoque des incidents de plus en plus fréquents», condamne la présidente des Verts suisses, Regula Rytz. Sur quelles constatations s’appuient-ils, eux que l’on invite rarement à visiter l’intérieur des enceintes de production de courant nucléaire, pour affirmer cela?
Principalement sur un rapport, rédigé en 2014 par Dieter Majer, l’ancien responsable de la division Sécurité des installations nucléaires au Ministère allemand de l’environnement. Commandé par Greenpeace et la Fondation suisse pour l’énergie (SES), ce document est accablant pour deux piliers du parc nucléaire suisse: Beznau et Mühleberg, dont il réclame l’arrêt le plus rapide possible.

Selon lui, ces deux constructions «présentent des déficits conceptuels par rapport aux installations modernes». Il exprime ses craintes pour la résistance à long terme de l’acier des cuves des réacteurs et juge l’impact des mesures de rééquipement limité.
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Les partisans de l’initiative «Sortir du nucléaire» font une comparaison avec une voiture: on peut la rééquiper, on peut changer des pièces mais le moment arrive où les sommes à engloutir sont disproportionnées par rapport aux avantages qu’elles procurent. Il faut donc s’en séparer.
Les centrales suisses en sont-elles vraiment là? Les incidents qui s’y sont produits sont-ils d’une gravité telle qu’ils justifient leur mise à l’arrêt immédiate? Les arrêts prolongés de Beznau I (depuis mars 2015) et de Leibstadt (d’août 2016 à février 2017) sont-ils des indices de graves faiblesses? Si Dieter Majer pense que les deux plus anciennes marmites doivent être mises à l’arrêt, l’Inspection fédérale de la sécurité nucléaire (IFSN), dont l’indépendance est régulièrement remise en question par les ennemis de l’atome mais qui a clairement durci ses exigences depuis l’accident de Fukushima, est d’un autre avis.
Dans son dernier rapport, daté de juin, elle recense les mesures prises par les exploitants et les «événements» qu’ils lui ont annoncés en 2015. Au sens de la loi, un «événement» peut être un arrêt automatique, un défaut technique, un dépassement de valeurs limites, une panne, un accident, une fuite, voire un acte de sabotage ou des menaces. Ces incidents sont classés de 0 à 7 selon leurs conséquences pour la sécurité, le niveau 0 étant jugé de faible importance alors que le degré 7 équivaut à un accident majeur. Des 34 «événements» signalés en 2015, 32 ont été notés au niveau 0 et deux au niveau 1, qui correspond à des «anomalies». Dans l’ensemble, l’IFSN a jugé l’état de la sécurité «bon» ou «suffisant» selon les cas.
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Le test de résistance (Stress test) effectué par l’UE en 2011 dans le cadre de ce qu’on appelle les «peer reviews» parvient à des conclusions similaires. Les experts européens ont donné de bonnes notes aux centrales suisses, qui, ont-ils alors souligné, «remplissent les exigences internationales de sécurité dans tous les domaines». Le chef de la délégation, Bojan Tomic, a même déclaré que Beznau lui avait fait «une bonne impression». La prochaine revue croisée aura lieu l’année prochaine.
De son côté, le lobby scientifique pronucléaire ClubEnergie51 s’appuie sur les enquêtes faites après la catastrophe de Fukushima par l’IFSN et l’UE pour affirmer que les centrales suisses sont sûres, car elles sont équipées de dispositifs de sécurité qui faisaient défaut au Japon. Cela ne suffit toutefois pas à désarmer le camp antinucléaire, qui invoque aussi les pertes colossales que les exploitants réalisent dans un marché qui a vu les prix de vente de l’électricité s’effondrer.
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Mise en service en 1984, Leibstadt, situé sur la frontière germano-suisse au bord du Rhin, est la plus jeune des cinq cheminées suisses. Elle est aussi la plus puissante. Sa production annuelle se situe autour de 9000 GWh d’électricité. L’IFSN considère que l’installation a toujours respecté les conditions requises dans l’autorisation d’exploitation et juge la sécurité «bonne» dans son dernier rapport annuel, publié en juin.
Néanmoins, le réacteur argovien a rencontré des problèmes qui l’ont propulsé à la une des journaux. En 2014, lors d’une tournée d’inspection dans l’enceinte en acier du confinement primaire, il a été constaté que les supports de deux extincteurs manuels avaient été simplement vissés au mur. Ils ont été retirés et les trous rebouchés. L’IFSN a pu constater que les perforations n’avaient pas traversé la paroi. L’incident a cependant été classé en catégorie 1.
La même année, deux pompes d’eau souterraine indispensables pour le refroidissement et l’évacuation de la chaleur résiduelle du réacteur en cas de pépin ont été indisponibles en même temps, ce qui ne devrait pas arriver. Cet incident de niveau 1 a prolongé la durée de la révision annuelle de quatre jours. En 2015, l’inspectorat fédéral a recensé dix événements.
Lors de la révision annuelle 2016, des colorations suspectes faisant penser à de l’oxydation ont été détectées sur les gaines de huit éléments combustibles. Cela a entraîné la prolongation de la révision jusqu’en février 2017. Les consommateurs suisses devront ainsi se passer de l’électricité produite par la plus grande de leurs centrales nucléaires, le courant manquant étant compensé par une augmentation temporaire des importations.
Dans son expertise indépendante de 2014, Dieter Majer range la sécurité de Leibstadt dans la même catégorie que celle de Gösgen. Notamment en raison du volume plus grand du confinement primaire, elle est meilleure qu’à Mühleberg et à Beznau. L’enquête de l’inspecteur allemand a cependant été effectuée avant la découverte des problèmes de corrosion qui entraînent l’arrêt prolongé du réacteur.

Les Forces Motrices Bernoises (BKW) ont pris les devants. Le 30 octobre 2013, sa nouvelle directrice générale, Suzanne Thoma, a annoncé que la prise serait retirée en 2019, précisément le 20 décembre. Cette décision est principalement économique: les rééquipements exigés par l’Inspection fédérale de la sécurité nucléaire (IFSN) entraînaient des coûts que l’entreprise jugeait disproportionnés par rapport à la rentabilité de la centrale construite en 1972 dans un canyon de l’Aar, à environ 15 kilomètres en aval de Berne.
Mais la raison est aussi politique. L’avenir du réacteur bernois était suspendu à une nouvelle initiative populaire nommée «Mühleberg à l’arrêt» à laquelle le gouvernement cantonal avait décidé d’opposer un contre-projet prévoyant la fermeture en 2022. Par ailleurs, le Tribunal administratif fédéral (TAF) avait remis en question l’autorisation d’exploitation illimitée accordée par le Département fédéral de l’énergie (DETEC) aux BKW. Le verdict du TAF avait certes été cassé par la suite par le Tribunal fédéral, mais on sentait bien que les jours de Mühleberg étaient comptés.
Notamment parce que les exigences de l’IFSN auraient coûté plusieurs centaines de millions de francs. En décidant d’arrêter les frais en 2019, les BKW ont formulé des contre-propositions incluant 215 millions d’investissements afin d’assurer la sécurité jusqu’au dernier jour de production. Cela concerne la stabilisation de l’enveloppe du réacteur, une source d’alimentation en eau de refroidissement indépendante de l’Aar, la résistance sismique de la piscine de stockage des éléments combustibles et un nouveau canal d’évacuation de la chaleur résiduelle.
Ces faiblesses avaient été relevées par l’IFSN, mais aussi par Dieter Majer. Selon cet expert, Mühleberg devrait être mise hors-service «dans les plus brefs délais» car les mesures de rééquipement ont un «impact limité» et les possibilités d’examiner les joints de soudure, très exposés aux risques de fissures, demeurent «restreintes».
Mühleberg a souvent été mise à l’arrêt, automatiquement ou sur décision de l’IFSN et de l’exploitant. Le problème le plus aigu concerne l’apparition, dès le milieu des années 90, de fissures sur le manteau du réacteur, fissures que Dieter Majer juge très problématiques. Ces fissures se sont étendues durant les années 2000. Des mesures de renforcement provisoire ont été prises, mais elles ont été jugées insuffisantes sur la durée. Il avait aussi été reproché au propriétaire d’avoir sous-évalué les risques sismiques dans la région, en particulier la résistance du barrage hydroélectrique de Wohlen, situé en amont.
Dans son dernier rapport de situation, l’IFSN a signalé sept événements à Mühleberg en 2015, mais leur importance a été jugée «faible». L’inspectorat fédéral a donné la note «bonne» à la sécurité actuelle du site bernois. Un seul arrêt automatique de faible importance a été relevé en 2016.
La désaffectation du site coûtera 800 millions et le coût d’élimination des déchets radioactifs a été estimé à 1,3 milliard par la direction du groupe énergétique bernois.

RAS ou presque. Par rapport aux autres réacteurs, celui de Gösgen, planté au bord de l’Aar à quelques kilomètres d’Olten, est celui qui fait le moins parler de lui. Il y a bien eu des arrêts automatiques et des révisions prolongées, mais on n’y a pas détecté les mêmes défauts que sur les autres sites. En 2015, dix événements se sont produits sur le site soleurois, dont un a été jugé plus important que les autres.
En juillet, à la suite d’une erreur de manipulation, la fermeture de soupapes d’isolation de la vapeur a provoqué l’arrêt automatique du réacteur. Comme il y avait déjà eu précédemment d’autres manœuvres incorrectes, l’IFSN a classé cet incident en catégorie 1 (anomalies) alors que tous les autres ont été jugés de peu de gravité et classés au niveau 0.
Malgré cela, l’IFSN considère que les conditions dictées dans l’autorisation d’exploitation ont toujours été respectées. Il qualifie le degré de sécurité de l’installation soleurois d’«élevé». Gösgen est jugée en bon état par les responsables de la production nucléaire. Ce n’est sans doute pas sans raison que le Forum nucléaire suisse fait volontiers visiter cette centrale aux personnes intéressées.
Le très critique expert allemand Dieter Majer émet néanmoins des doutes sur le principe de la «sécurité de base» applicable à toutes les installations nucléaires du pays, notamment parce que certaines vérifications ne peuvent être faites que bien des années après la construction. Néanmoins, il écrit dans son rapport de 2014 que «la situation est dans certains domaines plus favorables que dans les autres centrales nucléaires suisses». Il estime que, «en comparaison avec Mühleberg et Beznau, on peut considérer que les exigences de la sécurité de base sont en grande partie respectées.» Il fait le même commentaire sur la résistance aux séismes. Il ne relève pas de déficit particulier, contrairement au jugement qu’il porte sur Mühleberg et Beznau.

L’île de l’Aar sur laquelle a été construite la première centrale nucléaire suisse est composée de deux blocs. Le premier a été mis en service en 1969; il est le plus ancien en fonction dans le monde. Le second a suivi deux ans plus tard. Aujourd’hui, la double cheminée argovienne symbolise la lutte acharnée que mènent les antinucléaires.
Beznau est l’installation qui donne le plus de fils à retordre à l’IFSN. Le bloc I est à l’arrêt depuis le 13 mars 2015 et son redémarrage interviendra au plus tôt à la fin de l’année. Son propriétaire, le groupe Axpo, se garde de tout commentaire avant le scrutin du 27 novembre, mais il assure qu’il transmettra avant cette date toutes les informations demandées par l’IFSN pour autoriser sa remise en service.
Qualifiée de «vieille casserole», la centrale de Beznau, où un grave accident de travail s’était produit en 1992, a subi de multiples interventions ces dernières années. Des traces de corrosion ont été constatées en 2004 et en 2010 sur les enceintes des deux blocs, mais l’IFSN a jugé qu’elles ne compromettaient pas l’exploitation à long terme. Des mesures supplémentaires ont été faites en 2012 et en 2015.
Lors de la révision annuelle de 2015, l’état de la cuve de pression a été analysé. Plus de 900 trous de 5 à 6 millimètres ont été identifiés par des mesures à ultrasons sur la partie supérieure de l’enveloppe de la cuve du réacteur numéro un. Ces anomalies ne sont pas comparables aux fissures relevées en 2012 sur les cuves de pression des centrales belges de Doel et Tihange, qui étaient de fabrication analogue. Toutefois, dans le but de prouver que ces minitrous dataient de la construction et n’étaient pas apparus pendant l’exploitation, Axpo a fait construire une réplique de cette partie du réacteur I. La validité de cette simulation est cependant mise en doute par Greenpeace. Les contrôles ont été étendus au réacteur II, qui a été mis à l’arrêt durant le deuxième semestre de 2015. Il a pu redémarrer au terme de sa révision annuelle en décembre.
D’autres mesures de rééquipement ont été prises ces dernières années: les couvercles des réacteurs, une partie des assemblages combustibles et l’alimentation électrique de secours autonome ont été changés. Axpo a investi plus de 700 millions depuis 2012.
Mais les antinucléaires n’en démordent pas: ils jugent que Beznau constitue un danger pour la population. Ils s’appuient sur le rapport de Dieter Majer, qui parvient à la même conclusion, notamment à cause des risques de corrosion et de résistance insuffisante de la piscine de refroidissement des éléments combustibles aux inondations et aux séismes.
Un second rapport critique a été publié en début d’année. Il émane du directeur de l’agence (proche du mouvement antinucléaire) Wise-Paris, Yves Marignac. Celui-ci souligne que Beznau avait été conçu pour une durée de vie de 40 ans. Selon lui, la sécurité des réacteurs vieillissants se dégrade sous l’effet de plusieurs facteurs tels que la «fatigue cumulée des composants non remplaçables tels que la cuve ou l’enceinte de confinement».
Le lobby pronucléaire ClubEnergie 2051 ne partage pas ce constat. Il souligne que le test de résistance (Stress Test) effectué par l’UE après Fukushima a démontré que les centrales suisses étaient dotées de dispositifs de sécurité plus performants que l’usine japonaise. Dans son dernier rapport, l’IFSN renonce à évaluer le bloc I mais attribue la mention «bonne» à la sécurité du bloc II. De son côté, Doris Leuthard a, lors d’une assemblée publique, exprimé ses doutes sur la motivation des actionnaires à rebrancher la centrale.
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