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Stabiliser les prix, soutenir la croissance et contrôler le taux de change : les objectifs des banques centrales sont d'une importance capitale pour l'économie. Comment opèrent-elles concrètement et pourquoi est-ce si difficile de stabiliser les prix face à une inflation élevée ?

Par  Matthieu Picault – Maître de conférences à l'Université d'Orléans, chercheur au Laboratoire d'économie d'Orléans

Temps de lecture  17 minutes
Conséquence de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 et de la forte hausse des prix de l’énergie, la Banque centrale européenne (BCE) a inversé sa politique monétaire à partir de juillet 2022 en augmentant progressivement ses taux d’intérêt. À l’inverse, certains États soutiennent, à l’aide de la dépense publique, la consommation des ménages et des entreprises afin de soutenir la croissance. Comprendre ces différences nécessite de comprendre le rôle de la politique monétaire et de la banque centrale en charge de la contrôler.
La banque centrale est une institution publique : l’État lui donne une mission ancienne relevant de sa compétence, celle de créer la monnaie. La Banque de France fondée en février 1800 est présidée par un gouverneur, nommé par le président de la République, et est validée par l’Assemblée nationale et le Sénat. Le gouverneur est par la suite inamovible pour l’ensemble de la durée de son mandat d’une durée de six ans, renouvelable une fois. Cette gouvernance est un des éléments permettant d’assurer l’indépendance de la banque centrale vis-à-vis du gouvernement en place.
L’indépendance des banques centrales est récente, elle s’est développée dans les pays industrialisés à partir de 1970 et est de deux natures :
L’indépendance de la banque centrale permet de renforcer sa crédibilité pour respecter son objectif de stabilité des prix. En isolant la banque centrale des pouvoirs politiques, celle-ci est protégée de l’instabilité politique qui peut être liée à la fois aux tendances sociétales et au cycle économique. L’indépendance empêche également le financement de politiques économiques de court terme lié aux cycles électoraux. Le pouvoir élu, à l’approche d’échéance électorale, pourrait être tenté de financer des dépenses publiques avec pour seul objectif d’influencer la décision des électeurs potentiels. Afin de financer ces dépenses, le gouvernement peut soit s’endetter, augmenter les impôts ou créer de la monnaie et donc utiliser la politique monétaire. Ce type de politiques fiscales de court terme ont naturellement tendance à créer de l’inflation, à générer de l’instabilité économique et sont peu efficaces.
Pour favoriser et développer les échanges, 11 pays de l’Union Européenne (Allemagne, France, Belgique, Italie, Espagne, Pays-Bas, Portugal, Luxembourg, Autriche, Irlande, Finlande) décident d’adopter une monnaie commune, l’euro, à la place de leur monnaie nationale. La signature du traité de Maastricht par les chefs d’État des pays membres en février 1992 lance donc la création de l’Euro Système. Il se compose de l’ensemble des banques centrales nationales (comme la Banque de France) et d’une banque centrale commune à l’ensemble des pays qui sera nommée Banque centrale européenne (BCE).
Son ou sa présidente est nommé par les chefs d’État des pays membres pour un mandat de huit ans non renouvelable.
La BCE doit malgré tout rendre des comptes aux citoyens et à leurs représentants. Cela se fait par exemple lors d’audition trimestrielle du président de la BCE devant la commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen. La BCE n’est toutefois pas parfaitement indépendante des pouvoirs politiques de la zone euro. Bien qu’elle soit libre dans le choix de ses instruments et la conduite de sa politique, ses objectifs, on parle alors de son mandat, lui sont imposés.
La politique monétaire, volet principal de la politique économique avec la politique fiscale, a des objectifs économiques différents en fonction des pays.

Au sein des économies développées (Zone euro, Royaume-Uni, États-Unis, Japon, Canada…), la stabilité des prix est l’objectif commun. L’article 105-1 du traité de Maastricht définit clairement l’objectif de la BCE : “[…] maintenir la stabilité des prix. Sans préjudice de l’objectif de stabilité des prix, le SEBC apporte son soutien aux politiques économiques générales dans la Communauté […]”. Ainsi, la banque centrale veille à contrôler l’évolution des prix, c’est-à-dire l’inflation :
Les banques centrales peuvent également avoir comme objectif de soutenir la croissance économique. Cet objectif peut être atteint en même temps que la stabilité des prix, on parlera alors d’un mandat dual (ou double mandat) comme celui de la Réserve fédérale américaine. Toutefois, la croissance économique, associée à une hausse de l’emploi et de la consommation et donc de la demande, crée naturellement de l’inflation. Stabilité des prix et croissance économique peuvent donc être antinomiques : lutter contre l’inflation tend à réduire la croissance économique et soutenir la croissance tend à créer de l’inflation. Pour d’autres banques centrales comme la BCE, favoriser la croissance économique est un objectif secondaire. Cela signifie que la banque centrale va soutenir la croissance si son premier mandat, la stabilité des prix, est rempli.
Le dernier objectif suivi par certaines banques centrales est un objectif de contrôle du taux de change, c’est-à-dire la valeur d’une monnaie par rapport à une autre monnaie. Nous pouvons différencier deux politiques de change :
Dernier objectif commun, la banque centrale assure et veille à la stabilité financière. Cela correspond au fonctionnement normal de la sphère financière (comprenant l’ensemble des institutions financières ainsi que les marchés utilisés pour échanger des liquidités). Cet objectif a été partout renforcé après la crise financière de 2008.
La banque centrale utilise en temps normal trois instruments pour atteindre les objectifs définis précédemment.
Le premier instrument est le taux d’intérêt de la liquidité, communément appelé taux directeur. Cette liquidité comprend la monnaie banque centrale utilisée par la sphère financière et la monnaie dans l’économie réelle. Commençons par rappeler que le taux d’intérêt représente le prix de la liquidité, c’est-à-dire le montant monétaire qu’un agent, entreprise ou ménage, est prêt à payer pour disposer aujourd’hui de liquidité. La banque centrale décide du taux d’intérêt auquel les banques peuvent obtenir cette liquidité. Une fois par semaine, les institutions financières ont la possibilité de faire des emprunts de court terme (pour une semaine dans la Zone euro) auprès de la banque centrale. On appelle cela les opérations principales de refinancement.
Ces emprunts se font en échange d’une garantie, que l’on appelle le collatéral. Une fois à maturité, la banque doit rembourser le prêt et payer les intérêts alors que la banque centrale restituera la garantie. Avec les liquidités obtenues, les banques peuvent financer l’économie via l’émission de prêts aux entreprises, ménages et collectivités. Si la banque centrale augmente son taux directeur et/ou réduit la quantité offerte, les banques obtiendront moins de liquidité et/ou à un taux d’intérêt plus élevé. Elles fourniront donc aux agents économiques moins de prêts et/ou des prêts à des taux d’intérêt plus élevés. Alors que le coût de la liquidité augmente, moins de ménages souhaiteront ou seront capables de financer leurs projets et moins d’entreprises souhaiteront s’endetter pour financer leurs développements. Cela entraînera donc une baisse des crédits dans l’économie et une baisse de la quantité de monnaie en circulation dans l’économie. La demande, provenant des entreprises, des ménages et des organismes publics, va diminuer et l’économie (mesuré par le PIB) ralentira. Sans ajustement rapide de l’offre, le niveau des prix va diminuer.
En augmentant son taux directeur, la banque centrale lutte donc contre l’inflation en freinant la croissance économique. Dans un même temps, les taux d’intérêt plus élevés peuvent attirer des investisseurs internationaux en quête de rendement. Cela renforce la monnaie qui s’apprécie face aux autres monnaies dont les taux d’intérêt restent stables. Cette appréciation favorise les importations et freine les exportations, amplifiant le ralentissement économique et la baisse des prix.
Alors que les opérations principales de refinancement ont lieu une fois par semaine, les institutions financières peuvent à tout moment obtenir un prêt pour une durée d’un jour auprès de la banque centrale. À l’inverse, les banques peuvent également déposer des liquidités auprès de la banque centrale pour une durée de 24 heures, liquidités qui seront rémunérées. Ces deux possibilités, parce qu’elles sont accessibles à tout moment, sont appelées les facilités permanentes de prêt et de dépôt.
Le dernier instrument est l’outil des réserves obligatoires. Chaque établissement de crédit de la Zone euro doit déposer auprès de la banque centrale nationale un pourcentage donné (1% en 2022) de l’ensemble de ses dépôts (comptes courants des particuliers, des entreprises, des collectivités et également dépôts à terme d’une maturité inférieure ou égale à deux ans). Cet outil permet de stabiliser le marché monétaire et d’influencer l’émission de crédit des banques.
Dans un contexte économique de crise, les outils classiques de la politique monétaire peuvent s’avérer inefficaces.  Alors que la banque centrale a déjà fortement diminué ses taux directeurs en les plaçant à des niveaux très proches de 0% (on parle alors de la borne inférieure du zéro), elle peut être confrontée à deux difficultés :
Dans ces deux situations, la banque centrale doit avoir recours à d’autres instruments pour conduire sa politique monétaire. Nous identifierons quatre instruments non-standards.

En augmentant la taille de son bilan (assouplissement quantitatif ou quantitative easing), la banque centrale achète massivement sur les marchés financiers des actifs dont principalement des obligations émises par les États. Elle favorise ainsi directement ou indirectement la relance de la demande en soutenant la politique fiscale et elle permet aux taux d’intérêt de diminuer. Depuis le lancement de son premier programme lancé en octobre 2014 après la crise de la dette souveraine, la BCE a acheté pour près de 3 260 milliards d’euros d’actifs. Il faut ajouter à cela 1 700 milliards d’euros d’achats en réaction à la crise de la Covid-19.
Cet outil interroge toutefois sur l’indépendance de la banque centrale qui finance la politique fiscale (et budgétaire). Toutefois, dans un contexte d’inflation faible et inférieure à l’objectif de la banque centrale, celle-ci reste cohérente avec son mandat. Ainsi il est normal, en situation de crise, d’avoir un alignement entre la politique fiscale et la politique monétaire. De plus, le fait de détenir les obligations des États membres ne modifie pas l’indépendance politique de la BCE.
Mais le maintien de cette politique monétaire pendant une période de temps prolongée peut générer des difficultés. Dans un premier temps, elle rend la banque centrale sensible aux fluctuations des marchés financiers – lui faisant de fait supporter les risques, comme le défaut (“faillite”) – associées à la détention d’obligation. Dans un deuxième temps, cette politique peut augmenter les prises de risques du secteur bancaire qui voit ses marges réduites par la faible rémunération des obligations et des prêts. Finalement, elle peut favoriser l’émergence de bulles sur certains actifs financier ou réel.
La banque centrale peut également, avec un assouplissement qualitatif (qualitative easing), modifier la qualité des collatéraux qu’elle accepte lors de ses opérations. Les institutions financières détentrices d’actifs à risque, c’est-à-dire dont la probabilité de défaut est élevée comme ce fut le cas des obligations de l’État grec pendant la crise de la dette souveraine, se voient dans l’impossibilité d’émettre de nouveaux prêts. En échangeant ces actifs contre de la liquidité, ces institutions peuvent à nouveau émettre des crédits aux agents économiques.
Un autre outil à la disposition de la banque centrale est la mise en place de taux d’intérêt négatifs lors de ses opérations de refinancement comme ce fut le cas au Danemark dès juillet 2012. Les banques sont ainsi rémunérées lors de leurs emprunts, favorisant l’émission de crédit. Les taux négatifs peuvent également être appliqués aux facilités permanentes de dépôt comme l’a fait la BCE de juin 2014 à juillet 2022 : déposer des liquidités auprès de la banque centrale devient ainsi coûteux pour les institutions financières qui sont donc fortement incitées à financer l’économie réelle.
Le dernier instrument à disposition de la banque centrale pour lutter contre l’inflation s’appuie sur sa communication. En transmettant aux agents économiques des informations sur sa politique monétaire future, la banque centrale est mieux à même de faire baisser les taux d’intérêt de moyen et long terme. Elle devient donc plus efficace dans la conduite de sa politique monétaire. Depuis juillet 2013, la BCE utilise donc le guidage par l’avant des taux d’intérêt (forward guidance) lors de ses conférences de presse.
Alors que la banque centrale européenne lutte maintenant contre une inflation trop élevée, cette communication permet toujours de transmettre un signal clair aux agents économiques, suggérant le maintien de son utilisation par la BCE indépendamment du contexte économique. Mais alors que les outils existant pour lutter contre une inflation trop faible sont nombreux, les instruments permettant de réduire une inflation trop forte sont beaucoup plus limités, montrant les limites de la politique monétaire.
La première difficulté dans la conduite de la politique vient des délais de transmission à l’économie réelle des changements de sa politique. Alors que les instruments à sa disposition peuvent influencer rapidement les taux d’intérêt, l’effet sur l’évolution de la production et surtout des prix peut mettre du temps à se modifier. Dans un contexte ou les pays de la Zone euro subissent des chocs imprévisibles et indépendants des politiques économiques comme la pandémie mondiale ou la guerre en Ukraine, il devient difficile voire impossible d’observer les conséquences attendues des politiques passées.
La politique monétaire peut efficacement influencer la demande agrégée en modifiant la dynamique du crédit. Mais il est nettement plus difficile de contrôler les chocs d’offres. La pandémie mondiale avec les mesures de confinement a ainsi largement perturbé les chaînes de production mondiale, entraînant des difficultés réelles d’approvisionnement et de fortes hausses des prix dont les prix du transport de marchandises. En stimulant la demande dans un contexte d’offre limitée, la politique monétaire risque de générer des hausses de prix supplémentaires.
Tout comme les prix du transport maritime, les prix de nombreuses matières premières sont fixés sur des marchés internationaux. La guerre russe menée en Ukraine et ses conséquences ont entraîné une forte hausse des prix du pétrole et du gaz, créant une forte inflation dans la zone euro. Cette inflation n’est pas liée à la dynamique de croissance des pays membres mais elle est causée par la nécessaire importation de ces biens dont la Zone Euro ne dispose pas. La BCE ne peut pas, par ses instruments, faire diminuer ces prix et donc limiter l’inflation, rendant de fait sa politique monétaire moins efficace.
Dernière difficulté, spécifique à une union monétaire, la politique monétaire ne doit pas créer de divergences entre les situations économiques des différents États membres. Les politiques accommodantes de la BCE après la crise de la dette souveraine ont rapproché les taux souverains de l’ensemble des pays de la zone euro à des niveaux proches de 0%. La politique monétaire restrictive pour contrer l’inflation et éviter la création d’une boucle prix-salaire faisant de l’inflation un phénomène autoréalisateur tend à faire réapparaître des écarts importants entre les taux souverains des différents pays. Mais les gouvernements mettent en place des politiques fiscales importantes pour maintenir la croissance en protégeant les ménages et entreprises des hausses des prix de l’énergie, Ainsi une hausse du coût de leur dette entraînerait des conséquences très négatives sur les capacités des États à soutenir la croissance et la transition énergétique. La lutte contre l’inflation paraît donc d’autant plus difficile qu’elle va à l’encontre de la politique fiscale, soulignant la nécessaire coordination entre les États et la banque centrale.
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