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Par Luce Ricard | 2 novembre 200920 ans après le 9 novembre 1989, c’est une Europe persuadée d’en avoir fini avec les murs qui fête l’Allemagne réunifiée. Cependant, les yeux rivés sur son côté est, elle omet de regarder au sud, vers Chypre, île coupée en deux, seulement de jure dans l’Union européenne et où la notion de mur de séparation n’appartient toujours pas au passé.
Chypre est aujourd’hui une île au profil pour le moins atypique : il n’existe officiellement que la République de Chypre, membre de l’ONU et de l’UE. En effet, la moitié nord de l’île n’est reconnue que par la Turquie en tant que République turque de Chypre Nord. La « ligne verte », dite « ligne Attila » sépare les deux entités et les 200 000 Chypriotes turcs, au nord, des 700 000 Chypriotes grecs, au sud. L’adhésion de Chypre à l’Union européenne en 2004 n’a pas clarifié la situation puisque l’île est de jure membre de l’UE mais de facto seule la partie sud fait partie de l’UE.
À Chypre, les violences ont débuté en 1963 avec la chute du gouvernement bicommunautaire suivie en 1974 par l’opération « Aphrodite » lancée par le régime des Colonels en Grèce (opération ayant pour objectif le rattachement de Chypre à la Grèce) ayant eu pour réponse l’intervention puis l’occupation turque de la partie nord de l’île. Dès lors, l’île, dont la capitale, est coupée en deux. Premier effet de la ligne verte : séparer Chypriotes grecs et Chypriotes turcs mais aussi la population de ses biens. Illustration souvent reprise par les médias de cette situation d’expropriations : le cas de Mme Loizidès, en 1989 – année de la chute du mur de Berlin – Titina Loizidès a réussi à faire condamner Ankara par la Cour européenne des droits de l’homme car l’occupation militaire la prive de l’usufruit de sa maison et de son terrain.
Nicosie est la seule capitale au monde à être coupée en deux par une zone démilitarisée contrôlée par l’ONU. La comparaison avec le Mur de Berlin est tentante puisque la séparation de la « double capitale » se matérialise par un mur et des check points. Sur l’île, quelques minutes suffisent pour passer du check point chypriote grec au chypriote turc mais venant de la partie sud, il n’est pas autorisé de revenir d’une excursion au nord après 17h. Cependant, pour beaucoup, le mur chypriote est avant tout incarné par la présence militaire turque au nord de l’île, forte de 300 chars et 40.000 hommes.
Abattre le dernier mur d’Europe afin de ré-unifier Chypre est l’objectif que se donnent beaucoup. Or, ce n’est pas si simple. La ligne de séparation constitue un traumatisme pour nombre de Chypriotes. Certains continuent de mêler nostalgie, rancœur et revendication par le biais de symboles marquants comme c’est le cas depuis 27 ans à Famagouste, Kyrenia et Morphou, en plein territoire chypriote turc, où sont toujours organisées les élections municipales, pour désigner un maire chypriote grec en exil. Pour nombre de Chypriotes, un combat est à mener, celui de la mémoire pour transmettre le souvenir d’une île unifiée mais aussi d’un conflit aux nouvelles générations.
En outre, si la ligne verte venait à être détruite, on pourrait redouter qu’un « mur virtuel» ne subsiste. En effet un mur s’est également construit dans l’esprit des habitants qui vivent séparés depuis 1974 et pour qui les habitants du village de l’autre côté représentent l’ « Autre ». La « ligne verte » cristallise un ressentiment général et laisse à penser qu’une réunification de l’île ne signifiera pas une réconciliation immédiate.
Par ailleurs, en cas de réunification de l’île, une autre ligne de séparation virtuelle persistera : celle qui sépare deux moitiés d’île au développement hétérogène. Le sud a connu une certaine croissance et modernisation qu’il doit en partie au tourisme contrairement au nord qui se vide peu à peu de sa population. En effet, le nord est en crise depuis la dévaluation de la monnaie turque et les faillites en série des banques. La vie d’un Chypriote du nord ne ressemble pas à celle de son voisin du sud : son salaire est de quatre fois inférieur. La fameuse ligne verte ne fait pas qu’empêcher une réunification de l’île, elle condamne également les populations à une hétérogénéité qui compliquera tout rapprochement.
Une des caractéristiques frappantes du conflit chypriote est son absence dans les médias européens et son quasi abandon par la diplomatie internationale. En effet, il semblerait que cette question pourtant épineuse ne soit abordée que lors d’échéances telles que l’adhésion de l’île à l’UE ou les négociations tournant autour de la candidature turque.
La dernière tentative visant à résoudre la question chypriote est celle du plan de réunification proposé par Kofi Annan en novembre 2002. Ce plan s’appuyait sur l’implication directe des dirigeants des deux communautés, turque et grecque et sur trois États que l’on pourrait qualifier de « parrains », la Grèce, la Turquie et le Royaume-Uni. Ce « plan Annan » proposait la création d’une confédération relativement lâche, inspirée du modèle suisse, réunissant les deux communautés. En avril 2004, le plan était proposé par référendum et rejeté par la communauté chypriote grecque, mettant un terme aux espoirs de ceux qui souhaitaient que l’adhésion de Chypre à l’Union européenne soit l’occasion d’une ré-unification de l’île. Pour certains, l’échec de ce plan a renforcé les espoirs des leaders séparatistes de parvenir à une quasi-indépendance internationalement reconnue. Enfin, si le plan Annan permettait l’adhésion d’une île unifiée, il ne remettait pas en cause de la logique de séparation ethnique et n’apportait que des réponses partielles aux spoliations des terres des Chypriotes grecs. Enfin, concernant cet échec, force est de constater le manque d’anticipation de l’UE qui voyait dans la perspective d’adhésion un catalyseur suffisant pour assurer une réconciliation chypriote.
L’adhésion à l’Union européenne de Chypre en 2004, avant même le règlement du conflit chypriote a donné lieu à une situation absurde puisque Chypre dans sa totalité est membre de l’UE et qu’en réalité seule la moitié sud bénéficie de l’adhésion. Des dizaines de milliers de Chypriotes turcs vivant dans la partie nord ou dans le reste du monde ont demandé et obtenu des passeports de la République de Chypre et ce, malgré les appels de certains de leurs leaders à ne pas le faire et à continuer d’utiliser les passeports turcs fournis par la Turquie. Ces initiatives ont non seulement rappelé que la République de Chypre inclut tous les Chypriotes mais également que des dizaines de milliers de citoyens européens ne jouissent pas des droits et prérogatives qui sont ceux des autres citoyens de l’UE.
Le rôle de l’Union européenne au nord de l’île est ambigu : un bureau européen chargé de superviser l’utilisation de fonds envoyés au nord perçu comme « le poste avancé de l’UE » dépend de la Direction générale de l’élargissement de l’UE et non pas de la représentation de la Commission européenne à Nicosie. La République de Chypre, voulant empêcher à tout prix une reconnaissance de la RTCN, a un droit de regard sur l’utilisation des fonds versés par l’UE au nord, ce qui ne va pas sans attiser la colère des Chypriotes turcs pour qui « la partie chypriote grecque essaye d’empêcher le développement de (nos) relations avec l’UE et de renforcer notre isolement économique », selon les accusations de Mehmet Ali Talat, Président de la RTCN.
Nouveau casse-tête européen annoncé, celui qu’incarne la volonté chypriote d’intégrer l’espace Schengen dans les années à venir alors que la ligne verte ne constitue pas une frontière perméable vers la RCTN, région connue pour ses nombreux trafics illicites. Une entrée de Chypre dans l’espace Schengen impliquerait un contrôle des passages des biens et personnes sur la ligne verte par les Chypriotes du sud et donc une reconnaissance implicite de la frontière, ce que Nicosie veut à tout prix éviter.
Enfin, la question mérite d’être posée : la situation est elle moralement tenable pour l’Union européenne ? Le flou que constitue l’île de Chypre et le conflit latent qui l’accompagne plongent l’UE dans l’embarras, qui gère aujourd’hui la situation à la manière d’une préparation à une intégration d’un espace du genre de la République démocratique allemande, en aidant la moitié nord dans une optique de remise à niveau économique de la RTCN aide qui doit transiter par la République de Chypre. Cependant, la question de l’adhésion de la Turquie impose à l’UE de se tourner vers la question chypriote, qui ne manque pas d’être intégrée et instrumentalisée dans le débat, ce que redoute Ankara.
La communauté internationale comme l’Union européenne semblent aujourd’hui impuissantes face à la situation chypriote. L’espoir d’une résolution du conflit et la fin de la partition serait dès lors à chercher du côté de la population elle-même qui est de plus en plus nombreuse à faire connaître son exaspération. Côté nord, les Chypriotes turcs sont de plus en plus critiques de la politique d’Ankara. « La politique de colonisation menée par Ankara grâce à l’afflux de 90 000 villageois d’Anatolie cause un déséquilibre, au point que nous, les 75 000 Chypriotes turcs, sommes désormais minoritaires dans notre pays » dénonçait récemment un leader du nord. Ces dernières années, se sont multipliées les manifestations dénonçant la présence militaire turque au cri de « Chypre est à nous ». Il se pourrait qu’un développement du sentiment d’identité chypriote et non plus turque ou Chypriote turque au nord doublé d’une volonté d’être des citoyens européens à part entière puisse constituer la meilleure promesse d’une réunification. En effet, l’appropriation de la question chypriote par les Chypriotes eux-mêmes en dehors du cadre gréco-turc.
Malgré l’accumulation d’échecs et de blocages connus par Chypre, il semblerait que l’arrivée au pouvoir de nouveaux dirigeants puisse constituer un espoir vers une « chute du mur chypriote ». A l’issue d’une première rencontre le 21 mars 2008 dans une zone “neutre” de la capitale et sous l’égide du représentant spécial des Nations unies pour Chypre, Michael Poller – M. Christofias, Président de Chypre et Mehmet Ali Talat, le leader de la République turque de Chypre Nord, ont annoncé qu’ils débuteraient des négociations en vue d’une réunification.
Ce réchauffement des relations entre le nord et le sud de l’île se traduit par la politique de « la porte ouverte ». Depuis 2003, plusieurs points de passage pour piétons ont été ouverts dans l’île et à Nicosie. Des contrôles d’immigration et de douanes sont aussi en place à ces points de passage, la Commission européenne accordant une aide de plus de 100 000 euros pour les travaux de sécurisation du nouveau passage.
Des côtés grec et turc, l’heure est aussi à l’apaisement : le gouvernement d’Ankara arrivé au pouvoir en 2002 a su résister aux pressions du lobby chypriote turc dirigé depuis trente ans par M. Denktash et le nouveau Premier ministre grec, dont le premier déplacement a eu lieu à Istanbul, est déterminé à faire avancer la relation gréco-turque. Par ailleurs, M. Papandréou (Grèce) et M. Christofas (Chypre) ont réaffirmé leur volonté de voir la question chypriote réglée en même temps que l’adhésion de la Turquie à l’UE via la mise en place du plan Annan et l’application uniforme de l’acquis communautaire sur l’île.
Le cas du mur de la rue Ledra à Nicosie, abattu en mars 2007, est devenu le symbole de cette nouvelle politique de la « porte ouverte ». Si cette rue revêt une importance particulière, c’est parce qu’elle constitue un symbole historique puisqu’on y avait dressé les premières barricades au début des années 1960. À la fin des années 1950, cette artère commerciale gagna le surnom de « kilomètre du meurtre », en référence aux attaques de l’Eoka, milice chypriote grecque d’extrême droite, contre l’occupant britannique. Dès Noël 1963, les barricades apparurent et les heurts entre les deux communautés se multiplièrent, ce qui entraîna l’intervention de l’ONU. Après l’invasion de l’armée turque en juillet 1974, la rue fut définitivement coupée en deux. Lors de la réunification de la rue, la presse européenne titra alors sur la chute du « dernier mur d’Europe », soulignant la charge symbolique de l’événement. Cependant, pour beaucoup, l’ouverture de la rue est un non-événement puisque le libre passage entre les deux parties de la rue Ledra dépend encore, après la destruction du mur, du bon vouloir des troupes turques et la réalité de l’île est celle d’une division ethnique dans le cadre d’une présence militaire turque largement déployée.
Le mur chypriote constitue un véritable bourbier : la communauté internationale comme l’Union européenne peinent à s’impliquer concrètement dans la question puisque ce serait reconnaître qu’il existe une « question chypriote » et donc une partition de l’île. Cependant, en refusant de s’atteler à une situation certes au premier abord inextricable mais incontournable avant 2004, l’UE se retrouve aujourd’hui au pied du mur – le mur turc – et ne pourra plus se voiler longtemps la face.
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Source photo : Boundary (Limassol) by Rainer Brockerhoff (sur Flickr)