Grégoire Fleurot
Temps de lecture: 4 min
En 2009, quand Libération a consacré un article à la multiplication des sites de financement de projets en ligne comme Kickstarter, le journal a décidé de le titrer: «Eh, l’internaute, t’as pas dix balles?» Les lecteurs de la première heure y ont sans doute vu une référence à l’appel qu’avait lancé le journal, déjà en difficultés financières, à son lectorat en 1974 pour payer ses dettes et continuer à paraître, avec la formule «T’as pas 100 balles?»
Ces deux titres, qui ont 35 ans d’écart, ne parlent pourtant pas de la même chose. Entretemps, les billets et pièces et euros ont été mis en circulation, le 1er janvier 2002, avec une valeur de précisément 6,55957 francs pour un euro.
Les 10 balles de 2009 signifient 10 euros, tandis que les 100 balles de 1974 désignent 100 francs, soit légèrement plus de 15 euros (ou 76 euros en prenant en compte l’inflation). Cette différence rend-elle l’utilisation du mot «balles» obsolète? Est-il correct, en 2014, de dire «Ce kebab m’a coûté 5 balles»?
La question a déjà été posée sur des forums. Plus récemment, c’est le blogueur Artypop qui s’est emparé du sujet dans un billet plein d’humour (et de nostalgie) dont voici un extrait:
«En même temps que le franc disparaissait des étiquettes du supermarché, les expressions associées s’éteignaient également dans ma bouche. Fini les “Putain! y en a pour 10 briques!”, terminé les “ça coûte trois francs six sous” et au revoir le classique “J’ai dépensé 50 balles hier”.

[…] Jusqu’à ce jour de mars dernier où je déjeunais avec un compère des Craypion d’Or. Nous devisions devant un cassoulet sauce tartare, quand icelui me dit: “Hier, avec le taxi et les verres, ça m’a fait la soirée à 100 balles”.

Il existait donc encore des gens dans ce monde fou et surexcité qui continuaient d’utiliser “balles” dans leur vocabulaire. J’en aurais chialé.»
Reprenons les choses au début. Le mot «balle» est utilisé pour désigner une unité de monnaie depuis plusieurs siècles. On en retrouve la trace dès 1655 chez les tenanciers de jeu pour désigner une «livre», unité de compte utilisée en France depuis 781.
L’explication étymologique n’est pas claire: «balle» est-il utilisé à cause des faces et effigies sur les pièces, de leur aspect sphérique ou au sens de projectile, pour rappeler une balle au sens de la munition pour arme à feu? Ou alors le mot vient-il de la «balle» (ou «ballot») de marchandise, qui signifiait un «paquet»?
Quoiqu’il en soit, le franc (ancien) est instauré en 1795 par la République française avec une valeur d’environ une livre. “Balles” survit à cette révolution (sans doute aidé par le fait que la nouvelle monnaie avait une valeur très proche de l’ancienne) et continue à être largement utilisé tout au long des XIXe et XXe siècle. En 1954, Jean Constantin, auteur notamment de Mon manège à moi d’Edith Piaf, écrit dans la chanson Mets deux thunes dans l’bastringue (interprété dans la vidéo ci-contre par Catherine Sauvage en 1966):
«Mets deux tunes dans l’bastringue
Histoire d’ouvrir le bal
Pour que ton cafard s’il zingue
Et tu auras du bonheur pour tes dix balles»

Le mot a également survécu au passage, en 1960, au nouveau franc, qui équivaut à 100 anciens francs, et reste très utilisé jusqu’à la fin du siècle. On le retrouve dans des titres de film comme Prends 10.000 balles et casse toi en 1982, ou de documentaire comme T’as pas 100 balles?, œuvre britannique sur la Grande Dépression de 1975 (titre original: Brother, Can You Spare a Dime?). L’expression «100 balles et un Mars», équivalent de «Et puis quoi encore», connaît un certain succès à partir des années 1980. Sans oublier le «Eh camarade! T’as pas cent balles?» du «clochard analphabète» de Coluche, en 1977.
Aujourd’hui, «balle» a donc été adopté par une partie de la population au moins pour désigner un euro. Mais le terme a un nouveau concurrent: «boule». «On constate que “boule” est en train de jouer pour “euro” le même rôle de substitut que “balle” pour “franc”, mais ce qui est une tendance n’est pas encore devenu une formule consacrée», observe Denis Delaplace, docteur en sciences du langage et auteur de nombreux ouvrages sur l’argot, dont L’article «argot» au fil des dictionnaires depuis le XVIIe siècle.
Ceux qui continuent à utiliser “balle” aujourd’hui pour parler de l’euro sont souvent nés après le milieu des années 80. Pour eux, le franc n’est qu’un lointain souvenir d’enfance: ils n’ont que très peu utilisé “balle” pour cette monnaie. «Pour les gens d’un certain âge, “balles” est associé uniquement au franc, confirme Denis Delaplace. Mais c’est l’usage qui consacrera “balles” ou “boules”, il n’y a pas de règle particulière.»
Les Trois Frères (1995)
«Balles» n’est d’ailleurs pas le seul terme à se retrouver dans une période indécise. Les sacs (10 francs nouveaux et 1.000 francs anciens), les patates, les bâtons ou les briques (un million de francs anciens), termes immortalisés dans des films comme Les Tontons Flingueurs en 1963 ou Les Trois Frères en 1995, sont passés sans problème de l’ancien franc au nouveau, mais connaissent aussi un moment de flottement.
Le phénomène n’est d’ailleurs pas spécifique à la France. En Irlande, le terme «quid», qui désigne les livres (sterling ou irlandaise), est aujourd’hui utilisé par certains pour les euros, tandis que d’autres continuent de ne l’associer qu’à l’ancienne monnaie. En dialecte romain, le «scudo» désignait 5.000 lires italiennes, et est toujours utilisé aujourd’hui pour désigner 5 euros.
«Les Français vont mettre du temps à recycler ou à développer de nouvelles appellations, surtout pour les grosses sommes, estime Denis Delaplace. Pour les patates, les bâtons ou les briques, la plus rare utilisation du million d’euros va gêner le recyclage, à moins […] qu’un succès médiatique ne mette en vogue telle ou telle dénomination ancienne ou nouvelle.»
Après tout, les Français ont continué à utiliser le mot «sou», qui représentait un vingtième de «livre» sous l’Ancien Régime, pour dire 5 centimes en franc, et le mot est présent dans de nombreuses expressions encore utilisées aujourd’hui, plus de deux siècles après la mort de la livre. Peut-être l’auteur d’une mauvaise blague se verra encore moqué, en 2032, pour son humour «à deux balles».
Grégoire Fleurot
Tout le monde sait que les troupes russes contre-attaquent en Ukraine, sauf la Russie
Être reporter de guerre, c’est risquer sa vie pour des gens qui n’en ont rien à faire (ou ne vous croient pas)
Scoop: au moins deux ministres soutiennent le gouvernement Valls II
Newsletters
La quotidienne
de Slate
Une sélection personnalisée des articles de Slate tous les matins dans votre boîte mail.
La kotiidienne
de korii.
Retrouvez chaque matin le meilleur des articles de korii, le site biz et tech par Slate.
Les musées vendent-ils leur âme à Instagram?
Devenus hyper instagrammables, ils jouent le jeu des réseaux pour séduire les potentiels visiteurs. Quitte à, parfois, en faire un peu trop.
Zoé Térouinard 6 janvier 2023 Temps de lecture : 6 min
Des djinns, une femme sans tête et Dakota Johnson: la rentrée littéraire 2023 en neuf livres
Sept autrices et deux auteurs pour bien démarrer l’année.
Thomas Messias 6 janvier 2023 Temps de lecture : 11 min
La mort d’un musicien peut davantage nous affecter que celle d’un proche
À l’annonce de la disparition d’un artiste dont on admirait le travail, il n’est pas rare de ressentir des émotions douloureuses allant de la tristesse à la colère, sans avoir échangé un mot avec la personne dans la vie réelle.
Hélène Pagesy 5 janvier 2023 Temps de lecture : 5 min

source

Catégorisé:

Étiqueté dans :

,