INTERVIEW Le PDG de la Monnaie de Paris, Christophe Beaux, regrette la baisse de la commande publique de pièces. Frapper monnaie est pourtant une activité lucrative pour l’Etat en vertu du «seigneuriage».
Par Isabelle Couet, Pierrick Fay
Il y a d’abord une dimension structurelle à cette baisse. En France, nous avons moins de pièces par habitant que dans le reste de l’Europe : 150, contre 250 en Allemagne par exemple, où il y a une plus forte appétence pour le cash ; c’est une donnée sociologique connue . Mais la tendance s’accélère ces dernières années car l’Hexagone accueille beaucoup de touristes européens et est un « déversoir » des pièces fabriquées dans leurs pays d’origine. Une conséquence : lorsqu’un commerçant français rend la monnaie, c’est dans plus de la moitié des cas avec des pièces étrangères ! Notre pays est le plus poreux de la zone euro. Or, quand on calcule le besoin net de pièces, on décompte tous ces euros venus d’ailleurs.
Oui, en partie. Mais un autre facteur l’explique : c’est le développement délibéré des moyens de paiement digitaux , avec un souci de modernité et un enjeu de lutte contre l’économie souterraine. La véritable cible est en fait le billet , considéré comme un moyen favorisant la fraude car il n’est pas traçable. Mais la réduction des billets diminue par ricochet le besoin de pièces.
Les pièces sont un moyen de paiement paradoxalement moderne, plébiscité par 82% des Français pour leurs paiements quotidiens. C’est un moyen très sûr, peu falsifiable : le nombre de pièces contrefaites est infime et a été divisé par 3 depuis 2008. Tandis que le paiement sans contact pourrait susciter des fraudes ou être la cible de pirates informatiques. En outre, les pièces n’ont aucun coût pour les commerçants car elles ne les obligent pas à se doter de terminaux digitaux ou à payer des commissions aux banques. Enfin, les pièces rapportent de l’argent à l’Etat, donc aux contribuables.
C’est ce qu’on appelle le « seigneuriage » : la différence entre le coût de fabrication et la valeur faciale de la pièce. Une pièce de 2 euros a un coût de fabrication de 17 centimes : c’est le prix auquel nous la vendons à l’Etat. Celui-ci revend cette pièce 2 euros aux banques et encaisse donc 1,83 euro de bénéfices. Multiplié par le nombre de pièces, cela représente plusieurs dizaines de millions d’euros de recettes par an pour l’Etat, indolores pour les contribuables : on n’a pas inventé mieux depuis le début de la civilisation !
Cela devrait être davantage pris en compte dans la définition du besoin de pièces. Les pièces sont aussi, de toute éternité, un vecteur culturel. Qu’il s’agisse de diffuser le visage du roi sous l’Ancien Régime ou aujourd’hui les valeurs de la République, les pièces contribuent à exprimer le « vivre-ensemble ». Une véritable politique de l’offre est donc possible, par exemple à travers les pièces commémoratives que nos concitoyens aiment conserver : cette année, une pièce de 2€ célèbre l’Euro de football et une autre le centenaire de la naissance de François Mitterrand. L’offre suscite la demande. Cela aussi pourrait être mieux pris en compte pour fixer la commande de pièces.
Non, je ne crois pas à la substitution intégrale. Par exemple, il restera toujours des zones non couvertes par le mobile. Autre exemple : le Bitcoin n’est rien d’autre qu’un « schéma de Ponzi » où le dernier détenteur n’est pas sûr de trouver une contrepartie puisqu’il n’y a pas de banque centrale.
le Bitcoin n’est rien d’autre qu’un schéma de Ponzi 
Quant à la blockchain – qui sous-tend le Bitcoin – beaucoup de déconvenues sont à prévoir si le système n’est pas centralisé. Une privatisation des moyens de paiements marquerait un retour à « l’état sauvage ». A l’inverse, les pièces resteront indispensables pour les petits paiements courants et il faut tenir compte de l’attachement des citoyens à leur patrimoine culturel, dont les pièces font partie.
Cette activité est importante et représente aujourd’hui 40% de la fabrication des pièces à notre usine de Pessac. C’est d’autant plus utile face à la baisse en France. Nous répondons à des appels d’offres très compétitifs, où certains concurrents pratiquent du dumping. L’équation est la suivante : il y a 40 usines de pièces dans le monde, dont 15 dans la seule zone euro avec une capacité de production de 12 milliards de pièces par an quand le besoin des États-membres n’est que de 4 milliards ! Cette surcapacité ne permet pas au secteur de trouver son équilibre économique : il faut impérativement le rationaliser dans les deux à trois ans qui viennent.
C’est une question de souveraineté dans la perception mais pas dans la réalité. Pour un passeport par exemple, c’est sa délivrance par un préfet qui fait l’acte de souveraineté, pas la fabrication du document lui-même. De même pour les pièces, la souveraineté réside dans la décision ministérielle de les émettre, pas dans leur frappe.
Les Etats devraient décider de regrouper les fabricants, en dépassant la question de leur nationalité
Dans la zone euro, les Etats devraient donc décider de regrouper les fabricants, en dépassant la question de leur nationalité. A cet égard, notre secteur est en retard par rapport à la filière de fabrication des billets, où un consortium européen a été créé pour la partie papeterie. Les entreprises telles que la Monnaie de Paris ne peuvent se consolider sans l’appui des Etats puisqu’elles sont à 100% publiques.
Quand j’ai été nommé par Jacques Chirac en 2007, la feuille de route était surtout de déminer les conflits sociaux et de faire en sorte que la Monnaie ne fasse plus parler d’elle à ce sujet. J’ai ensuite identifié deux atouts qu’il fallait valoriser : nos métiers, avec le savoir-faire artistique et industriel des équipes ; et le monument historique parisien. L’idée était d’attirer le public en gommant notre côté « Fort Knox ». Développer le lien avec l’art contemporain permet de stimuler la créativité de nos artisans. Le restaurant Guy Savoy, choisi car il a proposé d’installer ici son « trois étoiles », valorise notre site et notre marque autour d’un autre artisanat d’art renommé dans le monde. Mais la transformation n’est pas finie…
Propos recueillis par Isabelle Couet et Pierrick Fay
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