Eric Monnet, 39 ans, est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et lauréat du prix du meilleur jeune économiste 2022 (Le Monde/Cercle des économistes).
L’Agefi : Est-ce que les banques centrales – notamment la Banque centrale européenne (BCE) – tardent trop à remonter les taux ?
Eric Monnet : Non je ne pense pas que ce soit trop tard. L’inflation venait surtout des prix de l’énergie. On n’allait pas casser l’économie pour une question de prix de l’énergie alors qu’une telle hausse est par ailleurs plutôt souhaitable dans un contexte de transition écologique. Des mesures ciblées étaient préférables. Pour ces raisons, ce sont les gouvernements, via la politique budgétaire, qui ont jusqu’à présent pris des mesures pour limiter l’envolée des prix. Si la BCE avait relevé ses taux très tôt, en faisant comme si la politique budgétaire n’existait pas, cela aurait été un signal extrêmement fort envoyé au marché, de la myopie des banques centrales, qui aurait pu avoir des conséquences très dommageables.
Pourquoi les économistes sont-ils si divisés sur le sujet, notamment concernant les Etats-Unis ?
Une critique relativement légitime peut être faite aux banques centrales. Il y a encore six mois, l’idée dominante, notamment à la Fed, était qu’une inflation de 4%-5% était acceptable après plusieurs années de prix atones. Cette réflexion, plutôt juste d’un point de vue macroéconomique, oubliait qu’un tel niveau d’inflation peut être vraiment dommageable pour les ménages les plus pauvres, pour qui la hausse réelle des prix est plus proche de 10%-15% compte tenu de la structure de leur budget. Aux Etats-Unis, le débat sur l’inflation est en outre très politisé et polarisé sur la taille du plan de relance de Joe Biden et sur la régulation antitrust.
Les banques centrales peuvent-elles lutter contre l’inflation sans obérer la capacité des Etats à investir pour la transition énergétique ?
Si un tel conflit apparaissait, elles pourraient potentiellement déployer une politique monétaire discriminatoire qui assume d’augmenter les taux pour certains secteurs en surchauffe et de les laisser bas pour des domaines clés, comme la transition énergétique. On a vu cela en Europe dans les années 1950-1960 et aujourd’hui en Chine. Ce type de politique pose question quant au principe de «libre concurrence» européen que doit respecter la BCE. Mais elle s’en est approchée avec ses financements ciblés de long terme (TLTRO). La mise en œuvre de «TLTRO green» ne pourra toutefois se faire qu’en soutien à une politique générale décidée par le Parlement ou la Commission européens. L’indépendance des banques centrales est un acquis important, mais cela ne signifie pas absence de coordination et de concertation, puisque la BCE doit aussi – selon les traités européens – soutenir les politiques générales de l’Union européenne.
Les cryptomonnaies présentent-elles un risque majeur pour l’économie ?
Oui, il faut davantage les réguler pour éviter fraudes et arnaques. Mais il y a d’autres enjeux. Les cryptomonnaies ont pu se développer avec la disparition de la monnaie fiduciaire [billets, pièces]. Or les espèces ont deux propriétés : contrairement à la monnaie scripturale [dépôts et cartes bancaires], les espèces sont anonymes et universelles. L’anonymat n’est encore possible qu’avec peu de cryptomonnaies. Et ces dernières ont un coût d’entrée/d’usage important, ne serait-ce qu’à cause de leur volatilité, qui interdit à des ménages modestes de les utiliser pour leurs échanges. Même les «stablecoins» ne sont pas aussi sûrs et stables que des monnaies d’Etats.
Quant aux monnaies digitales de banques centrales [MDBC], il y a deux sujets qui peuvent justifier de fixer un plafond d’utilisation [3.000 euros par exemple à la Banque de France, NDLR]. Premièrement, une crainte liée aux crises : si les agents économiques paniquent et transfèrent leurs actifs de la banque vers la banque centrale via une MDBC, cela peut renforcer la crise. Deuxièmement, une crainte liée à l’activité bancaire, tout en sachant que l’activité de dépôt ne représente plus que 20% à 25% des activités des banques. Il y a une spécificité française avec l’épargne réglementée, et le risque de voir les avoirs des Livrets A transférés à la banque centrale…
Vos travaux abordent souvent le rôle des banques centrales dans la gestion des crises, comme celle de 1930…
Il faut se souvenir que, à l’époque, il n’y avait pas de régulation bancaire en dehors des Caisses d’épargne, qui, du coup, avaient presque 100% de leurs actifs en dette d’Etat. Lorsque les ménages et – surtout – les entreprises ont paniqué à cause de la crise, ils ont transféré leur épargne des banques vers les Caisses d’épargne – comme ils pourraient le faire avec une MDBC – et l’Etat s’est tout d’un coup retrouvé avec beaucoup d’argent. Les pays plus conservateurs, comme la France, ont tout placé en or, quand l’Allemagne, l’Italie ou les Etats-Unis ont finalement investi pour relancer l’économie. Quand l’«actif public» des épargnants grossit, cela donne des responsabilités à l’Etat, qui n’est pas seulement prêteur en dernier ressort mais qui peut aussi être «receveur d’épargne» en dernier ressort.

source

Catégorisé:

Étiqueté dans :

,