DECRYPTAGE// Ils sont à l'intersection des cryptos, des jeux vidéo et des casinos. Plus vous jouez et faites évoluer votre personnage, et plus vous gagnez de l'argent. Les jeux « play to earn », nouveaux totems du Web3, posent de nombreuses questions éthiques, financières et culturelles.
Par Thomas Pontiroli
Un chiot à 150 euros, plutôt bon marché, non ? C'est le français Dogami qui vend ça. Le hic, c'est que le canidé est en 3D. C'est la clé d'accès à un jeu vidéo prévu cet été et vendu comme « le Tamagotchi du troisième millénaire ». Intuitivement, un tel achat est une ruine. Pour ce prix, on pourrait s'offrir trois jeux « AAA » sur PS5 et au pire, si on est vraiment cynophile, pourquoi ne pas ressortir son Nintendogs ? Ce jeu proposait d'élever un chiot sur Nintendo DS. Un hit ! C'est le 13e titre le plus vendu de l'histoire de l'éditeur japonais.
Sauf que Dogami, lui, vous promet de gagner de l'argent en jouant. Un jeu d'argent ? On appelle ça plus exactement du « play to earn » (P2E), littéralement « jouer pour gagner ». Pas d'esprit de Coubertin ici. Dans la généalogie des modèles économiques du jeu vidéo, ce play to earn viendrait remplacer son illustre prédécesseur, le « free to play ». Vous le connaissez déjà : Candy Crush, Clash of Clans et tous ces jeux mobiles, certes gratuits, mais dont les mécaniques d'engagement font tout pour vous mener à des microtransactions. Au point que certains éditeurs ont franchi le Rubicon en adoptant carrément le « pay to win », comme le célèbre FarmVille, où le joueur doit passer à la caisse pour avoir une chance de finir le jeu. Cet abus en a échaudé plus d'un. Dorénavant, il nourrit le narratif des vendeurs de play to earn, ce nouvel eldorado où l'on inverserait la vapeur pour rétribuer le joueur.
Alors, comment ça marche et est-ce qu'on peut tout plaquer pour élever des chiens sur son PC ? Dans Dogami, chaque crypto-chiot est un NFT, un jeton unique inscrit dans une blockchain. Vous pourrez donc le céder. Plus vous lui prodiguez un élevage de qualité, plus il prend de valeur et, nous y venons, plus vous gagnez d'argent. La monnaie locale est le doga. Cette cryptomonnaie permet d'acheter de la nourriture et des accessoires pour prendre soin du chien. On peut aussi convertir ses gains en euros bien réels – en passant par une conversion intermédiaire en bitcoins ou en ethers.
Dans ces jeux, les personnages dans lesquels on investit deviennent ainsi des actifs financiers . Ils demandent donc un certain investissement en temps pour éviter qu'ils ne se déprécient. La start-up a déjà écoulé 8.000 NFT de chiens auprès d'un public de 12 à 72 ans. Un tiers d'entre eux est féminin, la moitié possède un chien et la même proportion teste ce type de jeu pour la première fois. Le doga a une capitalisation de plus de 195 millions d'euros. En décembre, Dogami a levé 6 millions d'euros auprès d'Animoca Brands, champion mondial des métavers ( The Sandbox, Decentraland ), et d'Ubisoft. Il faudra attendre cet été pour voir si Dogami offre un bon rendement à ses investisseurs et à ses maîtres canins virtuels. L'enjeu ? Réussir à devenir un vrai jeu sans se laisser happer par la seule dimension financière du play to earn.
Car à ce jour, beaucoup de ces jeux ne sont pas du tout fun. « Si vous jouez à n'importe quel jeu de play to earn, c'est atroce, pointe Daniel Nathan, CEO du studio Homa Games. Je ne connais personne qui se soit amusé sur Axie Infinity . » C'est pourtant le plus connu du genre. Avec ses monstres rondouillets et colorés, il ressemble à Pokémon. Mais derrière, sa mécanique est discutable…
« Les joueurs actuels sont rémunérés par ceux qui viennent d'arriver. Plus ils achètent de cartes et plus cela génère de l'argent, mais une fois que les premiers ont rentabilisé leur mise initiale, ils laissent la place aux seconds. Pour que ça paie, il faut sans cesse de nouveaux joueurs, ce qui ressemble à une pyramide de Ponzi [montage financier frauduleux, NDLR] ! », pointe Gabriel Mamou-Mani, créateur des NFT Panda Dynasty et membre du collectif WeAreWeb3, qui oeuvre pour un métavers plus éthique. « A moins d'une croissance exponentielle, ce n'est pas soutenable car, pour rémunérer un joueur, il faut bien que l'argent vienne de quelque part et que, à l'opposé, un autre joueur en perde », abonde un bon connaisseur.
Le jeu a connu un fort développement pendant la pandémie aux Philippines où beaucoup de travailleurs sans emploi et confinés sont venus trouver dans Axie une source de revenus intéressante. Comme le racontait France 24 en février : « Lumabi joue deux heures par jour dans la petite maison qu'il partage avec ses parents et ses quatre soeurs. Il gagne 8.000 à 10.000 pesos par mois, soit 155 à 195 dollars. De quoi payer ses frais universitaires et ses factures. » Le problème, pour ces joueurs qui espèrent un complément de revenus, est que la monnaie du jeu, la bien nommée « Smooth Love Potion », a perdu 95 % de sa valeur en un an ! De quoi remettre en question le play to earn comme source de revenus sérieuse.
En parallèle, à l'autre bout du monde, des crypto-investisseurs attirés par les revenus d'Axie Infinity – mais ne voulant pas passer leur journée dessus – font indirectement appel à ces Philippins pour jouer à leur place. Un tel investissement passe par des intermédiaires, comme Blackpool Finance. Certains voient dans ces « collecteurs de revenus passifs du métavers » un nouveau métier… marqué du sceau de la délocalisation version 3.0.
DOSSIER Tout comprendre sur le métavers
Faut-il mettre tous ces jeux dans le même panier ? Le fondateur de Dogami s'en défend. « Nous contraignons les joueurs à avoir deux chiens par compte au maximum », indique Bilal El Alamy. De quoi, en théorie, éviter de créer des fermes de joueurs ou travailleurs à la tâche du métavers, faiblement rémunérés. En théorie seulement, car rien n'empêche un individu de créer plusieurs comptes.
Romain Potier, responsable des projets Web3 chez Homa Games, un jeune éditeur de jeux français en pleine accélération dans le play to earn, est convaincu qu'on se trompe de débat. « Ces jeux, et le Web3 en général, promettent surtout d'être propriétaire d'actifs numériques, pas tant de gagner de l'argent en ligne. Je pense que cette mécanique doit venir s'ajouter à des jeux ou des licences existants, et amusants à jouer. »
Bilal El Alamy, qui a lancé son métavers il y a tout juste un an, résume les choses ainsi : « Je pense que le play to earn se transformera en 'play and earn', autrement dit gagner de l'argent ne sera pas la finalité, mais un avantage pour ceux qui jouent beaucoup ou qui jouent bien. » Pour toucher plus de joueurs – trop limités aux sphères cryptos – il voudrait même « tendre vers un accès gratuit au jeu ». Si on a bien tout suivi, du « free and earn » ?
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Et si ces termes, plutôt que de décrire une évolution profonde des jeux mobiles et des jeux en ligne, relevaient en fait du marketing digital ? C'est en tout cas l'avis de Gabriel Mamou-Mani. Les mécaniques de récompenses de ces jeux à base de NFT sont, à ses yeux, de nouveaux outils au service de la gamification et du cashback, deux instruments bien connus du marketing. En ce sens, ces jeux P2E pourraient être bien utiles aux marques ; d'où leur intérêt non feint ? Quant aux jeux qui réussissent dans ce secteur, c'est parce qu'ils dérivent directement des jeux d'argent, à l'image des courses hippiques de Zed Run ou de la star française Sorare , qui n'est autre que du pari sportif utilisant des cartes de foot à collectionner en NFT. Pour l'instant, on n'a pas encore vu de vrai jeu vidéo conjuguant narration et rémunération, un vrai scénario et des cryptos.
Mais on oublie peut-être une dimension. Pour Romain Potier, de Homa Games, « acheter des NFT et participer à l'économie de ces jeux, c'est aussi croire à un acteur et le soutenir, un peu comme du financement participatif ». Reste que pour toucher le plus grand nombre, ces nouveaux jeux devront s'accommoder des magasins d'applis mobiles (App Store, Google Play…) et de leur taxe de 30 %… Une équation financière impossible, diront les plus sceptiques. Mais qui a dit que les éditeurs du play to earn n'étaient pas joueurs ?
Thomas Pontiroli
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