Elodie Palasse-Leroux
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C’est un monument de la vie parisienne, un monument historique, tout court. La Samaritaine rénovée rouvre ses portes, avec dix ans de retard, le 23 juin: sa conception et sa complétion auront été bousculées par de nombreuses controverses et coups de théâtre. Son propriétaire, le groupe LVMH, a réduit la surface commerciale de 48 à 20.000 m2 (600 marques devraient y être proposées sous la direction de DFS, géant du shopping détaxé dont LVMH est actionnaire majoritaire). Dans les 50.000 m2 restant, on trouvera un hôtel de luxe, une crèche, des bureaux et des logements sociaux. «Sur 750 millions d’euros investis dans ce projet, 500 ont été dévolus à la rénovation de la Samaritaine», insiste-t-on chez LVMH, peut-être pour apaiser le feu des critiques.
En 2010, c’est l’agence japonaise Sanaa qui emporte la consultation internationale d’architectes. Récipiendaires du Pritzker (le «Nobel» de l’architecture) la même année, ils ont le vent en poupe. Mais ses fondateurs, Kazuyo Sejima et Ryue Nishizawa (par ailleurs architectes du musée Louvre-Lens), s’aventurent en terrain miné: «Nous avons abordé avec fierté mais aussi humilité ce grand chantier, pleinement conscients que nous n’intervenions pas sur un territoire anonyme, mais dans le Paris historique, sur un “monument” cher au cœur des Parisiens et inscrit dans un environnement patrimonial majeur.»
C’est un casse-tête. En dépit des 80% de surfaces protégées au titre des monuments historiques, il faut trouver le moyen d’aménager des lieux destinés à accueillir la crèche, les bureaux –et transformer 25% de la surface en logements sociaux, comme l’exige le plan local d’urbanisme.
Les immeubles du XVIIe siècle seront rénovés pour abriter 250 habitants au sein de quatre-vingt-seize logements. Sanaa, qui pèse ses mots, appliquera une logique de «préservation des structures d’origine» pour l’ensemble des bâtiments et évoque un «remodelage» du magasin, une «restructuration» du bâtiment Art déco sur les quais de Seine et une «rénovation» du Hall Jourdain (le magasin principal, construit en 1905 et 1915), incluant la verrière d’origine et l’escalier monumental.
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Sous la houlette de Sanaa, l’agence SRA Architectes s’attèlera aux bureaux et commerces. L’architecte Édouard François sera en charge du chantier de l’hôtel et François Brugel de celui des logements sociaux et de la crèche. Jean-François Lagneau, ancien architecte en chef et inspecteur général des monuments historiques, est également de la partie.

Les quatre bâtiments historiques de la Samaritaine accueillent boutiques, logements, bureaux, crèche et hôtel de luxe. | Cyrille Thomas
Mais les architectes se retrouvent dans l’incapacité de rattraper les différents niveaux des immeubles, bâtis au fil des siècles, et imaginent une «re-création contemporaine composant avec l’environnement du bâtiment et son histoire». La destruction d’immeubles à l’arrière du magasin n°4 et de sa façade côté Rivoli, qu’il est prévu de remplacer par une façade de verre, est alors contestée par des associations de défense du patrimoine architectural. Le permis de construire est annulé en mai 2014, décision confirmée en janvier 2015 par la cour d’appel de Paris. Le projet «ne correspond pas à l’obligation d’insertion de la construction projetée dans le tissu urbain environnant».
En d’autres termes, il tomberait comme un cheveu sur la soupe haussmannienne environnante. Dans Le Monde, Christian de Portzamparc, autre architecte star, se pose en fervent défenseur de la Sanaa-ritaine: «Il nous faut respecter le passé et pour cela le faire constamment revivre. […] Toutes les façades de qualité ont été rigoureusement conservées, explique le premier Pritzker français (à qui LVMH a confié plusieurs projets). Seule une face disparate sur la rue de Rivoli est transformée et unifiée en une façade ondulante, diaphane, qui apportera douceur et lumière à cet endroit de la rue.»


La façade de la Samaritaine, rue de l’Arbre Sec, dans le Ie arrondissement de Paris. | Sanaa
Le Conseil d’État tranche en faveur de LVMH et met fin aux débats: la façade-rideau de Sanaa, haute de 25 mètres, verra le jour. Prouesse technique, cette «double peau de verre» réfléchit les silhouettes des immeubles qui lui font face, tout en révélant la structure historique du bâtiment, par jeu de transparence. Le résultat ne fait pas l’unanimité: certains la traitent de «verrue», de «grosse bouse», de «rideau de douche». Mais polémiques et attaques tendent cependant à prouver que Sanaa a réussi son pari de rester fidèle à l’esprit du premier architecte de la Samaritaine, Frantz Jourdain, ainsi qu’à la vision d’Ernest Cognacq, son fondateur.
Rideau de douche c’était encore gentil. Ce truc, c’est juste rien, le degré zéro de l’architecture, planté Rue de Rivoli comme une grosse bouse #Samaritaine Merci Hidalgo, merci Bernard Arnault, merci patron… pic.twitter.com/taTHMwPyPa
Car, après tout, «la Samaritaine a toujours fait scandale», écrivait comme un haussement d’épaules le journaliste et critique d’architecture Emmanuel de Thubert… en 1931.
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L’histoire du couple Cognacq-Jaÿ et de la Samaritaine aurait pu être écrite par Zola. Marchand itinérant dès l’âge de 12 ans, Ernest Cognacq (né en 1839) vient tenter sa chance à Paris. À La Nouvelle Héloïse, «grand magasin de nouveautés», situé rue Rambuteau, il fait la rencontre de Marie-Louise Jaÿ. Il ouvre une échoppe sur le Pont-Neuf, qui lui vaut le surnom de «Napoléon du déballage».
Ses économies lui permettent rapidement de sous-louer, en 1871, un petit local à un café à l’angle de la rue du Pont-Neuf et de la rue de la Monnaie, Au Petit Bénéfice. Ernest épouse Marie-Louise, première vendeuse au rayon confection du Bon Marché, et le couple parvient à acheter sa propre boutique, baptisée La Samaritaine d’après la pompe à eau du Pont-Neuf. Leur approche, inspirée de celle du Bon Marché et d’autres bazars modernes apparus sous le Second Empire, est novatrice: une organisation par départements, des prix affichés –et on peut essayer les vêtements! Leur succès ne cesse de croître. Les Cognacq-Jaÿ acquièrent plusieurs centaines de mètres carrés supplémentaires. Puis, peu à peu, les immeubles alentour.
C’est à l’architecte belge Frantz Jourdain, l’un des promoteurs de l’Art nouveau en France, qu’Ernest Cognacq a fait appel pour construire le magasin n°1 (actuellement occupé par Sephora et Zara), puis le n°2 en 1905. Avoir choisi Jourdain est révélateur de l’esprit avant-gardiste de Cognacq: également pamphlétaire et journaliste, l’architecte milite ardemment pour la diffusion d’idées et techniques nouvelles. Fasciné par les machines et par l’architecture d’Eiffel, il maniera pour la Samaritaine le verre et l’acier. Le décor en fer forgé et en céramique, typiquement Art nouveau, viendra souligner la structure du bâtiment. Peu de dorures élégantes comme au Printemps, mais un bleu canard inratable qui vole la vedette.
Le résultat provoque de vives réactions, à la grande satisfaction d’Ernest Cognacq: il cherche à attirer une clientèle encore un peu intimidée par les grands magasins, ces «cathédrales du commerce» moderne, à l’architecture traditionnellement palatiale (la «Samaritaine de luxe», construite par Jourdain entre 1914 et 1916 boulevard des Capucines, s’adressera plus tard à une clientèle haut de gamme). Il fallait «tirer du pavé et pousser aux comptoirs une clientèle encore hésitante. […] De fait, le peuple entendait l’appel de l’architecture; il entrait, achetait; puis, revenait: “Le magasin est à moi”, semblait-il dire», analyse Thubert en 1931. Les protagonistes d’Au Bonheur des Dames (1883) ne semblent jamais loin, et pour cause, Jourdain a confié à Emile Zola les plans de la future Samaritaine lorsque l’auteur rédigeait son roman dédié aux grands magasins.
L’architecte assume, dès 1907, suivre un parti pris racoleur. «Ma bâtisse n’est pas une matrone austère. C’est une petite dame un peu folle qui fait aux passants: Psst! Venez-donc.» Comme celle de Sanaa un siècle plus tard, la proposition de Jourdain enflamme les débats.

«On trouve tout à la Samaritaine»: sous la verrière Jourdain rénovée, 600 marques cohabiteront. | Pierre-Olivier Deschamps / Agence Vu
Au micro de France Culture, l’historien de l’architecture Jean-François Cabestan résume: «La façade de la Samaritaine […] était en fort contraste avec le paysage parisien.» Il y avait la volonté d’habiller la Samaritaine «comme une prostituée de sorte que personne ne puisse résister à l’envie d’y entrer, de la visiter et de parcourir tous les étages. Les slogans publicitaires “On trouve tout à la Samaritaine” et “La Samaritaine, le plus grand des grands magasins” participaient de cette vision.»
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Pour être aperçue de loin, la Samaritaine se coiffe de tourelles d’angles surmontées de décorations, qu’on aperçoit depuis le Louvre ou la Seine. Le Comité Esthétique de la ville de Paris les juge trop hautes, trop ostentatoires, et demande leur disparition. Elles seront en effet détruites à la suite d’une longue polémique, des années plus tard. La structure d’acier, un peu trop brute au goût des critiques, sera même masquée de pierre.
De 1926 à 1928, Jourdain travaillera avec l’architecte Henri Sauvage, plus consensuel, pour agrandir le côté Seine dans le style Art Déco. C’est lui, cependant, qui construira les magasins n°3 (1930) et n°4 (1932) –dans un style plus sobre: la crise économique de 1929 a laissé des traces.
Les Cognacq-Jaÿ soignaient autant leurs employés que l’architecture de leurs boutiques. La fondation éponyme a été créée en 1916 pour gérer une crèche, une maison de convalescence et une maison de retraite à Rueil-Malmaison, un centre d’apprentissage à Argenteuil, une maternité à Paris, un orphelinat et une maison de repos en Haute-Savoie, ainsi que des logements à Levallois-Perret. On imagine que le projet de logements sociaux et de crèche dans de LVMH ne leur aurait pas déplu.


La structure d’acier imaginée par Frantz Jourdain, réhaussée par l’ornementation Art nouveau. | Pierre-Olivier Deschamps / Agence Vu pour la Samaritaine
Quant au rideau de verre de la façade qui aura fait couler tant d’encre, Sanaa révèle que ses ondulations ont été dictées par le rythme de la structure d’origine. Un hommage direct à Frantz Jourdain, donc, poétiquement décrit par les architectes japonais comme «une “architecture de renouvellement”, liant les héritages et le mouvement perpétuel de changement de la ville».
Beaucoup de bruit pour rien? Pour Jean-François Cabestan, «le débat a été faussé. Le public français a en horreur la création contemporaine. L’idée qu’on puisse associer au patrimoine des gestes orientés vers la contemporanéité est très mal reçue.»
Débat dont les discrets Kazuyo Sejima et Ryue Nishizawa se seraient sans doute passés. Avaient-ils lu Zola avant de s’attaquer au mythique grand magasin? On aurait dû leur conseiller Flaubert qui, dans Madame Bovary, mettait en garde: «Il ne faut pas toucher aux idoles: la dorure en reste aux mains.»
Elodie Palasse-Leroux
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