À Kherson, la contre-offensive ukrainienne vise à couper les Russes de leur base arrière, de l’autre côté du Dniepr.
La jeune femme ose enfin y croire. Pour la première fois depuis cinq mois, Lilya attend l’arrivée des soldats ukrainiens dans les rues de sa ville. Première grande localité conquise par les Russes début mars, Kherson est au centre d’une contre-offensive des forces de Kiev . « Depuis cinq mois, on nous annonce régulièrement la libération de la ville, on n’y croyait plus ; cette fois, on a de l’espoir », explique Lilya par téléphone. Cette mère de famille enceinte ne donnera pas son nom pour éviter des représailles des Russes qui occupent sa ville.
Samedi, le pont de chemin de fer Antonovsky, qui enjambe le Dniepr à la périphérie de Kherson, a été visé par les Ukrainiens grâce aux missiles à longue portée fournis par les Occidentaux, notamment les fameux Himars, des lance-roquettes multiples américains montés sur des camions. Le trafic ferroviaire est désormais coupé, empêchant le ravitaillement par train des soldats russes stationnés sur la rive ouest du fleuve, en première ligne sur le front sud. « On est très contents, poursuit Lilya. Les Russes utilisaient ce pont à la place de celui pour les voitures, qui est abîmé. » Le second pont Antonovsky, réservé aux véhicules, a en effet déjà été endommagé par plusieurs frappes ces deux dernières semaines. Les Russes auraient depuis établi des ponts flottants et un système de ferry.
Dans le sud de l’Ukraine, la région de Kherson, en grande partie occupée par les forces de Moscou, est stratégique. « C’est une tête de pont pour les Russes s’ils envisagent d’aller jusqu’à Odessa ou au centre du pays », analyse l’ancien colonel Michel Goya, historien militaire. Prendre Odessa priverait le pays de son accès capital à la mer Noire.
Si les Ukrainiens repoussent les Russes au-delà du Dniepr, il leur serait presque impossible de le franchir à nouveau
Dans la région agricole de Kherson, aux champs plats s’étendant à perte de vue, l’obstacle majeur pour les troupes est le Dniepr, fleuve de près de 300 mètres de large. Un fleuve qui divise le pays et la région. Ici, près de son embouchure, alors que les courants sont forts par endroits, peu de ponts permettent de le traverser, d’où leur importance pour les deux armées. « Si les Ukrainiens repoussent les Russes au-delà du Dniepr, il leur serait presque impossible de le franchir à nouveau, prédit Michel Goya. Grâce à leurs lance-roquettes multiples, type Himars ou M270, les Ukrainiens pourraient alors frapper beaucoup plus à l’intérieur de la zone tenue par les Russes, y compris en Crimée », territoire ukrainien annexé par Moscou en 2014.
Pour le moment, même si le conseiller du chef de l’administration militaire régionale ukrainienne de Kherson, Sergiy Khlan, a déclaré dimanche dernier que l’armée ukrainienne était passée « d’une phase défensive à une contre-offensive », celle-ci ne semble pas avoir véritablement commencé. Une chose est sûre, Kiev multiplie les frappes ciblées sur des dépôts de carburant et de munitions, des positions militaires russes. « Le 10 juillet, ils ont visé un poste militaire russe, se réjouit Lilya. La frappe était si précise que mon ancienne école primaire, de l’autre côté de la rue Pestelya, n’a subi aucun dégât. »
Alors que la jeune femme parle, le bruit d’une explosion l’interrompt. « Il y a des frappes tous les jours, explique-t‑elle. Il est parfois difficile de savoir si elles touchent Kherson ou si elles partent de la ville vers les Ukrainiens. » Mais ce jeudi soir, malgré la nuit, le mari de Lilya croit apercevoir de la fumée monter au-dessus du village de Chornobaivka, à quelques kilomètres de chez eux, au nord de la ville, où se trouvent des Russes. Leurs positions ont déjà été ciblées plusieurs fois par les Ukrainiens. Comme celles qu’ils tiennent à Nova Kakhovka, à une soixantaine de kilomètres au nord-est, où se trouvent un pont stratégique sur le Dniepr et un réservoir qui alimente le canal de Crimée, destiné à l’approvisionnement en eau douce de la péninsule annexée.
« La région de Kherson sera définitivement libérée d’ici à septembre » , a prédit Sergiy Khlan, dimanche dernier, lors de son entretien à la télévision. « Ce sera très compliqué pour les Ukrainiens, tempère Michel Goya. À moins d’un effondrement des Russes, ou s’ils décident de se retirer à force d’avoir été trop harcelés et coupés de leur logistique grâce à d’énormes moyens d’artillerie du côté ukrainien. Mais cette stratégie est aléatoire. » Pour l’expert militaire, il est plus probable que les Ukrainiens grignotent du terrain petit à petit : « Je ne vois pas d’autre possibilité que de mener de petites attaques pour avancer et espérer arriver au Dniepr. Mais ça prendra du temps. »
Et après ? L’espoir de Lilya ces jours-ci est tempéré par l’angoisse de l’avenir. Comme nombre d’observateurs, elle est persuadée que, si les Ukrainiens encerclent la localité, ils ne viseront pas à l’aveugle, comme le font les Russes, qui n’hésitent pas à détruire les villages pour s’en emparer. Mais les troupes de Moscou ? « J’aimerais qu’elles quittent la ville comme elles ont quitté l’île des Serpents », rêve Anna, une amie de Lilya. Anna a fui Kherson il y a un mois pour se réfugier à Odessa, mais ses pensées errent encore dans les rues de la ville occupée, alors qu’elle s’inquiète pour Lilya. Début juillet, « en signe de bonne volonté », l’armée russe s’est retirée sans fracas de l’île des Serpents, territoire stratégique du nord-ouest de la mer Noire.
S’ils sont obligés de reculer, ils pourraient pratiquer la politique de la terre brûlée
Kherson, ce sera une autre histoire. Prise depuis si longtemps, la région ne sera certainement pas lâchée facilement alors que Moscou a installé des officiels russes dans les administrations. La hrivna, la monnaie ukrainienne, y est de plus en plus remplacée par le rouble, et un référendum sur l’adhésion de la région à la Russie serait en préparation. « S’ils sont obligés de reculer, craint Anna, ils pourraient pratiquer la politique de la terre brûlée. »
En attendant, les habitants de Kherson s’organisent pour s’approvisionner en légumes et en produits laitiers qui arrivent du sud, de l’autre côté du Dniepr, et qui ne peuvent plus passer par le pont Antonovsky. « On va se débrouiller, promet Lilya. Le pont de Nova Kakhovka est moins endommagé, et des bateaux privés sont prêts à transporter la marchandise. »
Deux jours après l’attaque qui a visé la prison d’Olenivka, dans la région séparatiste du Donetsk, dans l’est de l’Ukraine, la Croix-Rouge internationale a demandé à se rendre sur place pour « veiller à ce que les blessés reçoivent des soins vitaux et à ce que les corps de ceux qui ont perdu la vie soient traités avec dignité ». Au moins 53 prisonniers de guerre ukrainiens ont été tués dans une frappe – non revendiquée – dans la nuit de jeudi à vendredi. Kiev accuse Moscou d’avoir commis un « crime de guerre délibéré » .
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