Essai International
La révolte du parc Gezi, en juin 2013, portait contre un projet d’aménagement urbain qui s’inscrit dans une vaste politique mise en oeuvre par le parti au pouvoir pour renouer, par dessus la République, avec le glorieux passé ottoman. J.-F. Pérouse fait la revue de ces projets spectaculaires.
Jamais en Turquie révolte n’a été aussi urbaine, voire urbanistique — c’est-à-dire déclenchée et alimentée d’abord par des enjeux d’aménagement urbain — que la révolte du Parc Gezi de juin 2013. Si son épicentre a été un des hauts lieux d’Istanbul, c’est précisément que la métropole est au cœur des politiques du Parti de la Justice et du Développement (AKP) et de son chef de file Recep Tayyip Erdoğan, maire d’Istanbul entre 1994 et 1998, qui ne cesse d’évoquer ces années fondatrices de sa popularité. Quelques jours avant le début de la contestation, à l’occasion d’un événement organisé dans le cadre du « Festival des projets de l’Union Européenne », le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdoğan déclarait ainsi :
Quand j’étais maire d’Istanbul, j’avais un certain nombre de rêves. À présent je vis le bonheur de voir se réaliser un à un ces rêves. Un des plus importants de ces rêves, le Marmaray, est en train de se réaliser. Nous allons l’inaugurer le 29 octobre [2013]. Et ce n’est pas fini, immédiatement au sud de ce dernier, nous sommes en train de construire un double passage pour les véhicules automobiles sous le Bosphore. Celui-là nous l’inaugurerons en 2015. Sa construction va bon train. Et puis j’ai une troisième passion ; c’est de réaliser ce troisième pont sur le Bosphore. Cette chance aussi devrait nous être donnée par Dieu puisque nous nous apprêtons à inaugurer le chantier de ses fondations le 29 mai (notre traduction ; source : Dünya, 15 mai 2013, p. 2.).
R.T. Erdoğan, qui dispose à Istanbul de bureaux princiers dans la prolongation du Palais de Dolmabahçe, à partir desquels il tend de plus en plus à diriger le pays, plutôt que d’Ankara, devenue la capitale politique en 1923, semble ne pas pouvoir abandonner la métropole dont il fut maire. Il la choie et tient à présider personnellement à toutes les grandes décisions qui la concernent. Car son projet de grandeur nationale passe d’abord par Istanbul, agglomération où il se sent plus à l’aise, tant elle exhale le glorieux passé ottoman dont il se veut le continuateur, le garant et le champion. Comme s’il se sentait trop à l’étroit à Ankara, qui renverrait trop exclusivement à la République. Istanbul, par sa situation et son histoire, a une dimension et une vocation plus internationales, en phase avec le projet d’influence et de rayonnement qu’Erdoğan cultive pour son pays.
Que la colère ait éclaté fin mai 2013 n’est pas étonnant : le mois a été chargé en annonces de projets urbains, plus mirifiques les uns que les autres, mais qui ne peuvent se concrétiser qu’au prix d’une recentralisation de la politique urbaine, en flagrante contradiction avec le discours « politiquement correct » abondamment diffusé par les officiels sur la décentralisation administrative en cours. Parce qu’il faut aller vite en contournant les dispositifs locaux. Le maire d’Istanbul n’a aucune initiative dans cette surenchère de projets — ce n’est qu’un relais local de logiques décisionnelles qui lui échappent , pas plus que l’assemblée municipale de la municipalité métropolitaine, sans parler des citoyens. Les principaux intéressés ne sont consultés qu’une fois les décisions prises pour confirmer ces dernières ou pour donner un vernis consultatif aux opérations conduites. C’est le sens du référendum ou du plébiscite envisagé un temps par l’AKP pour trouver une issue à la question du Parc de Gezi. Or si la sociologie des indignés de Taksim est complexe — tout en étant marquée par la prééminence de classes moyennes urbaines, éduquées et « branchées » sur les réseaux internationaux —, si elle est variable selon les terrains et les moments considérés, une des revendications communes et récurrentes porte sur la gouvernance urbaine et l’impérative nécessité de la rendre plus transparente, plus participative, plus pluraliste et moins précipitée. En d’autres termes, les indignés demandaient en premier lieu à être pris en compte et entendus dans leurs différences, mieux informés et plus associés aux décisions concernant leur environnement quotidien.
L’AKP nourrit de grands desseins pour Istanbul, destiné à être la vitrine de la Turquie ou l’expression la plus frappante d’une puissance et d’une vitalité turques enfin retrouvées. Une vitrine éblouissante qui attire les touristes argentés et les investisseurs [1] ; une vitrine qui rappelle le passé grandiose de la Turquie et magnifie particulièrement le moment ottoman, au fondement des ambitions contemporaines. Les master-plans élaborés en 2006 et 2009 comme les discours officiels expriment à satiété la volonté de faire d’Istanbul une grande place internationale touristique, culturelle et financière, libérée des activités de production et de tout ce qui pourrait nuire à l’image cultivée, séduisante et high-tech.
C’est dans cette optique qu’en 2007 le bureau de conseil Deloitte a remis un rapport au gouvernement turc destiné à définir une stratégie pour la création d’un Centre Financier International (IFM), entre Dubaï et Francfort. La feuille de route élaborée est désormais appliquée presqu’à la lettre. Des terrains ont été affectés à Ataşehir, un nouvel arrondissement de la rive anatolienne, pour accueillir ce centre actuellement en cours de construction. D’ambitieux programmes immobiliers (bureaux, résidences) entourent déjà le futur centre d’affaires, dont la mise en place effective semble plus lente que prévu. En effet, le transfert de la Banque centrale de Turquie d’Ankara vers Istanbul, envisagé initialement, est remis en cause et il a finalement été décidé que la Bourse des valeurs immobilières d’Istanbul (IMKB, rebaptisée BİST, « Borsa İstanbul », au premier janvier 2013) ne s’installerait pas non plus dans le futur centre financier, et resterait sur la rive européenne. Les édiles locaux ne jurent plus désormais que par les services supérieurs, les industries culturelles, les lieux de consommation et les marinas.
Pour l’AKP, il s’agit par là d’assurer l’accès à une modernité économique « universelle » — dont le parangon serait la mégapole lisse des services et de la consommation « propres » , tout en défendant par ailleurs une modernité civilisationnelle alternative, fidèle aux valeurs et modes de vie « nationaux ». Aussi cette promotion d’Istanbul sur le marché international convoque-t-elle abondamment le thème du dialogue des civilisations (la métaphore du pont et l’image de la « rencontre des continents » étant sans cesse mobilisées), dont le Premier ministre s’est fait le héraut depuis une dizaine d’années. En 2005, année où Istanbul a accueilli la finale de la coupe des champions-UEFA, un clip publicitaire a d’ailleurs développé ce thème, devenu un lieu commun du marketing territorial stambouliote. Proclamer sur la scène internationale le dialogue des cultures — et, pour ce, réécrire l’histoire d’Istanbul dans le sens de l’harmonie exemplaire dans la cohabitation des différences —, permet de masquer des politiques identitaires très conservatrices à l’intérieur du pays. Dans ce contexte, la métropole cherche à se doter de grands équipements, à la fois pour prouver sa conformité aux normes internationales et, en ce qui concerne les équipements lourds de transport, pour renforcer sa centralité régionale, voire mondiale. Un discours auto-justificatif présente ainsi Istanbul comme le centre à venir du monde, ou, à défaut, comme un centre régional de la plus haute importance commandant le corridor anatolien, interface stratégique entre Europe et Asie, Balkans et Moyen-Orient, monde russe et monde méditerranéen… Les montages possibles sont innombrables et activés successivement ou simultanément, en fonction du contexte ou des interlocuteurs. Au premier rang de ces équipements, on compte les grandes infrastructures de transport devenues des symboles surmédiatisés de la vocation internationale d’Istanbul.
Les grands travaux en cours
Le troisième pont autoroutier (et ferré) sur le Bosphore, dont les travaux ont été officiellement inaugurés le 29 mai 2013, s’inscrit dans ce désir de consolider et développer la vocation de transit international d’Istanbul. Avec son tablier suspendu de 1275 mètres de long, sa largeur impressionnante (10 voies routières et deux voies ferrées sont annoncées) et ses hautes tours (les plus hautes piles de pont suspendu au monde : 320 mètres), il est destiné à être un ouvrage d’art prestigieux, icône d’une volonté de puissance criée au monde. Cependant, quand on regarde la structure du trafic sur les deux ponts déjà existants, on s’aperçoit qu’elle est constituée à moins de 10% par un trafic de transit, et donc pour l’essentiel intra-métropolitain.
Outre ce troisième pont intercontinental, deux tunnels sous le Bosphore sont en construction : l’un, ferroviaire, dit Marmaray, devrait être inauguré (partiellement) pour la fête nationale du 29 octobre 2013, l’autre, autoroutier, devrait l’être à la fin 2015. Le premier est financé et en partie construit par le Japon ; le second par la Corée du Sud. Selon le Premier ministre, qui aime à jouer avec les noms des grandes capitales pour repositionner Istanbul, le Marmaray permettra d’aller de Londres à Téhéran ou Bagdad en train, sans solution de continuité. En parallèle, branchée sur le Marmaray, la liaison ferrée à grande vitesse entre Istanbul et Ankara est en cours d’aménagement : une fois cette ligne à grande vitesse ouverte, la capitale politique ne sera plus qu’à trois heures de la métropole. Le pont du métro sur la Corne d’Or, attendu depuis des années, fera partie de ces ouvrages d’art landmarks qu’affectionne le pouvoir AKP, avec ses tours terminées par des cornes dorées. Edifié entre les ponts routiers de Galata et d’Unkapanı, il a déjà fait couler beaucoup d’encre, en raison de ses effets négatifs sur la perception de la silhouette historique de la péninsule.
Le troisième aéroport international, en cours de construction au nord-ouest de l’aire urbaine [2], s’inscrit également dans cette série d’infrastructures ambitieuses. Il est destiné à être, par le nombre annuel des voyageurs comme par la longueur totale des pistes, un des premiers au monde. Un consortium de cinq entreprises a remporté le marché en mai 2013, pour le montant le plus élevé de l’histoire des adjudications de marché public en Turquie, soit 22,15 milliards d’euros (auxquels il faut ajouter l’équivalent de la TVA, qui s’élève à 4 milliards). Les dimensions et performances envisagées dépassent l’entendement : une superficie totale qui en fera « le seul aéroport visible de la lune », une capacité-voyageurs maximale de 150 millions à l’année [3], 1.500.000 m2 de surfaces couvertes, une capacité de parking-avion de 500, 260 ponts pour avions, 160.000 personnes travaillant en permanence (contre 45.000 dans l’actuel aéroport Atatürk-Yeşilköy)… Enfin, le pont suspendu sur le Golfe d’İzmit, future pièce maîtresse de l’autoroute İstanbul-İzmir, est appelé à être un autre grand œuvre à la gloire du pouvoir qui l’a lancé (alors que sa construction a commencé en 2011, on parle d’une ouverture en 2015). Il permettra de réduire de façon substantielle les distances-temps entre la capitale économique et la métropole égéenne, grand centre touristique et d’affaires.
Kanalistanbul, canal maritime de 200 mètres de large, tranchant en deux la péninsule de Thrace, à l’ouest d’Istanbul, sur quarante-cinq kilomètres du nord au sud entre mer Noire et mer de Marmara, ne peut pas seulement être décrit comme un projet d’infrastructure de transport. Il relève en même temps d’une stratégie géopolitique et économique — contourner les traités internationaux qui régissent la circulation maritime dans le Bosphore et taxer le passage obligé des navires marchands par cette nouvelle artère — et d’une volonté de remanier la géographie et l’histoire par un geste splendide destiné à marquer et à imposer l’admiration au monde entier. Accepté en mai 2013 par l’instance supérieure de la planification des grands investissements publics, le YPK, ce projet n’est pas encore fixé dans les détails (son tracé est encore discuté).
À ces grandes infrastructures de transport, directement planifiées et suivies d’Ankara, s’ajoutent toute une série d’autres décidées au niveau local, à l’instar des tunnels routiers qu’on a commencé à ouvrir au mépris de la planification urbaine générale. En dépit d’un discours passe-partout sur l’importance des transports en site propre et des transports doux, la priorité revient clairement au transport routier privé (le seul département d’Istanbul compte en mai 2013 plus de 3 millions de véhicules motorisés immatriculés).
La politique événementielle du parti au pouvoir à Istanbul et à Ankara participe aussi à l’effervescence actuelle. La stratégie suivie n’a d’ailleurs rien d’original. Elle se distingue seulement par les dimensions imaginées, les ambitions affichées et les modes de justification des grands travaux entrepris, qui puisent fréquemment aux grandeurs ottomanes et au réveil du monde musulman. Mais tous les registres sont possibles, de la « Capitale européenne de la Culture » (2010) aux « Olympiades du turc », en passant par la « Capitale européenne du sport » (2012). Istanbul, qui ambitionnait de devenir ville des Jeux Olympiques d’été en 2020, a finalement été évincé par Tokyo au cours du votre ultime du 7 septembre 2013. C’est un rêve caressé par les édiles et les gouvernements successifs depuis au moins 1980, puisqu’un certain nombre de sites olympiques étaient déjà ciblés dans le master-plan de 1980, totalement oublié après le coup d’État de septembre de la même année. En 1992, le gouvernement a fait adopter une loi qui a posé cet objectif pour Istanbul et mis en place les structures et institutions chargées de porter la candidature. L’objectif était alors 2000, puis ce fut 2004, puis 2008, puis 2012… Une campagne avait été lancée à la fin de l’année 2012, à grands renforts de moyens, pour faire accepter cette candidature contestée à l’intérieur du pays, par les chambres professionnelles (architectes, ingénieurs et planificateurs urbains) et l’opposition de gauche radicale au parti au pouvoir, au motif que ce méga-événement allait servir de prétexte pour accélérer la transformation urbaine au détriment des les plus démunis. Après les événements de juin 2013, la posture d’opposition aux J.O.— érigés en symbole de l’irréalisme des projets urbains — s’était même radicalisée.
Comme partout, la politique événementielle produit ses horizons mobilisateurs à moyen, voire à long terme — dates magiques ressassées par le discours officiel , qui donnent du sens à l’attente, au désordre et au labeur présents. Trois horizons pour Istanbul en 2013 : 2020 avec les Jeux Olympiques et para-olympiques d’été ; 2023, cent ans de la République turque et 2071, mille ans de la pénétration turque en Anatolie (bataille de Malazgirt remportée par les Seldjoukides contre les Byzantins) ! Par là, la métropole réinterprète à l’envi son passé et se construit une éternité d’exception au service des intérêts présents.
Au même titre que celle des centres de congrès, des centres de foire et exposition ou celle des hôtels haut de gamme, la construction de grands stades s’inscrit dans cette orientation méga-événementielle. De ce point de vue, la décennie 2000 est caractérisée par une accélération et un changement d’échelle des projets : après le stade olympique « Atatürk », qui tarde à trouver une utilisation bien qu’il ait été achevé en 2001, tous les grands clubs de football de la métropole se sont lancés dans une surenchère : Galatasaray est doté d’un nouveau stade depuis 2011 (Türk Telekom Arena : capacité de 52 800 spectateurs), Fenerbahçe a accru la capacité de son stade, Beşiktaş vient d’entreprendre une opération équivalente et l’équipe de la municipalité métropolitaine — İBB Spor — est décidée à se doter de son propre stade [4].
Au regard de cette intense promotion internationale, Istanbul est devenu le théâtre d’opérations immobilières de très bon rapport — compte tenu de l’augmentation des prix, du nombre croissant d’investisseurs (étrangers, notamment), de la raréfaction du sol urbain, du faible coût de la main-d’oeuvre et de la vente effrénée des terrains publics. Les projets d’immobilier résidentiel, de bureaux et d’immobilier commercial se sont multipliés ces dernières années, sous la forme de programmes parfois mixtes et souvent démesurés [5].
Les grands projets immobiliers
Dans la périphérie ouest, sur le deuxième périphérique autoroutier, Batışehir fait partie des projets immobiliers actuels les plus importants, avec 3 266 logements en voie de construction (soit environ 15 000 habitants à venir), des tours de bureaux et un hôtel. Il s’agit d’une opération développée dans le cadre d’un partenariat public/privé aux dépens de terrains militaires — sur la frange sud d’un très vaste terrain de tir (Atışalanı) bien visible sur les images satellitales — par une société privée (Ege) et deux sociétés péri-publiques émanation de l’Administration du Logement Collectif ou TOKİ, acteur central de la transformation d’Istanbul depuis une dizaine d’années. Sur la rive anatolienne, Metropol Istanbul projet encore plus ambitieux par les hauteurs visées , repose sur une forme semblable de partenariat. Outre un programme de deux mille logements, ce complexe comprendra une des tours de bureaux les plus hautes d’Europe, le centre commercial le plus étiré en longueur de Turquie (400 mètres) et un ensemble de 17 salles de cinéma… En outre, Kanalistanbul, le projet pharaonique évoqué plus haut, serait associé à une ou deux villes nouvelles disposées de part et d’autre du débouché nord, ainsi qu’à un nouveau quartier d’affaires à la hauteur du débouché sud. L’étalement urbain actuellement à l’œuvre a ouvre de nouveaux territoires pour la rente immobilière, avec pour conséquence un changement très rapide du statut et de la vocation des sols.
Galataport, Haydarpaşa et Haliçport sont trois mégaprojets destinés à « reconquérir » les rives de la métropole. Le projet Haliçport ou « Port de la Corne d’Or » a été rendu public en pleine crise de Gezi, la date du dépôt des candidatures à l’adjudication du marché (et des terrains publics) ayant été fixée au 2 juillet 2013. C’est un des principaux programmes de reconversion de la rive gauche de la Corne d’Or, qui confirme le transfert progressif des terrains militaires vers le marché immobilier civil. En effet, Haliçport vise à la transformation de deux des trois chantiers navals de cette rive gauche. D’après la presse de la fin du mois de juin et du début de juillet 2013, sur 25 hectares, deux ports de plaisance, deux hôtels cinq étoiles d’une capacité de 400 lits chacun, une mosquée pouvant accueillir mille fidèles, un centre commercial et un parc sont programmés dans le cadre de ce projet appelé à soulever des oppositions sérieuses.
Galataport est un projet plus ancien, qui a donné lieu à une première concession (revenant à une privatisation) en 2005 finalement annulée. La privatisation a été renouvelée en mai 2013 — mais avec des conditions plus restrictives que celles octroyées huit ans auparavant , pour un montant de 702 millions de dollars (contre 3,5 milliards d’euros en 2005 !). L’objectif est de reconvertir les quais des douanes de Karaköy en terminal pour les bateaux de croisière, assorti de résidences haut de gamme et de shopping malls. Pour accroître la surface de réalisation de profit, de nouveaux remblaiements sur le Bosphore sont même envisagés. Peu importe qu’ils modifient durablement la topographie littorale [6].
Le projet d’Haydarpaşa alimente aussi de nombreuses polémiques depuis au moins dix ans. Il est lié au projet Marmaray mentionné plus haut. Le 19 juin 2013, en pleine crise de Gezi, le dernier train de banlieue a quitté cette gare historique, construite pour la voie ferrée d’Istanbul au Hidjaz le Bagdadbahn par des architectes allemands au tout début du XXe siècle : elle était vouée à perdre sa fonction première avec la mise en route du Marmaray. Le port de marchandises et la gare routière qui la jouxtent sont destinés à être reconvertis en même temps, au moyen de formules urbanistiques désormais banalisées : marina, hôtel de luxe, résidences de standing et centre commercial ; éléments auxquels un stade olympique « portable » pourrait être ajouté, selon des déclarations récentes du ministre en charge de la candidature d’Istanbul pour 2020.
Comme on l’a vu pour les projets de Galataport et de Haliçport, il existe un lien consubstantiel entre la dynamique de projets et la vente des terrains publics d’extension encore importante en Turquie. Pour financer et rendre possibles ces grands projets, l’AKP s’est engagé dans un processus massif de transfert du foncier public — encore très important ; pour ne citer qu’eux, les militaires possèdent encore plus de 10% du sol du département d’Istanbul ; ce qui leur donne le pouvoir non négligeable de renégocier leur place dans le système des institutions. Cela permet, à travers des partenariats avec des entreprises privées — dont certaines sont apparues durant la dernière décennie de valoriser ces terrains avec une retombée financière immédiate. Mais ce faisant, les pouvoirs publics perdent définitivement la main sur un des moyens de contrôle les plus efficaces de la croissance urbaine, la maîtrise foncière…
Dans la présente furie de mégaprojets, le design urbain a triomphé sur la planification urbaine. Le design, ce sont les projets ponctuels, opportunistes, de rapport symbolique ou financier immédiat, aux dépens d’une vision de développement territorial à moyen et long termes soucieuse des biens publics. Dans ce contexte où les rentes sont considérables, la planification urbaine est un leurre, une pratique qui a renoncé à devenir performative. On produit des plans qui n’ont aucune valeur prescriptive et ne sont pas pris en compte par cette logique des coups d’éclat.
Le nouveau citoyen, le nouvel urbain « civilisé » que l’AKP appelle de ses vœux et se propose de produire/reproduire dans ses institutions et ses hauts lieux urbains, est avant tout un consommateur, docile, nanti d’une batterie de cartes de crédit. C’est un conservateur qui consomme en famille, les nouveaux rituels déployés dans les centres commerciaux (appelés « centres de commerce et de vie ») étant indissociablement liés à la structure familiale. La consommation semble même être devenue une des dimensions constitutives à la fois de la modernité urbaine dont l’AKP pense être le porteur et de la nouvelle citoyenneté qu’il entend bâtir. Cette dernière assimile clairement le citoyen à un client, comme le confirme la nouvelle terminologie utilisée par les pouvoirs locaux AKP. Rien d’étonnant à ce que les mairies prennent place dans les centres commerciaux géants nouvellement édifiés — comme dans le nouvel arrondissement d’Esenyurt, où les services de la municipalité sont noyés dans un complexe commercial flambant neuf ou alors à ce que les maires abandonnent/délèguent aux développeurs de centres commerciaux la mission de produire les nouveaux espaces de sociabilité (pour ne pas dire espaces publics, si l’on opte pour une conception (normative ?) de l’espace public intégrant l’exigence de neutralité dans la dévotion du sens donné aux interactions, de liberté des usagers dans leurs modes d’appropriation et de pluralité des usages possibles).
Un des exemples les plus étonnants de cette évolution, c’est le centre commercial-résidence-hôtel — à cette heure encore en chantier dénommé Mall of Istanbul, en référence directe au Mall of America, d’une part, et au Mall of Dubaï, de l’autre. Édifié dans un arrondissement en pleine transformation de la périphérie occidentale, Mall of Istanbul est l’œuvre d’un de ces groupes émergents du marché immobilier, le groupe Torunlar. Ses hautes tours lumineuses à prétentions futuristes se dressent désormais à la place d’un quartier d’habitat spontané rasé en février 2007 dans le cadre de la politique de transformation urbaine, à proximité du deuxième périphérique autoroutier.
Enflure et emphase vont bon train dans le nouveau récit de ville. La mesure de la puissance que les nouveaux pouvoirs veulent exhiber paraît être la démesure. Il faut faire grand, il faut du spectaculaire, il faut battre des records et pouvoir annoncer avec force superlatifs que l’on a construit « le plus grand palais de Justice d’Europe », « le plus grand aéroport d’Europe », « le plus haut pont du monde » (pour le troisième pont sur le Bosphore), « la plus haute tour d’Europe » (projet Skyland, du groupe Eroğlu, à proximité du nouveau stade de l’équipe Galatasaray, Türk Telekom Arena). Ces objectifs ne sont pas seulement ceux du gouvernement, ils sont relayés par la classe d’entrepreneurs liés au parti AKP. Rivalisant de zèle pour aller dans le sens de cette volonté de grandeur, ils diffusent dans tout le pays et le corps social cet impératif de faire grand. L’escalade est vertigineuse. On observe même comme un fétichisme des chiffres absolus, auxquels recourent abondamment les politiciens [7] comme leurs entrepreneurs. Les montants faramineux sont lancés et publicisés : plus gros marché public (transfert de terrains publics, marché de la distribution de l’électricité), plus grosse transaction immobilière…
Il faut aussi agir vite. La capacité à réduire la durée entre les inaugurations de chantiers et les inaugurations d’ouvrages achevés semble être un des indices de la puissance et de la résolution du pouvoir politique. Quitte à procéder à des inaugurations anticipées et dédoublées quand le calendrier politique et symbolique l’impose… Et c’est ce qui distingue Istanbul des agglomérations européennes, c’est cette vitesse, qui repose sur des formes de travail moins sécurisées — on a donc plus d’accidents et moins de garanties et sur un contournement généralisé des dispositifs en matière de protection de l’environnement et des sites classés historiques. Ainsi en avril 2013, au nom de la nécessité de tenir les délais pour l’inauguration déjà annoncée du 29 octobre 2013, le chantier archéologique de Yenikapı a été refermé sans que les archéologues aient pu faire tout ce qu’ils avaient souhaité.
Il faut même faire « fou » (çılgın), à l’instar du projet Kanalistanbul ou du projet d’îles artificielles dans la mer de Marmara [8]. L’épithète est utilisée de manière très consensuelle pour faire vibrer la fibre nationaliste depuis la parution en 2005 d’Ils sont fous ces Turcs, roman sur la guerre d’indépendance (1919-1922) signé Turgut Özakman. Il est intéressant de voir l’AKP s’approprier cette rhétorique et cet esprit pour légitimer sa politique urbaine dans l’opinion publique. De ce fait, on assiste à une diffraction du discours nationaliste — et la surenchère de drapeaux turcs lors des manifestations autour de Gezi, quel que soit le camp concerné, est une expression de cette banalisation -, qui témoigne de sa plasticité et de sa perte de sens. Omniprésent, sur-instrumentalisé, le discours nationaliste a perdu sa faculté de départager dans le champ politique. Il n’est plus que phatique.
Le registre de la conquête — en référence à la conquête de Constantinople par les Ottomans en mai 1453 — est aussi convoqué pour mobiliser les masses et convaincre. Se lancer dans des projets spectaculaires, c’est en quelque sorte renouer avec l’esprit et l’énergie du Conquérant, référence permanente du discours politique et économique (un développeur immobilier très en vogue a même réalisé un gros programme résidentiel de haut standing dénommé « 1453 »). Les rêves de grandeur actuels trouvent leur légitimité et s’alimentent aux hauts faits dûment sélectionnés du passé. Recep Tayyip Erdoğan, l’ultime porteur actuel des grands projets à Istanbul, n’hésite d’ailleurs pas à cultiver le parallèle avec le Conquérant — malgré le fait qu’Erdoğan n’a pas l’âge qu’avait le Conquérant au moment de ses hauts faits, inscrivant son œuvre dans celle qui a inauguré la métamorphose de Byzance l’infidèle. La récurrence de ces références ne laisse pas de surprendre. Une statue géante à la gloire de Mehmet II avait même été imaginée sur une des petites îles de la mer de Marmara, à l’instar de la Statue de la liberté de New York. L’« esprit de la Conquête » imprègne donc tous les discours justificateurs de l’entreprise de remodelage et d’embellissement initiée. Il insuffle à la fois une énergie et une fierté certaines aux acteurs de ce grand œuvre. D’ailleurs la commémoration de la Conquête, orchestrée par la mairie métropolitaine d’Istanbul, prend des formes de plus en plus spectacularisées (jeux de lumières, laser, son et feux d’artifices) qui attirent les foules en masse [9]. La publication en 2012 par une maison d’édition proche des milieux conservateurs d’un ouvrage intitulé « Les projets ottomans fous » est un indice de cette tendance à fonder la démesure présente sur les grandeurs passées redécouvertes et exaltées [10].
Au delà des grands projets, pour réaliser pleinement son destin d’exception, Istanbul se doit d’être réordonné et nettoyé de toutes les scories qui font encore mauvaise impression aux yeux de ses promoteurs. C’est tout l’enjeu de la « transformation urbaine » initiée en 2004 et relancée avec force et détermination en mai 2012 avec une loi qui, au nom du risque sismique, donne tout pouvoir de définir les périmètres d’intervention au ministère de l’environnement et de l’urbanisme, ainsi qu’au Conseil des ministres. Le Premier ministre l’a déclaré lui-même lors d’une cérémonie de relance de la politique de transformation urbaine (en l’occurrence la destruction simultanée de plusieurs bâtiments jugés très fragilisés et vulnérables), il s’agit bien pour lui de « réécrire l’histoire ». Plusieurs grands projets (tous ?) relèvent plus ou moins de cette logique révisionniste. Par là, les univers de sens se réordonnent brutalement. Le plus spectaculaire — outre la mosquée géante construite à Çamlıca, une des hauteurs qui dominent le Bosphore sur la rive anatolienne, — est sans doute celui de l’île de Yassı Ada dans la mer de Marmara. C’est sur cette île que furent jugés en 1960-1961 des membres du gouvernement démocrate …. Et l’AKP voudrait la transformer en « île de la liberté », à la mémoire des victimes du coup d’État du 27 mai 1960 (le premier ministre d’alors, Adnan Menderes, et deux de ses ministres furent jugés puis exécutés à la suite de l’intervention militaire). Après l’identification à Mehmet-II, celle saisissante à Adnan Menderes, « martyr de la liberté » influe sur la politique urbaine.
Le 19 juin 2013, le maire d’Istanbul Kadir Topbaş, resté très effacé depuis le début de la crise de Gezi, a promis que dorénavant l’avis de ses administrés serait davantage sollicité avant que de grands projets soient lancés. La démocratie locale sortira-t-elle de ce mois qui a mis en cause le fonctionnement dominant de la gestion des affaires publiques ? Après le tremblement de terre d’août 1999 — pour lequel l’État a été sévèrement critiqué dans sa capacité à secourir et informer ses citoyens —, certains analystes ont déjà annoncé qu’une nouvelle manière de faire de la politique (urbaine) était, sous le choc, en train d’émerger.
Quant au Premier ministre, il ressemble pour l’instant à la fameuse statue de l’Hercule fatigué, pourtant sujet de fierté nationale. Néanmoins, il ne paraît pas du tout renoncer à son agenda de grands travaux. Bien au contraire, comme pour prouver au monde que la puissance turque n’a pas été ébranlée par ce qu’il décrit comme un épiphénomène politique — le fait de « marginaux » malintentionnés à son endroit , il se montre déterminé à poursuivre son étourdissant programme de folies urbaines, comme ivre de cette escalade d’annonces tonitruantes.
Pour résumer, cette fureur de grands travaux qui semble avoir embrasé la métropole turque s’alimente à des dynamiques très diverses — internes au pays, internationales, idéologiques, spéculatives… et participe d’une volonté de rattrapage, de normalistion et de prestige. Ces grands travaux — qui reposent sur des formes de travail très précaires et risquées et sur une externalisation obstinée des coûts environnementaux peuvent être aussi considérés comme des cache-misère destinés à faire tourner une économie dont un des moteurs est depuis longtemps le secteur du BTP. Ils ont aussi pour fonction de réactiver les communautés imaginaires (celle des croyants, celle des membres de la nation, celle de la turcité) et d’inclure symboliquement les exclus du « miracle turc » c’est-à-dire tous ceux dont le pouvoir d’achat n’a pas augmenté au prorata de l’accroissement de la richesse nationale, tous ceux qui se sont surendettés et tous ceux dont les conditions de travail se sont précarisées des années AKP. Mais tous ces programmes étourdissants pourraient être sérieusement remis en cause par la perte de valeur relative de la monnaie turque amorcée au le début de l’été 2013 et par les difficultés croissantes des entrepreneurs turcs ayant emprunté en devises étrangères sur les marchés internationaux…
par , le 24 septembre 2013
Le tunnel ferré sous le Bosphore ou Marmaray
Les projets de tours géantes “Skyland İstanbul”
Projet “Metropol Istanbul”
Méga-projet immobilier “Varyap Meridian”
“Kanal İstanbul, un « projet fou » au service d’ambitions politiques”
par Yoann Morvan, Métropolitiques
Jean-François Pérouse, « Hybristanbul. Les grands projets d’aménagement urbain en Turquie », La Vie des idées , 24 septembre 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Hybristanbul.html
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À propos de : Jean-François Pérouse, Istanbul planète. La ville-monde du XXIe siècle, La Découverte
À propos de : E. Aubin-Boltanski, Pèlerinages et nationalisme en Palestine, Éditions de l’EHESS.
[1] Les autorités espèrent qu’en 2016 Istanbul aura dépassé New York, Paris et Singapour pour le nombre annuel de touristes étrangers ; en 2012, les 10 millions n’ont pas été atteints. Voir Milliyet, 30 mai 2013, p. 13 ; en 2012, la Turquie était au 24e rang mondial pour l’accueil des Investissements Étrangers Directs (IDE) ; elle était au 36e rang des pays émetteurs d’IDE : cf. Dünya, 27 juin 2012, p. 2.
[2] Un recours pour annulation a cependant été déposé devant le tribunal administratif d’Istanbul par la Chambre des Ingénieurs en Environnement, au motif que les procédures d’études d’impact environnemental (ÇED) n’ont pas été respectées.
[3] En 2012, l’ensemble des aéroports de Turquie a accueilli 131 millions de voyageurs… C’est dire l’accroissement du trafic aérien escompté et le pari fait dans ce projet. Voir Ekovitrin, Juin 2013, p. 103. Le nombre de 90 millions de voyageurs est escompté pour 2017, année de l’ouverture supposée.
[4] Durant la saison 2012-2013, le seul département d’Istanbul comptait cinq équipes en première division, soit près du tiers des seize équipes en lice.
[5] En 2012, le seul département d’Istanbul — avec ses 13,5 millions d’habitants a représenté près du quart des ventes déclarées totales de logements de toute la Turquie ; voir “Rapport 2012 sur le secteur turc de la construction”, Istanbul, YEM, 2013, p. 19 (en turc).
[6] Mai 2013 a été marqué par une accélération des remblaiements, avec le lancement d’une vaste opération sur la rive de la mer de Marmara, à la hauteur de Yenikapı (dont l’objectif est l’aménagement d’un nouvel espace de manifestations).
[7] Les maires de chacune des 39 mairies d’arrondissement d’Istanbul s’adonnent également à cette surenchère promettant à leurs administrés monts et merveilles, comme ce responsable d’un arrondissement de la rive anatolienne — Maltepe annonçant dernièrement que son arrondissement allait devenir le “Dubaï d’Istanbul” ou cet autre se référant quelques mois plus tôt à Miami…
[8] Ces îles seraient aménagées sur des remblaiements comme à Dubaï, et figureraient le croissant et l’étoile du drapeau turc.
[9] Le 29 mai 2013, les invités d’honneur de la municipalité pour ces festivités commémoratives étaient des descendants des sultans ottomans… façon d’incarner la continuité entre le pouvoir d’aujourd’hui et le pouvoir passé. La même journée, une institution de recherche puissante (İSAM) et une université de création récente (qui porte le nom d’ « Université du 29 mai » !), émanation de la Fondation des Affaires Religieuses de Turquie (TDV) organisaient un colloque international sur “l’Istanbul ottoman”.
[10] Turan Şahin (2012), Osmanlı’nın çılgın projeleri (les projets fous ottomans), Istanbul, Yitik Hazine Yayınları.