Ne pas s’en tenir à la seule monnaie officielle qui se trouve dans nos portefeuilles. C’est l’idée imaginée et défendue par Ariane Tichit, maîtresse de conférences à l’Université Clermont Auvergne (UCA) dans son récent livre Les monnaies alternatives. De la diversité monétaire à la diversité économique (collection L’opportune, éditions des Presses universitaires de Blaise Pascal).
Fonctionner comme nous le faisons aujourd’hui avec une seule monnaie entraîne, pour l’autrice, de nombreux dysfonctionnements économiques et accroît la financiarisation de nos sociétés. Pour y remédier, une seule solution : introduire de la diversité monétaire. Ou plutôt réintroduire, car l’ouvrage d’Ariane Tichit regorge d’exemples historiques où ce mode d’organisation prévalait, et que nous avons oubliés.
Quels avantages peut-on en attendre concrètement ? Quelles seraient ces nouvelles monnaies ? En répondant à ces questions, Ariane Tichit nous plonge dans les méandres passionnants de notre système monétaire. Elle fait preuve d’une grande pédagogie pour aider chacun à se réapproprier cette question centrale.
Dans votre livre, vous plaidez pour une diversité monétaire, c’est-à-dire la possibilité pour notre société de fonctionner avec plusieurs monnaies, et non pas seulement l’euro. Quels inconvénients de notre système actuel cela permettrait-il de pallier ?
Ariane Tichit : Nous n’utilisons effectivement aujourd’hui qu’une seule monnaie, d’où le terme de monoculture monétaire que j’utilise dans mon livre. Ce mode d’organisation a plusieurs conséquences néfastes. La première a trait à notre perception de la création monétaire, qui en devient, du coup, erronée. On entend beaucoup parler dans les débats monétaires de la planche à billets des banques centrales, qui leur permet de créer de la monnaie, des billets, des pièces, à partir de rien.
Mais, en réalité, cette monnaie nouvellement créée n’est pas injectée directement dans l’économie et ne peut donc être directement utilisée par vous et moi. Depuis, la vague d’indépendance des banques centrales qui date des années 1970, ces institutions n’ont en outre plus le droit de prêter directement aux Etats qui doivent donc, comme toute autre entité, se rendre sur les marchés financiers ou obtenir des prêts de la part des banques commerciales pour trouver l’argent dont ils ont besoin pour conduire leurs politiques.
« Il n’y a plus de contre-pouvoir, d’organisme qui puisse créer de la monnaie sous d’autres formes et pour d’autres buts, à destination d’activités non marchandes par exemple »
Les banques centrales, elles, émettent de la monnaie dite « centrale » qui ne peut s’échanger qu’entre établissements financiers, grosso modo entre les banques qui s’en servent pour réaliser des transactions entre elles. Comme tout s’appelle « euro », les gens ne peuvent pas vraiment comprendre ce qu’il se passe dans le circuit monétaire. Cela engendre de l’opacité, et empêche la pleine compréhension et appropriation des sujets monétaires par le citoyen.
En réalité donc, il faut bien comprendre que ce sont les banques privées qui créent la monnaie à destination de l’économie réelle, lorsqu’elles accordent des crédits. La monnaie ne préexiste pas au crédit, elle est créée à cette occasion. Toute unité monétaire qui voit le jour est donc initialement une dette du secteur non financier auprès des banques. Nous avons ainsi donné un pouvoir immense aux institutions bancaires. Et, résultat, comme l’expliquait très bien l’anthropologue David Graeber, notre mode de vie est déterminé par les critères de choix de ces institutions financières qui placent au premier rang la rentabilité financière. Il n’y a plus de contre-pouvoir, d’organisme qui puisse créer de la monnaie sous d’autres formes et pour d’autres buts, à destination d’activités non marchandes par exemple.
« Le fait de n’utiliser qu’une seule monnaie pour des usages très différents crée de la concurrence entre les fonctions monétaires qui ne peuvent dès lors pas être pleinement assurées », écrivez-vous. Quels sont ces usages et pouvez-vous citer des exemples de confrontation ?
A. T. : C’est effectivement un autre écueil de notre monoculture monétaire. Pour rappel, la monnaie a au moins trois fonctions : c’est une unité de compte, un moyen standardisé d’exprimer la valeur de telle ou telle chose ; une réserve de valeur, on peut transférer du pouvoir d’achat dans le temps grâce à l’épargne ; et, enfin, un moyen de paiement pour les échanges, les impôts ou les taxes.
Sauf que ces différentes fonctions peuvent rapidement entrer en conflit, surtout lorsque les prix varient. Par exemple, si les prix baissent, il vaut mieux consommer demain qu’aujourd’hui pour acheter à meilleur prix. Cela conduit les gens à utiliser la monnaie essentiellement comme une réserve de valeur. Dans ces cas-là, la fonction d’intermédiaire des échanges est compromise et la diminution des transactions économiques peut rapidement dans un cercle vicieux de déflation, c’est-à-dire de baisse des prix, qui est très complexe à déjouer.
A l’inverse, quand les prix augmentent, qu’il y a de l’inflation, il vaut mieux consommer tout de suite pour profiter de prix aussi bas que possible. Du coup, on utilise essentiellement la monnaie comme un intermédiaire aux échanges, et plus comme une réserve de valeur. Et on va tomber à l’inverse dans une spirale inflationniste. La monoculture monétaire rend notre système économique et monétaire incapable de s’auto-réguler et cela génère des dysfonctionnements.
En quoi avoir plusieurs monnaies permet de résoudre ce problème ?
A. T : Disposer de plusieurs monnaies permet d’imaginer que l’une serve de réserve de valeur, et l’autre de moyen d’échange. Les monnaies locales par exemple ne sont que « circulantes », elles ne peuvent pas être des réserves de valeur, des monnaies dites « thésaurisantes ». On ne peut bien sûr pas empêcher les gens de mettre les monnaies locales sous leur matelas, mais comme elles sont déconnectées du système bancaire et donc de la possibilité d’avoir un compte en banque, cela réduit les possibilités et l’intérêt de les garder de côté.
Même les monnaies locales dématérialisées qui sont associées à un compte sur le site de la monnaie en question ne peuvent pas être mises de côté en échange de la perception d’un rendement, comme l’autorise un livret d’épargne classique, type livret A. Certaines vont même à l’inverse de cette logique : les monnaies locales dites « fondantes » perdent de la valeur si elles ne sont pas utilisées. On peut toujours les mettre de côté, mais on perd alors une partie de la valeur
Quels sont les autres avantages de la diversité monétaire ?
A. T. : L’organisation de notre système monétaire a un impact fondamental sur la trajectoire de notre économie. A travers la monnaie, nous avons construit une manière de mesurer la valeur qui hiérarchise nos activités. Une personne qui a fait des études va être payée beaucoup plus qu’un individu qui n’en a pas fait. A l’échelle planétaire, la hiérarchie des monnaies est telle que les monnaies des pays pauvres valent moins que celles des pays riches. En creux, cela signifie qu’une heure de travail en Afrique vaut mille fois moins qu’une heure de travail en Europe. Est-ce juste ? Cet acharnement à vouloir mesurer la valeur créée une concurrence permanente.
« La hiérarchie des monnaies est telle que les monnaies des pays pauvres valent moins que celles des pays riches. En creux, cela signifie qu’une heure de travail en Afrique vaut mille fois moins qu’une heure de travail en Europe »
Prenons l’exemple de la société fictive des Schtroumpfs, qui n’ont pas de monnaie. Comment fonctionnent-ils ? Il n’y a pas de notion de mesure, chacun offre ce qu’il est, réalise des travaux selon ses talents et reçoit ce dont il a besoin. Peu importe le temps que chacun y passe. Cette réflexion pose une question fondamentale à nos sociétés : est-ce qu’on veut vraiment continuer à tout mesurer ?
On peut répondre non, et aboutir à la conclusion qu’il faut abolir toute forme de monnaie. On peut tout aussi bien répondre non, mais se dire que nos modes d’organisations économiques sont basés depuis tellement longtemps sur la monnaie qu’il sera difficile de tout balayer d’un coup. Au stade auquel en sont les mentalités, il me semble difficile de nous passer de monnaie, c’est-à-dire de cesser de mesurer des rapports de valeurs. Nous ne sommes vraisemblablement pas encore prêts.
Une transition passe peut-être dès lors par l’instauration d’une diversité monétaire à différentes échelles afin de commencer à faire évoluer les consciences et permettre aux citoyens de se réapproprier les questions monétaires. En allant vers plus de diversité monétaire, on peut espérer pouvoir, à travers des monnaies conçues différemment, valoriser des types d’activités non marchandes qui aujourd’hui n’entrent pas du tout dans notre système de mesure de la valeur. La monnaie n’est pas une mauvaise chose en soi, c’est ce qu’on met derrière qui importe.
Vous opposez la pluralité et la diversité monétaire, quelle est la nuance ?
A. T. : Les monnaies standards que nous connaissons sont plurielles : on peut citer le yen, l’euro, le dollar, et j’en passe. Ceci étant, toutes ces monnaies sont créées de la même façon, par le crédit bancaire, et servent à la même chose. C’est comme s’il n’existait en définitive qu’une seule espèce monétaire, avec différents individus en son sein. C’est ce que j’appelle la pluralité.
Ce n’est pas de pluralité dont nous avons besoin, mais de diversité. En clair, nous avons besoin qu’il y ait plusieurs espèces de monnaies qui servent chacune à des choses différentes. Et une fois qu’on atteint cette diversité, il faut penser les différentes monnaies existantes en complémentarité les unes par rapport aux autres, pas en concurrence. Une monnaie ne sera pas nécessairement meilleure qu’une autre, elles nous sont toutes indispensables pour enrichir et surtout stabiliser l’économie.
Vous citez des exemples de sociétés qui fonctionnaient auparavant avec plusieurs monnaies. Quelles étaient-elles et comment ces sociétés étaient-elles organisées concrètement ?
A. T. : On dispose effectivement de plusieurs exemples historiques de bi-monétarisme, ou de diversité monétaire plus importante. Toutes les dynasties égyptiennes utilisaient une monnaie pour les échanges lointains, l’or, et une pour les échanges quotidiens, la poterie.
Bernard Lietaer, un économiste belge spécialiste des questions monétaires, ainsi que plusieurs historiens, ethnologues ou anthropologues ont montré que les civilisations avec des monnaies complémentaires étaient relativement stables économiquement. Pour citer un cas plus contemporain : en France pendant un millénaire, de Charlemagne jusqu’à Napoléon, l’unité de compte de référence était la livre, mais c’étaient les sous et les deniers qui circulaient et servaient aux échanges.
Parmi les « espèces » de monnaies différentes, vous listez les monnaies locales mais aussi les cryptomonnaies. La plus connue, le Bitcoin, fait l’objet de nombreuses critiques. Sont tout aussi intéressantes les unes que les autres ?
A. T. : Evidemment non, toutes ne sont pas équivalentes. Quand je parle de cryptomonnaies, ce n’est pas forcément du Bitcoin qui est, il me semble, ce que le minitel est à Internet. Il a le mérite d’être le premier né des cryptomonnaies, mais beaucoup d’améliorations techniques et philosophiques ont eu lieu dans ce domaine depuis, des milliers de cryptos ont vu le jour. On reproche à juste titre au Bitcoin d’être un instrument de spéculation, mais on ne peut pas en dire autant de toutes les cryptos.
« Certaines cryptomonnaies ont une vocation sociale et de préservation de la nature, à l’image de Solarcoin qui rémunère les producteurs d’électricité solaire ou Regen qui rétribue les agriculteurs qui régénèrent l’écosystème »
On a tendance à opposer d’une part les monnaies locales – qui luttent contre la spéculation et les inégalités pour redonner une valeur sociale à la monnaie, relocaliser les activités économiques et favoriser les comportements écologiques – et d’autre part les cryptomonnaies. Mais, cette opposition frontale n’est valable que si on prend en compte les premières générations de cryptomonnaies.
Certaines ont désormais une vocation sociale et de préservation de la nature, à l’image de Solarcoin qui rémunère les producteurs d’électricité solaire ou Regen qui rétribue les agriculteurs qui régénèrent l’écosystème grâce à la mise en place de pratiques vertueuses. On n’en voit pas forcément encore les impacts, car ce sont des projets lancés à des échelles réduites, mais ces expérimentations sont prometteuses et gagneraient à être plus connues.
Concrètement, comment réorganise-t-on notre économie pour qu’elle intègre une diversité de monnaies ?
A. T. : Comme cette perspective est très éloignée du monde dans lequel nous vivons, il est difficile de se figurer un tel système. Cela nous embarque dans un nouvel imaginaire. Est-ce qu’on doit penser la diversité monétaire au niveau international, national, départemental ? Comment faire dialoguer les différentes monnaies entre elles ?
A mon sens, plusieurs organisations sont possibles. Elles émergeront progressivement suite à des expérimentations et regroupements spontanés de citoyens. Une chose est certaine : dans ce domaine, les réponses ne viendront pas d’en haut.
En somme, tout au long de votre ouvrage, vous critiquez en creux la financiarisation de nos économies. Existe-t-il selon vous d’autres pistes pour diminuer son emprise que cette perspective de diversité monétaire ?
A. T. : Bien sûr. Je pense à la taxation des transactions financières à haute fréquence. D’un point de vue technique, c’est facile à réaliser et cela permettrait de dégager des ressources importantes pour les Etats. Je pense aussi à un retour massif de banques d’investissement public pour financer la transition écologique et énergétique, sur le modèle de ce que propose l’économiste Gaël Giraud. En gardant en tête toutefois qu’il n’existe pas d’investissements « verts » : ce que nous devons faire en priorité, c’est changer nos usages pour aller vers plus de sobriété énergétique.
Ceci étant, je considère que malgré toutes les réformes qu’on pourrait faire pour réguler davantage les banques et le secteur financier, les problèmes structurels ne seront pas résolus sans une plus grande diversité monétaire. Cela nous offrirait la possibilité d’avoir une société avec plusieurs étalons de valeurs et d’éviter la contagion rapide des crises à l’ensemble de l’économie.
Pour reprendre une métaphore de Bernard Lietaer, que je trouve assez parlante, un paquebot coule plus difficilement lorsque des cloisons étanches peuvent cantonner les infiltrations d’eau à un compartiment donné de sa coque. Ce n’est pas le cas quand elle est faite d’un unique bloc.
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