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Dans les premiers jours de 1919, chacun était persuadé que la couronne austro-hongroise était une monnaie mourante. Mais achever son agonie n’était pas simple. Les nouveaux États issus de la Double Monarchie étaient encore naissants. Introduire une nouvelle monnaie supposait immanquablement le contrôle des frontières.
Mais ces dernières n’étaient pas encore réellement fixées et ne correspondaient parfois à rien de préexistant. À qui iraient les vallées de Carinthie, peuplées d’Allemands et de Slovènes ? À l’Autriche ou au royaume des Serbes, Croates et Slovènes (SCS) ? Ce dernier se disputait avec l’Italie le contrôle des côtes de l’Adriatique et de Trieste. Les Allemands des Sudètes resteraient-ils tchécoslovaques ? Et en Autriche – où l’on désire l’Anschluss avec l’Allemagne – certaines régions occidentales, le Vorarlberg et le Tyrol étaient tentées par la séparation.
Émettre une nouvelle monnaie supposait aussi la création d’un institut d’émission disposant d’un vrai capital. Les Tchécoslovaques et les « Yougoslaves » avaient pris le contrôle des filiales de la banque nationale austro-hongroise, mais ils n’y trouvèrent guère de quoi créer une vraie banque centrale capable de garantir une nouvelle monnaie.
Officiellement, la banque nationale austro-hongroise existait encore et l’on ignorait comment serait réparti son capital. Enfin, il fallait décider d’un taux de change optimal entre la couronne et la nouvelle monnaie, questions sensibles pour les citoyens des nouveaux États et la future politique économique. Bref, il fallait du temps et l’on n’en avait guère. On choisit donc d’aller au plus simple.
Ce sont les autorités du « Royaume SCS » qui décidèrent d’ouvrir le tir. Rien d’étonnant à cela. Slovènes et Croates avaient longtemps hésité avant de rejoindre le nouvel État et ce choix ne faisait guère l’unanimité dans les anciennes provinces austro-hongroises. Pour les autorités serbes qui avaient pris le contrôle de fait du nouvel État, il fallait donc vite fonder une nation et la monnaie devait en devenir le premier symbole.
Par ailleurs, la situation monétaire du nouveau royaume était très chaotique. Trois monnaies y avaient en 1918 cours légal (outre la couronne, le dinar serbe et le lev bulgare), mais on trouvait aussi beaucoup de marks laissés par l’armée allemande stationnée en Macédoine. Les afflux de couronnes venant de Hongrie et d’Autriche décidèrent les autorités à hâter le pas en utilisant le moyen le plus simple à leur disposition : un simple tampon encreur.
Le 8 janvier 1919, le Royaume SCS demande à ses habitants de faire tamponner leurs couronnes par les autorités locales et annonce que le 2 février, seuls les billets tamponnés seront valables sur son territoire. Le 30 janvier, les importations de couronnes austro-hongroises sont interdites. Cette décision est cruciale. Elle est l’acte de mort officielle de l’union monétaire austro-hongroise. Car, dès lors, des arbitrages se font et le marché de la couronne se réorganise.
Beaucoup estiment que le tampon représente une perte de valeur, ils exportent alors leurs couronnes vers l’Autriche, la Hongrie et la Tchécoslovaquie où les monnaies non tamponnées ont encore cours légal. Ces deux derniers pays sont particulièrement touchés, car désormais également, les débouchés pour les millions de couronnes émises chaque jour à Vienne sont moins nombreux.
En tamponnant leurs couronnes, les « Yougoslaves » exercent une forte pression sur les Tchécoslovaques qui risquent de voir les importations de couronnes s’accélérer. Et ainsi ruiner leur industrie. Déjà, le groupe industriel Skoda menace de faire faillite.
Le ministre des Finances tchécoslovaque, Alois Raschin, décide de réagir et de frapper plus fort encore que le royaume SCS. Sans préavis, le 25 février 1919, les frontières du pays sont fermées. Le gouvernement annonce le tamponnage des couronnes jusqu’au 9 mars, date à laquelle seuls les billets tamponnés auront cours légal.
Dès le 10 avril, l’embryon de banque centrale émettra des couronnes tchécoslovaques qui seront remis contre les billets tamponnés. Mais ce tamponnage s’accompagne d’une retenue de 50% au-delà de 300 couronnes. Cette moitié représente un « prêt forcé » à l’État qui, en réalité, est un avoir sur une future taxe.
Ce choix sévère du gouvernement de Prague a une double fonction. D’abord, elle réduit d’autant la masse monétaire en circulation et donc le potentiel inflationniste. Ensuite, elle incite une partie des détenteurs de couronnes austro-hongroises à ne pas les tamponner (ce qui réduite encore la masse monétaire) pour éviter la taxe. Ces couronnes non tamponnées vont se retrouver sur les marchés des autres États successeurs, particulièrement dans la proche Autriche. Prague rend ainsi à Vienne la monnaie de sa pièce.
La somme n’est pas négligeable. On estime qu’en 1918, 31% de la monnaie en circulation dans la Double Monarchie l’était en Tchécoslovaquie. Or, seuls 22% de cette masse monétaire a été tamponnée. La différence représente 3,5 milliards de couronnes, soit près de la moitié de la masse monétaire estimée de l’Autriche. À Vienne, c’est la panique. D’autant que la Hongrie entre dans le chaos qui débouchera le 21 mars sur la proclamation de la République des Conseils du Communiste Bela Kun. Une partie des couronnes hongroises risquent donc de se reporter aussi sur l’Autriche.
Le gouvernement de la jeune république décide alors de tamponner ses billets à son tour le 12 mars. Mais elle le fait sans conviction. Aucune retenue n’est décidée lors de la conversion et les mesures de contrôle des changes s’avèrent inefficaces. Par ailleurs, les billets non tamponnés demeurent utilisés pour payer certaines créances, notamment aux étrangers.
Surtout, chacun sait que le gouvernement autrichien a besoin d’inflation. Beaucoup anticipent une chute de la monnaie tamponnée et préfèrent donc garder la monnaie non tamponnée dont le stock désormais stable assure une meilleure valorisation. D’autant qu’alors, ni la Hongrie, ni la Pologne, ni la Roumanie n’ont tamponné leurs couronnes et que, dans le Royaume SCS, le tampon est facilement falsifiable.
Dans les semaines qui suivent l’opération, beaucoup d’Autrichiens se rendent avec des billets non tamponnés dans les anciens pays de la Double Monarchie pour les échanger contre des « monnaies fortes » à des cours bien supérieurs à ceux de la couronne autrichienne. Car, sans surprise, malgré un projet de stabilisation du ministre des Finances Joseph Schumpeter (qui tombe en octobre), le gouvernement continue à se financer par de l’émission monétaire. Rien d’étonnant alors à ce que seulement la moitié des couronnes en circulation ait été tamponnée en Autriche.
>>> Demain : la fin de la couronne austro-hongroise (4/8)
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