De la Chine à Byzance, tous les trésors passaient par Samarcande et Boukhara. Le Louvre et l’Ima présentent les merveilles d’Ouzbékistan.
C’est au bout du monde. Pas dans l’Arctique, à l’extrême nord, pas chez les manchots de l’Antarctique ni au-delà du Japon ou à l’ouest du Finistère… On parle d’un endroit à peu près aussi inaccessible : à l’extrême centre, dans un univers de steppes encerclées au nord par une Sibérie glaciale, à l’est par des déserts chinois infranchissables et au sud par les gratte-ciel de l’Himalaya. L’été, la chaleur vous accable ; l’hiver, même la glace a froid.
Cela dit, bienvenue en Asie centrale : pendant plus de mille cinq cents ans, de l’Antiquité grecque à la Renaissance, le monde entier s’y est retrouvé. Et pour cause : c’est là que se nouaient et se dénouaient tous les rubans de la fameuse route de la soie.
Aujourd’hui, cinq ou six pays, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan, le Tadjikistan, le Kirghizistan et l’Afghanistan, se répartissent les lieux. Auparavant, pendant des siècles, une confusion totale, un chaos de dynasties, une succession d’empires et une poussière d’émirats se les sont arrachés.
Les religions se croisaient, se succédaient, s’interpénétraient. Les langues et les écritures se mêlaient. Si les rois, les empereurs, les émirs et les khans faisaient couler des fleuves de sang, les techniques et les savoirs circulaient à la vitesse de l’eau. C’est ici que deux Chinois, faits prisonniers vers 750 lors d’une bataille, ont livré le secret de la fabrication du papier, immédiatement transmis aux imprimeurs de Bagdad.
Lovées entre les cours inépuisables du Syr-Daria et de l’Amou-Daria, bienheureuses dans leurs vallées fertiles et entourées d’un collier d’oasis, deux villes mythiques restent le cœur et l’âme de cette région : Samarcande et Boukhara. Deux lieux de mémoire de l’histoire du monde auxquels le Louvre et l’Institut du monde arabe (Ima) rendent hommage grâce à une double exposition préparée sans relâche depuis dix ans.
On parle de route de la soie parce que ce fil délié et brillant valait des fortunes. En Chine, il servait même de monnaie. Les soldats étaient payés en soie, les paysans aussi et les empereurs l’échangeaient contre des chevaux pour lutter contre les Mongols. Mais les caravanes immenses apportaient mille autres articles jusqu’aux entrepôts des marchands d’Asie centrale. Le lapis-lazuli d’Afghanistan, le chanvre et le coton, le vin du Caucase, les fourrures de Sibérie, les épices de l’Inde, la porcelaine de Chine, l’argent de la Perse et le jade, l’encens, le musc, les chevaux et les esclaves de Mongolie circulaient à longueur d’année.
On devrait plutôt parler de routes caravanières. À chaque extrémité, clients et fournisseurs s’impatientaient. À l’est, l’Inde et la Chine qui alimentait ensuite le Japon et la Corée ; à l’ouest, les Perses et l’Empire byzantin qui emplissait les cales romaines puis génoises et vénitiennes. On n’a plus idée de la fourmilière marchande que furent l’Antiquité et le haut Moyen Âge. À l’époque, la mondialisation ne faisait pas baisser les prix, elle les multipliait. La valeur d’une matière précieuse explosait à chaque fois qu’elle changeait de mains. Samarcande, Boukhara et les oasis roulaient sur l’or. Inutile de dire qu’aucun conquérant ne passait auprès d’elles sans se jeter sur leurs trésors.
Impossible de résumer cette avalanche d’invasions et ce chassé-croisé de civilisations. Autant raconter l’histoire de l’Europe en trente lignes. Mais quel dommage ! On ne parle pas d’un dictionnaire des envahisseurs mais carrément du « Who’s Who » des conquérants. En gros, en énorme même, disons que tout commence par Darius et Xerxès qui annexent la région à l’Empire achéménide. Vers 300 avant J.-C., Alexandre le Grand confisque la zone et la confie à son compagnon Séleucos qui crée une civilisation grecque installée pour quatre siècles. Puis surviennent les Kouchans établis entre Kaboul et Peshawar. Passent les Huns, vers l’an 400. Puis arrivent les Arabes aux alentours de l’an 700. Les Omeyyades de Damas, puis les Abbassides de Bagdad chassés par les Samanides, musulmans eux aussi mais iraniens. Jusqu’au passage éclair (mais ses éclairs à lui s’appelaient foudre) de Gengis Khan qui, en 1220, se repose à Samarcande, mais peu de temps car il était toujours pressé.
La cité reprend vite son souffle jusqu’à l’arrivée, en 1370, de Tamerlan qui, lui, en fait sa capitale. Et là, un instant de réflexion : on parle de la capitale du plus grand empire de tous les temps. Il a conquis la Perse, s’est emparé de Moscou, a ravagé l’Inde, est revenu se servir à Damas et a écrasé les Ottomans à Ankara. À sa mort, il partait en expédition pour la Chine. On pense qu’il a tué 5 % de la population mondiale. Dans les villes conquises, il massacrait tous les habitants, sauf les artisans qu’il expédiait à Samarcande. Résultat : vous êtes dans le seul lieu au monde où le règne de l’ogre du genre humain reste comme l’âge d’or.
Et à juste titre car, en effet, il a fait de sa capitale le paradis sur terre. Mosquées, observatoires, palais, caravansérails, minarets, bazars, mausolées se succèdent de jardin en jardin dans un vacarme de chants d’oiseaux. Pour les projets du khan, des convois d’éléphants partaient charger les blocs de pierre et une métropole de briques desséchées par le soleil s’est transformée en perle illuminée de lumière. Marco Polo, qui comme d’habitude n’y est pas passé, la décrit quand même dans « Le livre des merveilles ». Comment d’ailleurs y aurait-il échappé ? De l’Euphrate au Yangzi Jiang, on ne parlait que d’elle.
Mais, en histoire, il y a les lieux et leurs maîtres de passage et, plus important, plus existentiel, demeure l’esprit des lieux. Et celui de Samarcande est particulier : ici, comme à Venise ou à Amsterdam, si les soldats font la loi, ce sont les commerçants qui écrivent la légende. De siècle en siècle et de civilisation en civilisation, ses voisins ont parlé pendant mille ans de ses habitants comme des « Phéniciens de la steppe ».
Samarcande, en effet, ne régnait pas sur un empire à l’ancienne mais sur un réseau de comptoirs. Partout, de Pékin à Delhi et de Bagdad à Ispahan, à des milliers de kilomètres de leur terre natale, on trouve la trace archéologique des marchands et des dépôts de cette Ligue hanséatique asiatique. Or qui dit marchands dit tolérance : aucun pays au monde n’a des traces religieuses aussi diverses que l’Ouzbékistan.
Si Boukhara se vante d’avoir une mosquée par jour de l’année, on a d’abord et longtemps rendu tous les cultes ensemble et, souvent, simultanément. Jupiter, Bouddha, Zarathoustra se sont succédé comme ont cohabité le christianisme, le manichéisme et l’hindouisme. Une promiscuité qu’on retrouve dans les formes artistiques que présentent le Louvre et l’Ima.
Sur les fresques royales, l’empereur aux traits chinois peut être représenté à la chasse comme un Mongol et dessiné selon les règles de la miniature persane. Des dieux concurrents se retrouvent sur les fresques des temples qui se suivent et se remplacent. Dans les céramiques comme dans les porcelaines, les influences chinoises épousent la manière byzantine et la calligraphie arabe. À Varakhcha, ville citadelle à l’entrée de l’oasis de Boukhara fouillée par des archéologues français, l’autel de feu du palais prouve que l’émir converti à l’islam pratiquait le culte zoroastrien dans sa résidence secondaire.
Dans des panthéons successifs, les conversions tournaient sans hâte au métissage à la pointe du pinceau. Sur les murs, des personnages chinois vêtus à l’indienne étaient peints à la façon persane. Le syncrétisme était la règle.
À partir du XVIe siècle, le grand courant commercial universel emprunte la voie des mers plus que les pistes du désert, et l’étoile de l’Asie centrale perd de son scintillement. Mais les chants du cygne sont parfois les plus beaux. Les descendants de Tamerlan, partis pour Delhi fonder l’Empire moghol, restent des principautés. La plus puissante est désormais celle de l’émir de Boukhara où se cultive la plus raffinée des préciosités.
Au pied de son célèbre minaret en forme de flacon de parfum, constitué de dix anneaux de plus en plus petits d’où on jetait les criminels enfermés dans des sacs, les rues disposées en forme d’échiquiers alignent les ateliers où les artisans portent le textile, les tissus ou les vêtements au niveau exceptionnel que ressuscite l’Institut du monde arabe grâce à des prêts jamais consentis auparavant. L’empire s’est évanoui, n’en reste que l’essence : son art de cour.
Aujourd’hui, Samarcande la ville bleue et Boukhara la cité beige ne sont plus à la croisée des routes du monde. Elles appartiennent juste à ces rêves impossibles à effacer. Au Louvre, pendant trois mois, et à l’Ima, pendant six mois, d’en entretenir la mémoire comme un souvenir embelli par le temps.
« Sur les routes de Samarcande. Merveilles de soie et d’or », Institut du monde arabe,
du 23 novembre au 4 juin 2023.
« Splendeurs des oasis d’Ouzbékistan », musée du Louvre, du 23 novembre au 6 mars 2023.