Essai Économie
Dossier : Autour de la Théorie Monétaire moderne
Stephanie Kelton a vulgarisé la Théorie Monétaire Moderne (TMM). À l’occasion de la traduction française de son ouvrage, Le mythe du déficit, François Facchini revient sur cette doctrine et expose un certain nombre de critiques qui lui ont été adressées.
La traduction du livre de Stéphanie Kelton ([2020] 2021), The deficit myth : modern monetary theory, arrive à point nommé pour soutenir tous ceux qui veulent installer dans l’opinion que la dette publique française n’est pas un problème. La Théorie Monétaire Moderne (TMM) prône, en effet, une politique de monétisation systématique de la dette publique (c’est-à-dire son financement par la création monétaire réalisée par la banque centrale), tant que cette dernière ne provoque aucune inflation.
Stéphanie Kelton, qui vulgarise la TMM dans cet ouvrage, est Professeure d’économie à la Stony Brook University (New York) et fut l’une des conseillères économiques du candidat aux primaires démocrates Bernie Sanders. Elle a contribué à convertir la gauche du parti démocrate américain à l’idée que les déficits publics importaient peu et que tous les maux des États-Unis étaient finalement solubles dans des choix de politiques publiques qui ne se souciaient pas des équilibres budgétaires, mais uniquement des besoins sociaux et humains.
Cet essai présente les principales thèses de Stéphanie Kelton et les principales critiques qui lui ont été adressées. Il soutient que les politiques qu’inspire la TMM sont néfastes pour le progrès économique des pays où elle viendrait à être appliquée. Ces politiques i) favoriseraient l’hypertrophie du gouvernement, ii) prendraient le risque de processus inflationnistes sans contrôle de la part des gouvernements, et iii) déboucheraient sur une croissance anémique.
La TMM i) défend une politique de garantie fédérale de l’emploi pour atteindre l’objectif de plein emploi (p. 82), ii) critique l’idée qu’il faudrait rembourser la dette publique et s’engager dans une politique d’excédents budgétaires (Chapitres 3 et 4), et iii) développe un programme politique global fondé sur l’idée que l’économie ne peut être mise au service de l’humain (Chapitre 8) que si l’État reprend le contrôle de sa souveraineté monétaire (Chapitre 6) et assume des déficits au service du plein emploi, de l’épargne, de la santé, de l’éducation, des infrastructures, mais aussi du climat et de la démocratie (Chapitre 7).
i) La politique de garantie fédérale de l’emploi (p. 82) consiste à créer un marché pour des travailleurs dont la valeur est nulle sur le marché. « Puisque le prix du marché d’un chômeur est zéro – autrement dit personne actuellement ne fait d’offre pour obtenir son travail-, l’État peut créer un marché pour ces travailleurs en fixant le prix qu’il est prêt à payer pour les recruter. Dès l’instant, où il le fait, le chômage involontaire disparaît ». Mitchell et al. (2019, p. 302) définissent pour préciser leur politique de plein emploi un taux d’emploi tampon (BER buffer employment ratio) qui est égal à la part des emplois garantis par le gouvernement sur les emplois total.
ii) Les tenants de la TMM pensent, ensuite, que les déficits publics et la croissance de la dette publique n’ont aucune importance pour un État qui possède la souveraineté monétaire et qui ne promet pas de convertir sa monnaie en quelque chose dont ils pourraient manquer comme l’or ou une monnaie étrangère (dollar) (Chapitre 2). Un pays qui a la souveraineté monétaire n’a pas de contraintes financières fortes (Mitchell et al. 2019, p. 16), car s’il doit payer ses factures, il peut toujours imprimer de la monnaie de base (Mitchell et al. 2019, p. 14). Un pays n’atteint la souveraineté monétaire que s’il n’emprunte que dans sa propre monnaie. Sous ces deux conditions, un État peut utiliser sa capacité d’émission de monnaie pour financer sa politique de plein emploi. Les tenants de la TMM contestent ainsi les positions des économistes classiques et de la synthèse, qui soutiennent que la dette doit pouvoir être remboursée, voire qu’une politique d’austérité peut être expansive. Baisse des dépenses ou hausse des impôts peuvent donc être nécessaires.
L’inflation est la seule limite à l’impression de monnaie (p. 51) : « La TMM ne rase pas gratis. Il y a des limites très réelles qu’il faut repérer – et respecter –, faute de quoi on pourrait courir au désastre ». Dans la TMM ce ne sont pas les revenus, mais l’inflation-prix qui limite la capacité de dépense du gouvernement. Si on suit l’argument, cela signifie aussi que la France, n’ayant pas de souveraineté monétaire, a un problème d’endettement public. Son appartenance à la zone euro contraint son recours à la monétisation de la dette, car elle s’endette dans une monnaie – l’euro – qu’elle ne contrôle pas. Stéphanie Kelton (p.145) développe d’ailleurs une critique des gouvernements qui ont renoncé à leur souveraineté monétaire en adhérant à l’euro. Cela conduit, de plus, à expliquer l’échec de la politique du Venezuela. Il aurait suffi que le Venezuela s’endette en bolivar et non en dollar américain pour qu’elle n’ait pas de problèmes de financement de sa dette publique.
iii) Il serait contreproductif de réaliser des excédents pour rembourser sa dette et rétablir les équilibres financiers de l’État, car le déficit public nourrit l’épargne des ménages et des entreprises. Voter son budget en excédent a l’effet inverse. Pour arriver à ce résultat, la TMM reprend un principe qu’elle décrit comme la troisième loi du mouvement d’Isaac Newton. Cette troisième loi indique que « pour chaque action, il existe une réaction égale et opposée ». Les équations de la comptabilité nationale sont ici dressées au rang de lois universelles. Dans ce modèle comptable, à chaque déficit qui existe dans une partie de l’économie correspond un excédent égal et opposé dans l’autre partie. Si une partie de l’économie paie plus de dollars qu’elle n’en reçoit, l’autre partie doit recevoir ce même nombre de dollars exactement. D’où cette équation le déficit de l’État est égal aux excédents du non-État. On peut utiliser les équations de la comptabilité nationale pour présenter ce modèle. Dans ce cas, ce qui est à gauche est le déficit budgétaire (G-T) et à droite l’équilibre économique (épargne – investissement ou S-I) : en économie fermée, l’équilibre est G-T=S-I. Les dépenses publiques moins les recettes fiscales sont égales à l’épargne privée moins l’investissement. Cela signifie que si le gouvernement réduit ses déficits (G-T), il réduit l’épargne privée. Les déficits publics deviennent une condition nécessaire d’un haut niveau d’épargne. Cela porterait selon les mots de Stéphanie Kelton ([2020] 2021, p. 131) un coup fatal au récit simpliste de l’éviction, selon lequel une hausse de la demande de financement de l’État « évince » la demande des agents privés sur le marché des fonds prêtables.
iv) Les dernières propositions de la TMM et du livre de Stéphanie Kelton ont une nature générale et traitent le déficit comme la solution à des problèmes aussi variés que la santé, l’éducation et le climat. Si la contrainte budgétaire n’est pas décisive et qu’il suffit pour les États-Unis de créer de la monnaie pour verdir leurs pratiques industrielles, agricoles et énergétiques, il ne faut pas s’en priver et faire d’une pierre deux coups : lutter contre la pauvreté aux États-Unis et réaliser les objectifs du Traité de Paris sur le Climat.
Malgré sa popularité chez un certain nombre d’économistes du parti démocrate américain, la TMM n’a pas convaincu une grande partie de la profession des économistes. L. Summers va jusqu’à écrire que la TMM propose des recettes pour un désastre annoncé (Summers 2020). Ce désastre prendrait la forme d’un gouvernement hypertrophié, avec un retour de l’inflation et une croissance économique quasi nulle (Skousen 2020, p. 11). Les critiques viennent à la fois des économistes néo-keynésiens (Krugman 2019 [1] ; Summers 2020 ; Mankiw 2020) et des économistes classiques (Palley 2015 ; Dowd 2020 ; Murphy 2020 ; Newman 2020 ; Martin 2020).
Les économistes néo-keynésiens traitent généralement la TMM par le mépris. Le professeur N. Gregory Mankiw, de l’Université de Harvard, affirmait, par exemple, dans l’introduction de son article pour le NBER (2020) sur la TMM, qu’elle avait été produite par des économistes d’universités mineurs, reconnus uniquement dans le domaine de la macroéconomie parce que leur modèle avait été repris par des hommes politiques comme Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez (Mankiw 2020, p. 1). Il y a ici à la fois du mépris et un argument d’autorité. Malgré cette posture, Mankiw (2020) fait l’effort de lire et de comprendre la TMM telle qu’elle est présentée dans le manuel de William Mitchell et Martin Watts, et L. Randall Wray (2019). Il en conclut finalement qu’il ne comprend pas l’approche proposée.
Les critiques des économistes classiques sont logiquement plus nombreuses. Elles portent sur i) la politique générale de garantie de l’emploi, ii) les risques effectifs des politiques de monétisation de la dette publique, iii) les liens négatifs qu’entretiendraient la croissance aux excédents budgétaires et iv) les bienfaits de la dépense publique.
i) La politique de garantie d’emploi promet de faire disparaître le chômage involontaire et de donner à tous les individus disposés à travailler un salaire minimum fédéral. a) Ces politiques d’emplois garanties provoqueront, tout d’abord, un effet d’éviction. Car elles mobilisent des ressources physiques – électricité, ordinateur, bureau, espace, etc. – qui ne sont pas en quantité illimitées et qui seront détournés d’un autre usage. b) Ces politiques vont, ensuite, changer les choix des personnes actives. Il suffit que la rémunération qu’offrent ces emplois soit plus élevée que ce que touche un salarié pour qu’il soit intéressé. La conséquence est un déplacement d’emplois privés vers des emplois aidés et probablement une baisse de la productivité du travail en moyenne (Skousen 2020, p. 17). c) Une fois l’emploi garanti obtenu, il n’est pas évident, de plus, que les individus souhaitent en changer. Une telle politique peut alors conduire à bloquer des ressources dans des emplois peu productifs. Si comme souvent à une récession succède une phase d’expansion, lors de la phase d’expansion, au lieu de se tourner vers les nouveaux emplois, les individus vont rester enfermés dans le système des emplois garantis. Cela va ralentir le moment de la reprise et limiter l’efficience du système dans son ensemble. d) Le niveau des salaires de ces emplois garantis ne sera pas enfin sans conséquence sur l’équilibre du marché du travail. Si les salaires garantis sont hauts, ils vont induire une hausse de tous les salaires, et donc une hausse des prix.
ii) La TMM soutient les politiques de monétisation de la dette et de bas taux d’intérêt, suivant l’idée qu’un État qui possède la souveraineté monétaire ne peut pas être à court d’argent. Les gouvernements paient leur dette arrivée à échéance en distribuant la monnaie (dollar ou euro) qu’ils ont dans leurs coffres. S’ils n’ont plus d’euros et de dollars, ils ne peuvent pas être mis en défaut puisqu’ils peuvent imprimer autant d’euros et de dollars qu’ils le souhaitent. La principale originalité de la TMM est dans ce principe. Il s’agit de donner à la politique monétaire pour mission de rendre la dette publique soutenable.
Une telle proposition se heurte tout d’abord à une limite constitutionnelle. Le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) garantit, d’une part, l’indépendance de la Banque centrale européenne (BCE) et des banques centrales nationales des États membres (article 130) et interdit, d’autre part, le financement monétaire des gouvernements européens par la BCE et par les banques centrales nationales (article 123).
Une telle proposition, ensuite, a) néglige l’effet Olivera-Tanzi (1978), b) sous-estime les risques inflationnistes de la mise au service de la dette de la politique monétaire et c) néglige les effets bénéfiques d’une déflation prix.
a/ Sous l’effet Olivera-Tanzi les paiements d’impôts ne sont pas effectués immédiatement au moment où le fait imposable s’est produit. Ces retards de paiement ou de recouvrement n’ont que peu d’importance lorsque le taux d’inflation est faible. Au contraire, lorsque l’inflation est élevée, et qu’un pays tente de financer les dépenses publiques en imprimant plus d’argent, l’acte d’imprimer plus d’argent, en augmentant le taux d’inflation, pourrait réduire les recettes fiscales d’un montant supérieur à la valeur réelle des revenus provenant du financement inflationniste. Les euros perçus par l’État en période de fortes inflations ne vaudraient plus rien. Le gouvernement serait de plus placé dans l’incapacité d’emprunter dans sa propre monnaie, car les fonds qu’il devrait emprunter auraient perdu toute valeur au moment où il les recevrait. Au fur et à mesure que l’hyperinflation s’accélère, la valeur réelle des revenus tirés de l’impression de la monnaie devient également nulle. Le gouvernement est alors confronté à la perspective d’un défaut de paiement, bien qu’il soit capable d’imprimer n’importe quelle quantité de sa propre monnaie. Pour donner un exemple, à la fin de l’hyperinflation hongroise de 1946, la valeur totale de tous les billets hongrois en circulation était d’un millième de cent américain (Dowd 2020 ; Judt 2006 p. 87). L’erreur de la TMM ici est de supposer que ce qui est correct à la marge l’est aussi pour l’ensemble (Dowd 2020). Un gouvernement peut éviter un défaut de paiement en émettant quelques dollars ou euros supplémentaires, mais il ne peut pas le faire à grande échelle.
b/ La TMM a conscience des risques d’inflation, mais en sous-estime la probabilité d’occurrence. L’application par les gouvernements de la TMM peut conduire les acteurs économiques à anticiper de l’inflation et finalement à provoquer une crise inflationniste. Le risque inflationniste croît de plus avec le montant de la monnaie de base créé pour payer les dépenses publiques. Si l’État veut couvrir des dépenses sociales en quantité limitée l’émission de monnaie de base –dollar ou euros- est envisageable. S’il veut financer l’intégralité de ces dépenses par l’impression de billet il faudra multiplier la base monétaire par un chiffre beaucoup plus important et les risques d’hyperinflation deviendront majeurs (Dowd 2020). L’absence enfin d’inflation en présence de politiques de quantitative easing ne protège pas contre un phénomène d’inflation monétaire. L’effet de la création monétaire n’est jamais immédiat. La maturation d’une crise prend toujours du temps, parfois plusieurs années.
c/ La TMM ne comprend pas, de plus, le rôle de la déflation prix. Une bonne déflation n’est pas la conséquence d’une pénurie de monnaie, mais de la baisse des prix induite par la mondialisation et la hausse de la productivité. Cette baisse augmente le pouvoir d’achat des salaires et les rentes des épargnants [2].
Une telle proposition a) ne permet pas d’expliquer la crise Russe de 1998, b) ne tient pas compte du fait que la plupart des États n’ont pas le choix de la monnaie dans laquelle ils vont libeller leur dette et c) ne tire pas les bonnes leçons de l’expérience japonaise.
a/ De fait, il ne suffit pas d’emprunter dans sa propre monnaie pour éviter aux États de faire faillite. S’il est vrai que l’Italie en 1990 n’a pas faillite et qu’elle avait une dette libellée en lire, il est vrai aussi que la Russie en 1998 a fait faillite et que sa dette était libellée en rouble.
b/ Les États n’ont pas, de plus, toujours le choix de leur monnaie. Cela dépend de la confiance que les prêteurs accordent à leur monnaie. Les prêteurs ont préféré libeller la dette vénézuélienne en dollar qu’en Bolivar, car ils anticipaient un important risque de change (Murphy 2020). Les épargnants refusent de prêter en Bolivar parce qu’ils craignent sa dévaluation. Ils préfèrent prêter et être remboursés en dollars pour limiter ce risque de change. C’est parce que les prêteurs ont plus confiance dans la Banque Fédérale américaine que dans la Banque centrale vénézuélienne qu’ils exigent une telle clause dans le contrat. Libeller sa dette en euro attire plus les investisseurs que là libeller en franc ou en lire italienne. La politique proposée par la TMM de monétisation systématique de la dette publique entraînerait probablement un effondrement du taux de change de la monnaie d’un pays qui la pratiquerait (Summers 2020, p. 673). Si c’était le cas pour les États-Unis, elle mettrait en péril sa souveraineté monétaire et pourrait mettre fin au « privilège exorbitant du dollar » – expression de Jacques Rueff. La TMM conduirait finalement à une surexploitation de ce privilège et à crise mondiale de grande ampleur.
c/ Les politiques de bas taux et de déficits systématiques ont été introduites par le Japon. La banque centrale japonaise en 1999 a été la première à abaisser ses taux à 0%. Elle a aussi été la première en 2001 à lancer un programme de rachats d’actifs ou de quantitative easing ; Les résultats de cette stratégie ont été une augmentation du ratio dette publique sur PIB de 70% à près de 240% entre 1990 et 2019 et une dette publique détenue à hauteur de 43% par la banque centrale japonaise et libellée en yen. Cette dette est soutenable, mais s’est accompagnée d’une croissance anémique depuis 1992 (moyenne de 0,9% par ans) (Skousen 2020, p. 15). La monétisation de la dette et la baisse des taux d’intérêt créent les conditions d’une dette soutenable, mais aussi d’une économie sans crise majeure, car en perpétuelle récession (Newman 2020, p. 30). b.2)
iii) La TMM ignore de plus l’importante littérature qui a montré que les excédents budgétaires ne nuisaient pas à la croissance économique (Alesina et al. 2019). Évidemment ces résultats heurtent les principes keynésiens et font l’objet de nombreuses discussions, mais il est important d’en tenir compte pour avoir une vision complète des débats en cours. Le TMM conduit à aller à l’encontre des politiques suivies par des pays comme le Canada, la Suède, Singapour, le Chili (Skousen 2020), la Corée du Sud ou encore l’Australie alors que ces dernières leur ont permis d’avoir des taux de croissance élevés et une croissance saine. Cette incapacité de la théorie à expliquer la bonne santé des économies qui pratiquent l’excédent budgétaire est la conséquence d’une erreur d’analyse. L’erreur de la TMM est de soutenir dans le cadre des équations de la comptabilité nationale qu’un excédent budgétaire devrait provoquer une baisse de l’épargne et de la consommation. Une telle proposition a) confond dette et monnaie, b) traite une tautologie comptable comme une relation de causalité et c) conduit à des incohérences logiques.
a/ La TMM ne distingue pas clairement les titres publics de la quantité de monnaie. Elle fait croire que rembourser sa dette s’est réduire la quantité de monnaie en circulation. Une dette publique n’est pourtant pas synonyme de quantité de monnaie nulle.
b/ La TMM confond équation comptable et processus dynamique de causalité. Prenons l’égalité G-T=S-I. Pour Stéphanie Kelton (p. 138), un déficit à gauche de l’équation provoque mécaniquement une augmentation de l’épargne collective à sa droite. C’est le déficit de l’État qui fournit les dollars nécessaires pour acheter les titres publics (p. 140). Ces titres publics feraient, ensuite, partie de l’épargne. Comme il ne s’agit que d’une tautologie comptable, une tout autre interprétation pourrait être faite. Si on prend au sérieux ce raisonnement, la conséquence d’un rachat de titres publics devrait être une baisse de la quantité de dollars ou d’euros disponibles dans l’économie privée. On respecte ici l’augmentation à droite et la baisse à gauche. Les politiques de rachat de titres publics réduisent les liquidités disponibles dans l’économie, même si initialement elles les ont augmentées. Si la dette publique est détenue par le public, les déficits budgétaires des États ne sont plus porteurs de création monétaire.
c/ La TMM en faisant cette erreur développe, de plus, des positions peu cohérentes. L’argument de Kelton signifie par exemple que l’annulation de la dette publique détenue par les banques centrales nationales aurait pour conséquence de détruire de la monnaie et in fine de contredire l’effet bénéfique d’une politique de rachat de titres publics.
iv) Tout l’appareillage théorique de la TMM supporte l’idée que les dépenses publiques sont des biens publics dont il ne faut pas se priver pour des raisons budgétaires. L’État n’a pas de problèmes de solvabilité, car s’il a besoin d’argent il peut le créer. Une telle proposition néglige a) ses conséquences sur le processus de décision démocratique et b) ignore l’ensemble des travaux qui ont montré qu’au-delà d’un certain seuil la dépense publique avait un effet négatif sur la croissance économique et finalement sur la soutenabilité de la dette publique.
a/ Une telle proposition renforce, tout d’abord, le pouvoir exécutif et affaiblit le pouvoir législatif. En démocratie, un gouvernement ne peut mettre en œuvre son programme que s’il a réussi à gagner les élections. Les partis politiques sont donc contraints d’être populaires. Cela peut les conduire à être démagogiques. Si un gouvernement peut sans discussion budgétaire créer de la monnaie pour acheter sa clientèle politique et accroître ses chances de gagner les élections, il le fera. La conséquence sera l’avènement de cycles électoraux. La politique monétaire ne sera plus mise au service de la croissance ou de la stabilité économique, mais du parti au pouvoir. La possibilité que donne la TMM au gouvernement de soumettre la politique monétaire aux choix budgétaires du gouvernement renforce, aussi, le pouvoir exécutif et affaiblit le pouvoir législatif. Le gouvernement pourrait contourner l’aval du parlement et financer directement ses choix par la création monétaire. Pour augmenter les dépenses, il ne serait plus nécessaire d’avoir l’aval du Parlement. Comme le note Dowd (2020), dans une telle situation, si le Président Trump veut de l’argent pour financer la construction d’un mur entre le Mexique et les États-Unis, il ordonne au secrétaire au Trésor d’imprimer de l’argent. Cela signifie que la conséquence constitutionnelle de la TMM est la dépendance des banques centrales au pouvoir politique et une négation de la démocratie.
b/ La dépense publique n’est pas par ailleurs toujours un bien public. Elle peut aussi avoir des effets négatifs sur la croissance et finalement rendre la dette insoutenable. Si la dépense publique entretient une relation non linéaire avec la croissance de la production, au-delà d’un certain seuil elle a un effet négatif sur la croissance (Facchini 2021, Chapitre 5). Une politique qui consisterait à augmenter les dépenses publiques en fonction des besoins et qui de fait acterait que l’économie de marché est incapable de réaliser cet objectif, prendrait le risque de freiner la croissance économique et de rendre la dette publique moins soutenable. Une dette publique est soutenable si le taux d’intérêt nominal devient supérieur au taux de croissance de la production.
L’originalité de la TMM n’est donc ni dans ses prescriptions de politique économique – stabilité des prix, plein emploi et soutenabilité de la dette- ni dans les instruments de politique économique qu’elle soutient pour y arriver, mais dans l’idée que la politique monétaire doit être utilisée pour rendre la dette soutenable. Elle entre en ce sens en complète contradiction avec les fondements du Traité de Maastricht qui donne pour mandat à la banque centrale de stabiliser les prix et aux gouvernements le soin de soutenir l’activité économique si nécessaire via la dépense publique. Elle défend coûte que coûte la dette sous prétexte que l’État ne peut pas faire faillite, mais la dette publique reste la dette. Ces effets sont connus et quel que soit son mode de financement (impôt ou création monétaire), la dette est source i) d’inégalités, ii) d’un impôt différé non consenti par les générations futures et donc en contradiction avec le principe du consentement d’une démocratie libérale, et iii) d’un effet d’éviction, car derrière la dette il y a une dépense qui mobilise des ressources rares (main d’œuvre, électricité, papier, etc.) qui deviennent indisponibles pour d’autres usages.
Si on ajoute à cela l’augmentation des risques inflationnistes et de crise de la dette souveraine, induite par une augmentation des taux d’intérêt, l’idée selon laquelle la monétisation de la dette publique pourrait financer tous les besoins non financés par l’effort de production ne peut que renforcer le biais électoraliste [3] des gouvernements pour les déficits et la stagnation économique qui semble s’installer dans de nombreux pays développés et la France en particulier depuis la fin du XXe siècle.
par , le 21 septembre 2021
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• Tanzi, V., 1978. Inflation, Real Tax Revenue, and the Case for Inflationary Finance : Theory with an Application to Argentina, IMF Staff Papers, 25 (3), 417-451.
François Facchini, « La Théorie Monétaire Moderne et ses faiblesses », La Vie des idées , 21 septembre 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-Theorie-Monetaire-Moderne-et-ses-faiblesses.html
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À propos de : Adair Turner, Between Debt and the Devil, Princeton
À propos de : Nicolas Buat, John Law – La dette ou comment s’en débarrasser, Les Belles Lettres
Table ronde à l’École d’économie de Paris.
[1] Krugman (2019) ne prend pas au sérieux la TMM. Il compare son raisonnement à un jeu qui invente ses règles au fur et à mesure qu’il avance.
[2] On peut ici renvoyer à toute la littérature des économistes autrichiens qui défendent les bienfaits de la déflation et le regain d’intérêt qu’a pu avoir cette thématique dans les travaux plus orthodoxes (Bordo et al. 2009). Il y a la bonne et la mauvaise déflation.
[3] Le biais électoraliste en faveur des déficits renvoie à l’ensemble des travaux initiés par l’école des choix publics (Downs-Buhanan-Tullock-Stigler) qui traite le déficit et la dette comme des impôts différés. L’impôt est impopulaire. Il réduit la probabilité de réélection des gouvernants. Ces derniers vont alors préférer l’emprunt à l’impôt pour financer les dépenses publiques qu’ils ont engagés pour entretenir leur clientèle politique ou gagner des parts de marché sur leurs concurrents politiques.