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Omniprésente depuis quelques mois dans les discours des start-up et dans la presse, l’expression peut sembler obscure. Le point sur un concept considéré tout à la fois comme un bouleversement majeur d’Internet et une usine à arnaques.
Temps de Lecture 9 min.
Le « Web3 » peut sembler être à Internet ce que le sac de Mary Poppins est au rangement : un fourre-tout. Nouveau mot à la mode, à l’instar du « métavers » remis au goût du jour par Mark Zuckerberg, le terme a envahi les discours des start-up et les articles de presse. Mais de quoi s’agit-il exactement ? Et en quoi est-ce important (ou pas) ? Explications.
En résumé, le Web3 renvoie à l’idée d’un Internet décentralisé et plus libre, indépendant des Etats comme des géants du numérique, tels que Google et Facebook. On attribue le plus souvent l’origine de l’expression à un post écrit en 2014 par Gavin Wood, le cofondateur de la blockchain Ethereum qui, cette année-là, tentait d’imaginer un Internet « post-Snowden ». Une référence au lanceur d’alerte Edward Snowden, à l’origine en 2013 de la fuite de données la plus importante de l’histoire de la National Security Agency (NSA), les services de renseignement américains.
Le Web3, comme son nom le suggère, serait un troisième moment dans l’évolution des usages sur Internet. Si l’on se réfère à la définition de ces étapes par Chris Dixon, associé à la société de capital-risque Andreessen Horowitz et fervent défenseur du concept, la première est le Web 1.0 qui, du début des années 1990 environ, jusqu’au milieu des années 2000, renvoie aux balbutiements du réseau, avec ses pages rudimentaires permettant surtout de consulter de l’information. On trouvait en toile de fond de l’époque un mythe rappelant celui de la conquête de l’Ouest : Internet était alors vu comme une « nouvelle frontière », un espace sans grande régulation, n’appartenant à personne et où tout était possible.
Puis est venu le Web 2.0, du milieu des années 2000 au début des années 2020 : c’est l’Internet de la circulation des contenus, des blogs, des fils RSS, des réseaux sociaux et de l’interactivité. Un réseau à l’usage démocratisé, plus accessible, et qui a vu s’imposer de grandes plates-formes centralisatrices comme le moteur de recherche de Google – plus de 90 % des requêtes effectuées sur Internet dans le monde – ou Facebook et ses près de 3 milliards d’utilisateurs actifs.
Le Web3 succéderait ainsi à ces deux premières phases, tout en prétendant en faire une sorte de synthèse : rendre à l’internaute son indépendance et l’excitation du Web des débuts, tout en gardant les innovations et le confort d’utilisation issus du Web 2.0.
Le concept est étroitement lié à la technologie de la chaîne de blocs, la « blockchain », un système de certification décentralisé. Il faut s’imaginer un grand registre, dont les pages – les « blocs » – servent à consigner toutes les transactions effectuées entre les utilisateurs. Pour chaque transaction, une nouvelle ligne s’ajoute aux précédentes, le registre comprenant donc l’historique complet de tous les échanges et formant ainsi une « chaîne ».
Ce qui fait la validité et la solidité théoriques d’une blockchain, c’est l’absence de confiance en quiconque
Il n’y a pas d’individu ou d’organisation unique chargé de la validation des interactions : toute modification de la blockchain doit être collectivement validée par les calculs des ordinateurs qui composent le réseau. Ce n’est donc pas la confiance accordée à un quelconque organe central qui fait la validité et la solidité théoriques d’une blockchain, mais, au contraire, l’absence totale de confiance en quiconque, tout le monde vérifiant tout.
L’une des blockchains les plus célèbres est celle du bitcoin. Née en 2008, cette cryptomonnaie a été conçue en réaction à la crise financière qui explosait cette année-là, avec comme volonté de s’affranchir du monopole des Etats sur la monnaie et de l’emprise des places financières.
Depuis, de nombreuses autres blockchains ont été créées, comme Solana, Hyperledger ou Tezos, sur lesquelles s’appuient le plus souvent les projets relatifs au Web3 : des collections d’images sous forme de « non-fungible tokens » (NFT, ou « jetons non fongibles » en français, comme les CryptoPunks ou le Bored Ape Yacht Club), des entreprises alliant NFT et compétitions sportives, comme Sorare ou NBATopShot, un projet de réseau social décentralisé ayant pour objectif de rémunérer chaque internaute pour tout ce qu’il fait en ligne, ou encore une start-up cherchant à permettre aux utilisateurs de parier sur l’issue de procédures judiciaires…
L’idée centrale de toutes ces initiatives fondées sur une blockchain reste la même : ne pas faire confiance à un organe central, mais plutôt au réseau de certification, anonyme et décentralisé. En résumé, tout projet ayant trait de près ou de loin à une blockchain peut donc aujourd’hui se retrouver estampillé « Web3 ».
Il y a d’abord la popularisation progressive de la technologie de la blockchain, qui rend aujourd’hui techniquement possible, selon les acteurs de l’industrie, un tel retour du pouvoir de décision dans les mains des internautes.
Mais il y a aussi un changement d’état d’esprit. Surveillance de la NSA, scandale Cambridge Analytica, Facebook Files, explosion des rançongiciels… Au fil des révélations, la confiance des internautes dans les plates-formes qu’ils utilisent au quotidien s’est érodée. Même chez les principaux artisans de l’Internet tel qu’on le connaît aujourd’hui, une forme de regret se fait sentir. Le fondateur de Twitter, Jack Dorsey, s’excusait ainsi publiquement, le 2 avril, disant se considérer comme « en partie responsable » du fait d’avoir « abîmé Internet ».
Mais tout cela ne serait rien sans un ingrédient essentiel : la peur panique pour certains de passer à côté de la nouvelle révolution. Comme le raconte The Atlantic, les défenseurs du Web3 ont remis au goût du jour un face-à-face télévisuel de 1995 pour appuyer leur position : cette année-là, sur le plateau du « Late Show », le jeune Bill Gates tente d’expliquer à David Letterman en quoi consiste Internet. L’incompréhension assumée du présentateur vedette, à la limite de la condescendance, déclenche l’hilarité des spectateurs et vient, rétrospectivement, appuyer aujourd’hui l’argumentaire des défenseurs du Web3 : ne passez pas à côté, où vous serez les David Letterman des années 2020.
Parce qu’il s’inscrit dans une époque tissée de désillusions, ce FOMO (pour Fear of Missing Out, la peur de rater quelque chose) constitue ainsi l’un des principaux moteurs du succès du Web3 dans les discours… et dans les portefeuilles. Il suffit pour cela de regarder les investissements colossaux réalisés par certaines entreprises dans le domaine, à l’image du cabinet Andreessen Horowitz, aussi connu sous le nom de a16z, qui a déjà investi 3 milliards de dollars (2,75 milliards d’euros) dans des start-up se réclamant du Web3.
Pour ceux qui s’y investissent, c’est une évidence : l’écosystème d’Internet s’apprête à être profondément bouleversé. Exit les sites intermédiaires que les internautes sont obligés d’utiliser et de payer, soit avec de l’argent, soit avec leurs données. Ici, les internautes récupéreraient le pouvoir.
Dans une interview au média spécialisé The Verge, Chris Dixon cite par exemple des start-up comme Royal ou Sound.xyz qui, grâce aux NFT, permettraient, selon lui, aux artistes d’être mieux rémunérés pour leurs créations. Certes, créer un NFT a un coût, mais une fois en ligne, pour peu que ce dernier ait du succès, il pourrait en théorie permettre à un artiste de recevoir directement de l’argent de ses fans, sans être ponctionné par les grandes plates-formes de streaming, comme Spotify, dont le système de rémunération est régulièrement critiqué.
Mais les critiques sont légion. Même le milliardaire Elon Musk – l’homme qui a pourtant envoyé une voiture électrique dans l’espace, propulsé en quelques tweets une cryptomonnaie à l’effigie d’un chien au firmament et promis des trains atteignant 1 200 km/h – estime que le Web3 relève « davantage du marketing que de la réalité ».
Marketing, car certains observateurs font remarquer que bon nombre d’acteurs impliqués dans le Web3 sont les mêmes que ceux qui ont contribué à bâtir l’Internet actuel, pourtant décrié. A commencer par Marc Andreeseen, cofondateur d’Andreeseen Horowitz, qui a, par le passé, investi dans des entreprises comme Facebook, Instagram, Pinterest ou encore Twitter. S’impliquer autant dans le Web3 serait, pour eux, surtout une manière de résoudre une certaine crise d’identité et de continuer à se montrer innovant.
A cela s’ajoute le fait que l’idéal décentralisé au cœur du Web3 reste, par certains aspects, en trompe-l’œil, puisque des projets estampillés comme tels appartiennent parfois aux mêmes acteurs – c’est, par exemple, la même entreprise, Yuga Labs, qui détient les trois collections de NFT les plus courues dans le même monde – et obligent, par ailleurs, les utilisateurs à recourir à des services ou à des plates-formes uniques : pour les NFT par exemple, on constate que la plate-forme OpenSea concentre déjà 97 % des parts de marché.
Une critique régulièrement émise concernant les blockchains, les cryptomonnaies et le Web3 en général : apprendre à s’en servir n’est pas à la portée de tous
Une forme de domination inévitable si les technologies issues du Web3, comme les NFT, entendent devenir un jour véritablement grand public, à en croire le site spécialisé Protocol. Les utilisateurs lambda auront comme exigence d’avoir des garanties de protection avant d’investir – OpenSea est, par exemple, intervenu récemment pour « geler » des NFT volés, se retrouvant confrontée à des problématiques de modération on ne peut plus classiques – ainsi que des facilités techniques d’utilisation.
C’est d’ailleurs une critique régulièrement émise concernant les blockchains, les cryptomonnaies et le Web3 en général : comprendre leur fonctionnement et apprendre à s’en servir n’est aujourd’hui pas à la portée de tous. « Les technologies comme Ethereum ont été construites avec beaucoup des mêmes pièges implicites que le Web1, remarque ainsi Moxie Marlinspike, le fondateur de la messagerie cryptée Signal. Pour rendre ces technologies accessibles, l’espace est en train de se consolider autour… de plates-formes. »
Cette question de l’accessibilité et de la sécurité est d’autant plus brûlante que NFT, cryptomonnaies et finance décentralisée ont donné lieu, en à peine quelques mois, à un nombre astronomique d’abus et d’arnaques. Une troisième procédure judiciaire allant à l’encontre d’OpenSea après le vol de NFT, une vulnérabilité technique détectée dans la plate-forme Rarible ou encore à un projet promu par un influenceur comme une opération de charité qui, en fin de compte, s’est révélé être une arnaque… Sur un site intitulé « Web3 Is Going Great » (« le Web3 se passe super bien »), la développeuse Molly White liste ainsi, non sans une certaine ironie, les escroqueries, spéculations et autres entreprises de margoulins qui sont, pour l’heure, légion dans le monde du Web3.
Sans forcément parler de tentatives d’extorsion, force est de constater que la spéculation fait, pour l’heure, partie intégrante de nombreux projets de cet univers : il s’agit bien souvent d’être parmi les premiers sur le coup, afin de se tailler la part du lion, ou alors de rendre payantes des choses qui, jusqu’ici, ne l’étaient pas. Une financiarisation du Web, finalement, assez éloignée de l’idéal égalitariste de l’Internet des débuts, que le Web3 prétend pourtant ressusciter.
Ce qui fait dire au musicien Brian Eno, qui a toujours montré son intérêt pour les arts numériques, dans un entretien à The Syllabus : « Les NFT me semblent juste être une manière pour les artistes d’avoir leur propre petit bout de capitalisme mondialisé, notre propre petite version mignonne de la financiarisation. C’est super, maintenant, les artistes peuvent aussi devenir des petits cons de capitalistes. »
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