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6 min
par Serge Kaganski
Publié le 17 mars 2017 à 15h58
Mis à jour le 17 mars 2017 à 15h58
Trouble every day
Au moment où sort le fulgurant « Grave », le premier long-métrage de Julia Ducournau, petite sélection de films sur le cannibalisme. Au menu, de la série Z, un chef d’oeuvre de Pasolini, des tourtes à la viande humaine et des chtis anthropophages
Avec Grave, Julia Ducournau signe une entrée marquante en cinéma en bousculant un peu le paysage habituel du jeune cinéma français. Il n’est en effet pas si courant sous nos latitudes de mêler deux veines à priori aussi éloignées que le teen movie initiatique et le genre gore, l’anthropophagie étant ici le signe des métamorphoses du corps adolescent et de l’éveil de la sexualité. Outre son travail sur le genre, Grave est remarquable par son énergie, son intensité et son rythme, évoquant un sujet à la Breillat qui serait revu façon film de genre à la De Palma ou Cronenberg et filmé par la jeune Patricia Mazuy. Cet objet atypique dans le cinéma français récent ne doit cependant pas nous faire oublier que l’anthropophagie et le cannibalisme ont déjà été regardés par de nombreux cinéastes dans pléthore de films de genre et tonalités très divers. En voici un best of – ou worst of, selon l’appétence de chacun pour les fantasmes liés à la chair humaine.
1963 – Orgie sanglante de Hershell Gordon Lewis
Un classique de la série Z, une pépite du gore, l’un des films cultes du couple psychobilly de The Cramps. L’histoire est abracadabrantesque et assez poilante : un traiteur égyptien fabrique de la charcuterie et des plats avec les membres de femmes qu’il a assassinées. Il entend servir ces mets à une famille lors du mariage de leur fille afin de pratiquer un rituel qui serait censé ressusciter la divinité Ishtar. Allo ?! Le genre de ouferie kitsch que produisait la sous-culture américaine des années cinquante-soixante avec beaucoup d’audace et d’imagination pour des résultats peu crédibles et peu effrayants mais assez amusants. Pape du Z, Gordon Lewis a ensuite enchaîné avec un autre classique junk, 2000 maniacs. Ou quand le mauvais goût devient sublime à force d’outrances et de transgressions ludiques de la morale majoritaire.

1969 – Porcherie de Pier Paolo Pasolini
Dans la partie médiévale du film, Pierre Clementi mange son père pour survivre et prend goût à l’anthropophagie. Son monologue est inoubliable : « j’ai tué mon père, j’ai mangé de la chair humaine et je vibre de joie ». Filmé de façon dépouillée, réaliste, sans effets outranciers, le cannibalisme est ici une métaphore politique, sociale, anthropologique, celle d’un capitalisme prédateur vu dans la seconde partie du film, qui dévore les hommes, la culture populaire et ne laisse plus aucune place à la spiritualité et aux sentiments. Le film rejoint aussi cette phrase de Pasolini qui dit que « l’histoire est faite par des fils qui veulent tuer leur père« . Au vu de l’ultralibéralisme contemporain et de ses ravages multiples, on pressent que ce film n’a pas perdu une once de sa puissance transgressive et politique, au contraire, puisque nous sommes plus que jamais englués dans la porcherie.

1973 – Soleil vert de Richard Fleischer
Un film d’anticipation qui semble presque parler d’aujourd’hui en inventant un New York surpeuplé (44 millions d’habitants) et surchauffé (température moyenne de 30°). La nourriture naturelle n’existe pratiquement plus (seuls quelques privilégiés y ont accès) et les habitants affamés sont nourris au Soylent, un aliment de synthèse. Vers la fin du film, le héros découvre que le Soylent est fabriqué non à partir de plancton selon la communication officielle mais à base de cadavres humains. L’anthropophagie est au coeur de la chaîne alimentaire à l’insu des foules. Là encore, on n’est pas éloigné des scandales alimentaires et industriels qui éclatent régulièrement aujourd’hui. On n’est pas loin non plus de Porcherie, du moins sur le plan du « message » : le capitalisme est une forme de cannibalisme.

1977 – La Colline a des yeux de Wes Craven
Une famille décide partir en vacances pour resserrer ses liens. Sur une route détournée du Nouveau Mexique, elle tombe sur une tribu de cannibales… Avant tout film d’horreur superbement efficace (on a vraiment les jetons), La Colline a des yeux revêt une dimension politique sous-jacente, le Nouveau-Mexique ayant été une zone d’essais nucléaires dans les années cinquante. De là à penser que l’appareil militaro-industriel américain a enfanté des monstres etq ue le pouvoir américain dévore son propre peuple, il n’y a qu’un pas métaphorique que suggère allègrement (si on peut dire) Wes Craven.

1980 – Cannibal holocaust de Ruggero Deodato
Les Italiens savaient s’amuser avec le cinéma, parfois jusqu’aux limites extrêmes des possibilités cinématographiques. Ainsi de ce film culte, adoré autant qu’haï, où une équipe de télévision part à la recherche d’une équipe de chercheurs et de reporters portée disparue dans la jungle amazonienne. Ce film Z est loin de The Lost city of Z et frise l’insoutenable. Animaux tués et charcutés, femmes violées ou empalées, têtes tranchées, avortement sauvage et dégustation de chair humaine. Beeeurk! Le film fut l’objet de multiples polémiques. On a accusé Deodato de pratiques snuff sur ses acteurs (faux), d’avoir blessé ou tué de vrais animaux (vrai)… Surtout, on a reproché au réalisateur d’avoir ourdi un film ultraviolent alors qu’il entendait dénoncer le sensationnalisme des médias. Difficile à regarder, il ne faut pas oublier que Cannibal holocaust est avant tout du cinéma, du fake, du grand guignol, mais réalisé de façon tellement réaliste et convaincante qu’on en oublie l’aspect simulacre. Ce film représente ici toutes les cannibaleries multiples, tous les innombrables films avec « cannibale » dans le titre qui ont fait la chair pas toujours fraîche du genre gore.

1981 – Le Territoire de Raul Ruiz
Inspiré d’un célèbre fait divers (les survivants d’un crash aérien dans les Andes ont fini par manger leurs congénères morts afin de survivre) qui a également donné lieu au film hollywoodien Les Survivants de Frank Marshall, Le Territoire met en scène un groupe de touristes qui s’égare et finit par s’en remettre à l’anthropophagie afin de survivre. Le cannibalisme comme mode de survie, c’est une angoisse couramment partagée quand on fantasme une guerre possible, une pénurie alimentaire, une catastrophe naturelle ou autres scénarios possibles de crise grave voire de fin de l’humanité. Il est à noter que Wenders a emprunté un reliquat de pellicule du film de Ruiz pour mener à son terme L’Etat des choses, soit la métaphore de la survie cannibale débordant sa fiction pour qu’un film puisse exister grâce aux reliefs morts d’un autre film.

1991 – Le Silence des agneaux de Jonathan Demme
Le thriller blockbuster de Demme met en scène deux des plus grandes figures de salopards de l’histoire du cinéma avec Hannibal Lecter, sérial killer volontiers cannibale, et Buffalo Bill, qui écartèle ses victimes féminines pour fabriquer des vêtements avec leur peau. Un voyage au bout de la psychose dont la charge anxiogène consiste à réintroduire le cannibalisme dans notre environnement proche. Les mangeurs ou manipulateurs de chair humaine ne sont pas des peuplades primitives vivant dans des territoires reculés mais des quidams du coin de la rue, votre voisin au-dessus de tout soupçon.

2001 – Trouble everyday de Claire Denis
Un couple de succubes sexy (Béatrice Dalle et Vincent Gallo, waow !) et cannibales rôdent dans Paris et ses friches banlieusardes. Ils sont amoureux, désirants, mais tentent de réfréner leurs pulsions sexuelles pour ne pas dévorer leurs amants. Lui y parvient, elle non, et quand elle s’accouple avec Nicolas Duvauchelle, l’étreinte est d’une sauvagerie gore absolue. Mais si ce pic sanglant est particulièrement spectaculaire et terrifiant, le film est à son meilleur quand les vampires se retiennent et que le désir non assouvi fait vibrer sensuellement chaque portion de leur visage, de leur corps tout en infusant chaque plan. Comme exemple de film cannibale féminin français contemporain (ouf), on aurait pu citer aussi Dans ma peau de Marina De Van, tout aussi carnassier et sanglant mais moins beau à nos yeux.

2007 – Sweeney Todd de Tim Burton
La méchante qui a contribué à abîmer la vie du barbier Sweeney Todd tient une échoppe de tourtes à viande qu’elle fourre de chair humaine, avec parfois de vrais morceaux de doigts dedans. Dans cet univers sombre mais néanmoins féérique de musical, le cannibalisme découle des ogres et loups cannoniques de tous les contes de notre enfance et rappelle que l’anthropophagie est un fantasme noir ou une terreur qui se formule dès le plus jeune âge.

2016 – Ma Loute de Bruno Dumont
Dans cette fantaisie sur la bourgeoisie IIIème république où Dumont cannibalise la peinture de l’époque et les origines du cinéma, une famille de pêcheurs prolétaires de la côte d’Opale se nourrit de membres humains : rôtis de doigts, de bras, de cuisses constituent le joyeux barbecue familial. La scène est à la fois effrayante et désopilante. En une métaphore inversée de celles de Porcherie ou de Soleil vert, ce coup-là, ce sont les prolos qui dévorent les puissants pour leur rendre au centuple la monnaie de leur pièce en une version inédite et féroce de la lutte des classes où la pulsion vengeresse remplace l’articulation politique.

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