Depuis plusieurs mois, on lit et on entend des projets d’émission de monnaies digitales par les banques centrales, en complément ou même parfois en remplacement de la monnaie fiduciaire. Selon une étude récente de la BRI, plus de la moitié des banques centrales étudient ou vont à court terme étudier un projet de digitalisation de la monnaie fiduciaire ou d’mission d’une monnaie purement digitale. Certes, la décision d’émettre une monnaie digitale pour une banque centrale est d’abord d’ordre politique et économique. Mais certains aspects juridiques doivent aussi être pris en compte.
Définition de la monnaie digitale
Parmi ces interrogations, la première qui se pose est de savoir si ces monnaies digitales constituent une nouvelle forme de monnaie ou bien au contraire si elles s’inscrivent dans le cadre réglementaire existant. Totalement incongrue il y a encore quelques temps, la question des monnaies digitales légales semble aujourd’hui concentrer l’attention de nombreuses banques centrales. A commencer par la BRI qui, dans une étude, incite les banques centrales à s’interroger sur la possibilité d’émettre des cryptomonnaies[2], ce que le document appelle des CBCC (Central Bank Crypto Currency) encore aussi appelée Central Bank Digital Currency (CBDC). Le document pose le problème pour l’essentiel sur les aspects de politique monétaire et économique et n’aborde pas – ou très peu – les questions juridiques. Et pourtant, les interrogations juridiques sont nombreuses[3], la principale étant la suivante : à quel régime juridique obéit une CBCC ? Est-il possible de rattacher le régime juridique de ces CBCC à celui de la monnaie fiduciaire en circulation, ou à celle de la monnaie scripturale ? Ou bien convient-il de créer un nouveau type juridique de monnaie ?
Bien que les approches varient d’une institution financière internationale à l’autre et qu’il n’existe pas de définition unique[4], une CBDC peut être considérée comme une représentation numérique d’une monnaie émise par une banque centrale, libellée dans l’unité de compte officielle de celle-ci, à destination du public pour tout type d’usage et qui peuvent être échangés, de pair à pair, de façon décentralisée. Une CBDC peut prendre plusieurs formes avec des propriétés différentes, selon son objet. Une CBDC peut ainsi être vue soit comme une représentation symbolique de la monnaie sous sa forme physique (billets de banque et pièces de monnaie) et/ou de dépôts électroniques, soit comme une nouvelle forme de représentation de la monnaie légale. Une CBDC pourrait être émise par la banque centrale directement auprès des banques commerciales et des autres prestataires de services de paiement, et même auprès des particuliers, et serait échangé au pair avec les autres engagements monétaires de la banque centrale.
Pour la BRI, « la CBDC est potentiellement une nouvelle forme de monnaie de banque centrale numérique que l’on peut distinguer des réserves ou des soldes de règlement détenus par les banques commerciales auprès des banques centrales. Il existe divers choix de conception pour une CBDC, y compris : l’accès (large ou restreint) ; le degré d’anonymat (allant de complet à aucun) ; la disponibilité opérationnelle (allant des heures d’ouverture actuelles à 24 heures par jour et sept jours par semaine) ; et les caractéristiques portant intérêt (oui ou non) »[5]. Ainsi, pour la BRI, deux principales variantes des CBDC peuvent être émises : une version à usage du marché des professionnels et une version à usage général. La variante du marché des professionnels limiterait l’accès à un groupe prédéfini d’utilisateurs, tandis que la variante à usage général serait largement accessible au public.
La CBDC, au niveau le plus élémentaire, serait simplement une valeur monétaire stockée électroniquement (numériquement ou sous forme de jeton électronique) qui représente un engagement de la banque centrale et qui peut être utilisée pour effectuer des paiements comme la monnaie scripturale ou la monnaie fiduciaire puisqu’elle aurait cours légal. Défini ainsi, la question de la cryptographie n’est plus centrale et ne constitue plus l’une des caractéristiques propres de ce type de monnaie.
De la même manière, le consensus par réseau décentralisé n’est pas plus un élément central de ce type de monnaie, puisque seule la circulation de pair est pair serait décentralisée, mais non l’émission. En ce sens, une CBDC s’éloigne assez fortement des crypto-actifs à valeur monétaire comme le Bitcoin ou autres en ce que ses caractéristiques s’éloignent de ces actifs. C’est en ce sens qu’il est préférable de plutôt parler de « monnaie digitale » plutôt que de cryptomonnaie. La raison principale en est qu’une CBDC reste totalement contrôlée par la banque centrale qui l’émet, que ce soit au niveau de l’émission, de la circulation, ou de son usage.
Fonctionnement d’une monnaie digitale émise par une banque centrale
Contrairement à la monnaie échangée par les comptes des banques centrales de manière centralisée, une CBCC serait échangée directement entre le payeur et le bénéficiaire sans intermédiaire bancaire en utilisant la technologie blockchain (le plus souvent dans sa version DLT privée). L’idée de voir des banques centrales émettre des monnaies totalement digitalisées s’inscrit dans la logique de la disparition du cash et de la monnaie fiduciaire. En effet, une CBCC aurait quasiment les mêmes caractéristiques que la monnaie fiduciaire, en particulier un certain anonymat. Car ce qui freine aujourd’hui le mouvement de suppression de l’argent fiduciaire, c’est l’anonymat que permettent les transactions et ce même anonymat dans la détention. Une CBCC pourrait elle aussi permettre de garder cette fonction d’anonymat (jusqu’à un certain point) et ainsi faciliterait la suppression progressive des instruments physiques monétaires tout en gardant la main par la banque centrale sur la circulation de la masse monétaire et donc le pilotage de l’inflation, car elle seule aurait pouvoir d’en émettre. En fait, une CBCC ne serait rien d’autre que du cash digitalisé.
Les banques centrales pourraient créer des CBDC pour tous les agents économiques. Ils pourraient fournir un moyen de paiement numérique, qui serait une créance sur la banque centrale. La solution la plus simple serait de permettre aux particuliers et aux entreprises (et pas seulement aux intermédiaires financiers) de détenir directement des comptes à la banque centrale, qui pourraient même porter intérêt. Les banques centrales pourraient également recourir à l’émission de leurs propres comptes digitaux, en recourant éventuellement à une technologie plus ou moins décentralisée (mais restant sous le contrôle de la banque centrale) et quasi anonyme pour imiter et remplacer les billets de banque.
La décision pour une banque centrale d’émettre une CBDC est avant tout politique et économique. Mais certaines considérations juridiques doivent aussi être prises en compte dans la mesure où selon le statut des banques centrales, et les caractéristiques de la CBDC, la capacité pour une banque centrale d’émettre ce type de monnaie peut varier. Comme le note la BIS, « In some countries, there are legal considerations. Not all central banks have the authority to issue digital currencies and expand account access, and issuance may require legislative changes, which might not be feasible, at least in the short term”. En fait, tout dépend justement si la CBDC se rattache ou pas au cadre réglementaire de la monnaie fiduciaire ou s’il convient de créer un nouveau cadre juridique pour un nouveau type de monnaie. Ce sont donc les caractéristiques de chaque CBDC qui permettront de déterminer le cadre juridique applicable. Or, une CBDC présente des spécificités par rapport à la monnaie fiduciaire traditionnelle.
La première interrogation juridique en cas d’émission de CBDC concerne l’anonymat.
Certaines banques centrales préféreront se rapprocher le plus possibles de la monnaies fiduciaire et recourir à une CBDC anonyme de façon à rester le plus proche possible dans l’utilisation du CBDC de la monnaie fiduciaire ; mais on peut penser que la plupart des banques centrales souhaiteront recourir à une possibilité d’identification des utilisateurs des CBDC, soit par le caractère pseudonyme, soit même en obligeant les utilisateurs des CBDC a révéler leur identité au moment de la création de leurs comptes ou de leur utilisation. Cette question de traçabilité est bien sûr liée au souci d’éviter l’utilisation des CBDC comme des outils de blanchiment (comme l’est aujourd’hui la monnaie fiduciaire).[6] Reste le côté psychologique de ce changement en profondeur : dans quelle mesure les utilisateurs des CBDC accepteront-ils une absence d’anonymat, et même une identification lors de chaque transaction, voire même simplement lors de la détention de CBDC ? Le risque est alors que les CBDC ne soient pas utilisées et au contraire rejetées par une partie importante de la population. Il vrai qu’il s’agit là d’une question de culture, certains pays étant plus préparés que d’autres à une telle évolution.
La deuxième grande interrogation juridique d’une CBDC est celle de la fongibilité[7].
La question se pose de la même manière pour les monnaies digitales émises par les banques centrales. Or, jusqu’à quel point peut-on recourir à l’analyse juridique développée ne matière de monnaie fiduciaire pour les CBDC ? C’est du fait que les pièces de monnaies ont – de par la loi – un cours légal que toutes les pièces de même valeur nominale dans une même unité de compte sont interchangeables et substituables, c’est-à-dire fongibles. Le principe de cours légal des monnaies impose aux débiteurs et aux créanciers d’accepter toutes les pièces considérées comme ayant cours légal par les autorités à leur valeur nominale stipulée. Ainsi, même si deux francs ou shilling n’étaient pas physiquement fongibles – du fait que l’un était coupé et usé et contenait donc beaucoup moins d’argent que le deuxième plus récent – les utilisateurs de ces francs ou shilling étaient tenus de les traiter comme s’ils étaient parfaitement interchangeables. Mais ce principe du cours légal conduisait à accorder artificiellement à la “mauvaise” pièce (elle avec moins de métal) le même pouvoir d’achat que la “bonne” pièce (celle avec suffisamment de métal). Ainsi, ce qui a conduit Gresham à constater que ” lorsque dans un pays circulent deux monnaies dont l’une est considérée par le public comme bonne et l’autre comme mauvaise, la mauvaise monnaie chasse la bonne”. Cette parfaite fongibilité des CBDC devrait permettre à leurs détenteurs de pouvoir les échanger contre de la monnaie scripturale ou fiduciaire sans coût ni décote. En fait, cela revient à rajouter dans la définition du cours légal d’une monnaie nationale dans l’ordre juridique interne la représentation digitale à côté de la forme fiduciaire ou scripturale.
Le troisième point d’attention juridique des CBDC a trait à la question de la règlementation du faux monnayage.
La définition du faux monnayage suppose généralement la mise en circulation de signe monétaire non autorisé, c’est-à-dire à des représentations matérielles de la monnaie, ce qui renvoie à l’aspect fiduciaire de la monnaie. C’est pourquoi la fausse monnaie ne concerne que la monnaie fiduciaire et non la monnaie scripturale. En effet, seuls sont visées par les dispositions légales et législatives relatives au faux monnayage les signes monétaires physiques et matériels, c‘est à dire en pratique, les billets et les pièces métalliques. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles les crypto-actifs monétaires ne tombent généralement pas dans le champ des dispositions relatives au faux monnayage. Les CBDC étant des monnaies légales, elles seront protégées comme la monnaie légale, mais leur introduction nécessitera le plus souvent de modifier le cadre réglementaire pour viser le faux monnayage digital, même si aujourd’hui les conditions techniques de protection de la monnaie digitale offrent des solutions pour les banques centrales[8].
Le quatrième point d’attention touche au contrôle des changes.
De nombreux pays disposent d’une réglementation en matière de contrôle des changes visant à empêcher la fuite des capitaux vers l’étranger sous le contrôle d’un office des changes. Le contrôle des changes s’appliquent à tous types de représentations monétaire : fiduciaire comme scriptural. L’apparition de cryptomonnaies a toutefois modifié la question dans la mesure où compte tenu de leurs caractéristiques, ces cryptomonnaies permettent de contourner les réglementations nationales en matière de contrôle de changes. En effet, comme le souligne le FMI dans une de ses études sur les crypto-monnaies, celles-ci peuvent être utilisées pour effectuer un transfert transfrontalier d’une monnaie fiduciaire tout en contournant les moyens de paiement traditionnels systèmes. « Comme l’applicabilité des régimes nationaux de contrôle des changes à ces systèmes est souvent peu claire, la possibilité que les « [crypto-monnaies »] puissent servir de moyen d’échapper au contrôle des capitaux est évidente »[9]. Ce fut l’une des principales raisons pour lesquelles un certain nombre de pays, au regard du nombre croissant de transactions réalisées en crypto-monnaies ont interdit les transactions effectuées via les monnaies virtuelles. La question pratique qui se pose pour de nombreuses banques centrales consiste donc à déterminer si la réglementation en place relative au contrôle des changes permet d’inclure dans celle-ci les crypto-monnaies afin de limiter voire d’en interdire l’achat et la détention. La question dépend bien sûr de chaque législation nationale en la matière. Mais s’agissant des CBDC, leur usage devra là aussi respecter les réglementations nationales relatives au contrôle des changes, ce qui conduira le plus souvent à adapter la réglementation en vigueur afin de bien viser ce type de monnaies par la réglementation. Pour les CBDC, le contrôle des changes sera facilité du fait de la traçabilité.
En conclusion, l’émission par une banque centrale de CBDC nécessite préalablement à son lancement une étude de l’environnement juridique et réglementaire du cadre national afin de déterminer la qualification de cette représentation monétaire digitale. Compte tenu de la nature juridique de cette monnaie, il sera la plupart du temps nécessaire de modifier l’environnement juridique afin d’attribuer au CBDC les mêmes effets juridiques que la monnaie fiduciaire. A défaut de cette assimilation, il conviendra de créer un nouveau régime juridique propre au CBDC.
[1] cet article a été précédemment publié dans la Revue Banque, n° 829, février 2019.
[2] M. Bech & R. Garratt, Central Bank cryprtocurrencies, BIS, Quaterly Review, September 2017, p. 55. Depuis, d’autres publications ont été effectuées, à commencer par le FMI : IMF, Virtual Currencies and Beyond: Initial Considerations, 2016, SDN/16/03 ; IMF, Money, transformed, Finance & Development, June 2018 ; IMF, Casting Light on Central Bank Digital Currencies, 2018, SDN/18/08.
[3] Cf. A. Didenko, and R.P Buckley, The Evolution of Currency: Cash to Cryptos to Sovereign Digital Currencies, 42 Fordham International Law Journal; UNSW Law Research Paper No. 18-69. Available at SSRN: https://ssrn.com/abstract=3256066 or http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.3256066
[4] De nombreuses institutions financières internationales ont publié des études sur les CBDC : le FSB, FMI, la BRI, l’OCDE, à côté de banques centrales elles-mêmes comme la Banque d’Angleterre et la Banque du Canada.
[5] BIS, Central Bank Digital Currency, March 2018
[6] BIS, Central Bank Digital Currency, March 2018
[7] : cf. H. de Vauplane, in Revue Banque.
[8] N. Chrsitin and ali, “Monetary Forgery in the Digital Age: Will Physical-Digital Cash Be a Solution?” I/S: A journal of law and policy, vol. 72, p. 172, 2012.
[9] FMI, Virtual Currencies and Beyond: Initial Considerations, January 2016, SDN/16/03, p. 31.
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