Challenges Monde
Par Régis Arnaud le 04.04.2022 à 09h18 Ecouter 5 min.
Jadis refuge en cas de tempête mondiale, la monnaie japonaise rebute désormais les marchés.
Le yen, monnaie diminuée. Même dans les crises mondiales.
On pouvait toujours compter sur lui dans les coups durs. Il était, avec l’or, la valeur refuge des investisseurs en cas de crise mondiale. Qui ça? Le yen. Crise financière (2008), catastrophe de Fukushima (2011), dévaluation du yuan chinois (2015), apparition du Covid-19 (2019) furent toutes l’occasion d’une montée en flèche spectaculaire de la monnaie japonaise. Or ce statut à part semble révolu. Lundi dernier, elle a franchi le plancher des 125 yens face au dollar, seuil pas atteint depuis 2015. Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, il poursuit, bon an mal an, sa glissade. En valeur réelle, selon la banque des règlements internationaux, le yen est aujourd’hui à son niveau de… 1972.
Comment est-il tombé dans cette anémie permanente ? Il y avait naguère des raisons objectives à placer son argent dans cette devise de deuxième rang, sans portée universelle comme le dollar ou l’euro. Dans un océan d’instabilité, le Japon demeure la troisième économie du monde, avec des institutions stables et des marchés financiers ouverts. Il est toujours, et de très loin, le premier créancier net mondial selon le FMI. Mais sa position s’effrite avec le temps. L’économie de l’Archipel ne croît guère plus, au mieux, que de 1% par an, en deçà des économies comparables, et ses perspectives sont exécrables. Longtemps en excédent commercial, le Japon est depuis une dizaine d’années en déficit commercial chronique – croissant. Surtout, le gouvernement ne souhaite pas que le yen se raffermisse. La banque centrale nippone (BoJ) suit depuis 2013 une politique monétaire ultra accommodante dont un des effets principaux est d’affaiblir durablement le yen afin de rendre moins chères les exportations (machines-outils, puces, automobiles…). Signe de cette faiblesse désormais à la fois réelle et perçue : "Le cours du yen face au dollar diverge de celui de l’or depuis trois ans", alors qu’ils bougeaient en tandem depuis au moins 2012, observe l'équipe Cross Asset Research de SG CIB dans une note récente.
Un yen dévalué en permanence est-il, après tout, une mauvaise chose pour le principal intéressé : le Japon ? Tokyo continue officiellement de se féliciter de la faiblesse de sa monnaie. Le gouverneur de la banque centrale, Haruhiko Kuroda, professe à chaque apparition publique qu’une politique "enyasu" (“yen faible”) demeure globalement bonne pour le pays. Mais de plus en plus de voix divergent. Car ce choix trahit la priorité mise par les élites du pays, favorables à un modèle économique “mercantiliste” daté, qui favorise les exportateurs. Ces derniers bénéficient d’une devise faible aux dépens des acteurs purement locaux, consommateurs et entreprises captives du marché intérieur, contraints de régler chèrement leurs dépenses contraintes d’énergie et de matières premières importées. D’autant que la récente hausse des cours desdites catégories magnifie l’effet de change à leur arrivée au Japon.
“40.000 yens (300 euros) d’électricité ce mois-ci. C’est du jamais vu!”, s’étrangle une mère de famille tokyoïte à la tête d’un foyer de quatre personnes, au diapason des ménages nippons. Ces derniers ne sont peut-être qu’au début de leur effroi. Arguant qu’elle ne constate pas de réelle inflation dans l’économie, la BoJ se distingue désormais comme la seule banque centrale parmi ses pairs à maintenir des taux d’intérêt directeurs quasi-nuls, créant un différentiel entre l’attractivité du yen et les autres. La Réserve Fédérale, tout particulièrement, remonte progressivement ses taux pour contrer l’inflation galopante aux États-Unis. Dans ce contexte, le yen pourrait être la cible de "carry trade", pratique selon laquelle les cambistes financiers empruntent en yen pour investir en dollar et bénéficier de l’écart entre le rendement servi par la BoJ (ultra-bas, donc) et le rendement américain ou européen (en hausse). ”Au fur et à mesure que le yen baisse, la tendance peut devenir un phénomène auto-entretenu", avertit le stratège Albert Edwards, de SG CIB. "Le dollar peut-il aller à 150 yens ? Oui, car historiquement, quand le yen 'casse', il tombe raide", avertit-il dans une note récente. La semaine dernière, les autorités financières japonaises et américaines ont annoncé qu’elles surveillaient attentivement et de concert, la situation.
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