REVUE DE CRITIQUE COMMUNISTE
Extrait du livre de Saïd Bouamama : Des classes dangereuses à l’ennemi intérieur. Capitalisme, immigrations, racisme, Paris, Syllepse, 2021.
Les politiques migratoires des centres impérialistes se sont adaptées au processus de mondialisation capitaliste. Le capitalisme mondialisé centré sur la plus-value de surexploitation fonctionne, en effet, sur la base de chaînes de valeur mondiales. Un même produit final peut ainsi être le résultat de l’assemblage d’éléments provenant de plusieurs sites géographiques répartis sur plusieurs continents. Ce qui distingue les productions de la périphérie dominée et du centre impérialiste n’est pas une différence de productivité mais une différence de salaire. À productivité tendanciellement équivalente, la même force de travail sera payée différemment selon qu’elle est employée au centre ou à la périphérie. « Les thèses expliquant les écarts salariaux comme résultat du différentiel de productivité sont tout simplement “eurocentriques” ou “occidentalo-centriques” », c’est-à-dire qu’elles occultent la dimension mondiale des chaînes de valeur des principales industries ou encore qu’elles font disparaître ce qui caractérise essentiellement le capitalisme mondialisé : « Le moteur fondamental qui délimite les contours de la mondialisation de la production [est] l’arbitrage mondial du travail[1] », pour reprendre la formulation de l’économiste John Smith.
C’est à ce niveau qu’intervient la question des frontières et de la politique des frontières. Deux vecteurs existent en effet pour accéder à cette main-d’œuvre sous-payée : faire migrer la production vers la périphérie dominée ou faire migrer la main-d’œuvre vers les pays du centre. « Les économies avancées peuvent accéder à la réserve mondiale de main-d’œuvre grâce aux importations et à l’immigration[2] », résume le FMI. Avant la fameuse « mondialisation », c’est l’immigration qui était le vecteur principal et l’externalisation qui était le vecteur secondaire. Depuis, c’est l’inverse. C’est en prenant en compte cette inversion que l’on peut saisir la logique des nouvelles politiques migratoires. Trois dimensions clés de ces politiques migratoires de l’âge de la mondialisation peuvent être formalisées : 1) la forteresse avec sa fonction de fixation de la force de travail à la périphérie pour les besoins des délocalisations ; 2) l’immigration choisie et sa fonction de captation des forces de travail très qualifiées ; 3) les sans-papiers et leur fonction de force de travail surexploitée pour les secteurs économiques non délocalisables.
Les barrières à l’immigration sont d’une rigueur sans précédent dans l’histoire du capitalisme. Loin d’être le résultat d’une arrivée massive incontrôlée de candidats à la migration, l’édification de ces barrières accompagne le déploiement de l’Union européenne, lui-même accéléré par l’exacerbation de la concurrence entre les multinationales des grandes puissances économiques du fait du processus de mondialisation. En témoignent les temporalités de mise en place de ces barrières. Celles-ci renvoient plus à la construction européenne qu’à une modification substantielle des flux d’entrée de travailleurs émigrés. C’est ainsi dans la même période que se bâtit la forteresse et que se déroulent l’instauration de l’espace Schengen (1985), la création de l’Union européenne par le traité de Maastricht (1992), la mise en place de l’euro comme monnaie (1999) et l’élargissement progressif de l’Union européenne, en particulier à l’Est (de 1995 à 2013).
Loin d’être le reflet de « valeurs européennes » ou d’une « culture européenne » ou la traduction de la volonté d’instaurer la paix en Europe, ou encore la réponse à une aspiration populaire à la disparition des frontières européennes, la construction de l’Union européenne est d’abord et surtout l’accompagnement politique et institutionnel des multinationales européennes dans le processus de concurrence sauvage qu’inaugure la nouvelle phase de mondialisation capitaliste. L’Europe forteresse constitue le volet migratoire de cet accompagnement politique de l’émergence d’une nouvelle superpuissance économique. Comme le soulignent de nombreux travaux, la mise en place de l’espace Schengen peut être considérée comme étant le point d’enclenchement de la logique de la forteresse :
Les accords de Schengen signés par huit pays de la CEE (Allemagne, Belgique, Espagne, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas et Portugal) constituent la base juridico-policière de la construction du mur de la forteresse : visas, sanctions pour les transporteurs qui ne contrôlent pas suffisamment la régularité des documents des passagers, liste commune d’indésirables, échanges d’informations, constitution d’un outil de coopération policière : Europol.
Pour faire bonne mesure, résume l’historien Bernard Ravenel, les immigrés illégaux et les « faux réfugiés » sont bientôt présentés comme le grand danger pour l’avenir de la CEE. Certains discours officiels n’hésitent pas parfois à les amalgamer aux trafiquants de drogue, aux terroristes et autres dangers publics… Pour défendre la forteresse de l’assaut de ces « armées », les Douze réclament le droit de recourir à tous les moyens qui se révéleront nécessaires… Immigrés et réfugiés sont considérés – et traités – comme « ennemis ». Ce langage et les instruments de la guerre sont en quelque sorte « naturels » : guerre à la drogue, guerre au terrorisme, guerre à l’immigration (clandestine), deviennent les croisades modernes de la forteresse Europe[3].
Les épisodes ultérieurs de la logique de la forteresse enclenchée avec Schengen ne sont que des conséquences prévisibles de ce choix initial. Pour mettre en œuvre ce choix, il est en effet nécessaire de restreindre les déplacements légaux (politique des visas), de militariser les frontières extérieures (création de l’agence Frontex), de bloquer physiquement les personnes par ladite « approche hotspots » et d’externaliser l’endiguement des candidats à la migration et des réfugiés. Judicieusement, chaque crise conjoncturelle suscitant un afflux tout aussi conjoncturel de réfugiés, est instrumentalisée pour justifier de nouvelles mesures répressives sur la base de campagnes politiques et médiatiques diffusant la peur d’un raz-de-marée humain en provenance des pays du Sud. Ce fut le cas en 1991 avec l’arrivée des Albanais qui fut utilisée pour légitimer la création de l’agence Frontex. Près de trois décennies plus tard, c’est la crise syrienne qui est instrumentalisée pour légitimer la mise en place des « hotspots », euphémisme désignant les camps d’internement contemporains. Le scénario en deux temps est désormais bien rodé : discours politique et médiatique envahissant sur l’existence d’une supposée « crise migratoire » comme outil de fabrique du consentement aux nouvelles mesures répressives.
La politique des visas est le premier volet de la forteresse. Historiquement adossée à la fonction régalienne de sécurité nationale, la politique des visas est désormais reliée à l’endiguement du « risque migratoire ». En témoignent les évolutions des informations demandées pour l’obtention d’un visa et les motifs de refus les plus récurrents : « Le visa, contrairement à ce qui a pu être le cas dans le passé, vise moins à assurer la sécurité des États concernés qu’à bloquer l’immigration clandestine. […] La lecture du règlement communautaire sur les visas, qui fixent les normes communes pour l’examen des demandes de visa par les services consulaires, montre bien que l’immigration irrégulière est le principal souci[4] », résume la juriste Danièle Lochak. Le document du consulat allemand d’Abidjan intitulé « Explications à la décision de refus », qui « identifie les raisons les plus communes d’un refus de visa » fait ainsi figurer, par exemple : « le but de votre séjour d’après les documents n’était pas évident » ou « votre volonté de quitter le territoire avant l’expiration du visa n’a pu être établie »[5]. Bien entendu, ce changement de nature de la politique européenne des visas a tenté de se camoufler derrière le risque sécuritaire mais, souligne Danièle Lochak : « Il s’agit d’un alibi car la plupart des terroristes ont des papiers en règle, quand ils ne sont pas tout simplement des ressortissants des États membres[6]. »
Cette politique européenne des visas renforce la scandaleuse inégalité mondiale du droit à la mobilité selon la nationalité. « Si vous êtes européen vous avez la possibilité de circuler librement pendant trois mois dans 173 pays, si vous êtes russe dans 91 pays, si vous êtes chinois dans 44 et au bout de la file vous avez tous ceux dont on parle : les Afghans, les Soudanais, les Érythréens[7] », rappelle la politologue Catherine Wihtol de Wenden. Le site Passport index, recensant les pays accessibles selon le pays émetteur du passeport, établit chaque année un classement. Sans surprise, « les pays de l’Afrique continentale sont ceux qui s’en sortent le moins bien » et « les dernières places du classement sont occupées par les pays au PIB le plus faible, tous en Asie ou en Afrique, et c’est l’Afghanistan qui ferme la marche avec seulement 30 pays accessibles[8] ». La double hiérarchisation, de richesse et de couleur, caractérise indéniablement notre monde contemporain sur le plan du droit à la mobilité.
La politique des visas européenne n’oublie pas les demandeurs d’asile avec la même obsession de l’endiguement. L’obligation de posséder un visa de transit, dit « visa de transit aéroportuaire », est devenue communautaire en 2009 pour les pays de l’espace Schengen. Elle concerne les ressortissants d’une liste de pays élaborée arbitrairement par l’Union européenne. Bien que présentée comme un moyen de lutter contre « l’immigration irrégulière », cette obligation vise en réalité directement les demandeurs d’asile. Il suffit de lire le contenu de cette liste, que chaque pays peut compléter comme il le souhaite, pour s’en convaincre. Y figurent en effet des pays comme l’Afghanistan ou la Syrie. « Le VTA […] a surtout pour conséquence d’empêcher les passagers en transit dans un État membre d’y demander l’asile[9] », résume l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (ANAFE). Pour garantir l’efficacité de la mesure, les compagnies aériennes ont l’obligation, sous peine de sanctions financières pouvant atteindre 500 000 euros, de s’assurer que les passagers disposent d’un VTA. Les États européens n’ont même plus ici à refuser l’asile, la demande de protection elle-même ayant été rendue impossible.
L’agence Frontex est le second volet de la forteresse Europe. Créée en 2004 sous le nom d’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne, elle a pour objectif d’« assister » les États membres de l’espace Schengen ayant des frontières extérieures avec des pays tiers au contrôle de celles-ci. Devenue Frontex en 2006, cette agence disposait en 2018 d’un budget de 320 millions d’euros et d’un effectif devant atteindre 10 000 personnes en 2021. Cette véritable armée censée lutter contre l’« immigration irrégulière » est dans les faits un simple outil de refoulement militarisé des demandeurs d’asile. Comme pour le visa aéroportuaire, il s’agit ici d’empêcher la possibilité même de la demande d’asile ou de séjour en refoulant les demandeurs en dépit des stipulations de la convention de Genève, du droit international et même des propres textes de l’Union européenne. Le géographe Olivier Clochard et la responsable des solidarités internationales à la Cimade, Eva Ottavy, résument ainsi les violations permanentes des droits par l’agence Frontex aux frontières grecques :
En renvoyant manu militari les embarcations naviguant dans ses eaux nationales, la Grèce enfreint l’interdiction d’expulsion collective à laquelle elle est tenue par les textes européens. Ces derniers interdisent l’expulsion de groupe de personnes si leur situation individuelle n’a pas été examinée de façon raisonnable et objective. Ainsi, la Grèce, en ne permettant pas aux personnes en recherche de protection internationale de pouvoir accéder à une procédure équitable, viole le droit d’asile consacré par la Convention de Genève relative au statut des réfugiés et le droit européen. Enfin, la Grèce transgresse également le principe de non-refoulement prévu aussi dans plusieurs législations qui interdisent de renvoyer une personne vers son pays d’origine ou un autre pays où sa vie ou sa liberté serait menacée. Ces refoulements se déroulent loin des regards. Néanmoins des dizaines de témoignages recueillis par Pro-Asyl (2013) et Amnesty International (2013) soulignent que ces renvois se sont inscrits dans la « routine » du contrôle frontalier[10].
La mise en place de hotspots est le troisième volet de la forteresse Europe. Ces « plateformes régionales de débarquement », comme les appelle euphémiquement l’Union européenne, ont pour objectif de « faire le tri » entre « vrais réfugiés » et « faux réfugiés ». Pour ceux qui sont classés dans la seconde catégorie, c’est-à-dire pour la très grande majorité, les hotspots prévoient des « centres de rétention avant éloignement ». Concrètement, les hotspots sont des centres fermés dans lesquels séjournent les exilés dans l’attente de l’étude de leur demande. Pour le dire plus clairement, nous sommes en présence de prisons à ciel ouvert. Adoptée en 2015 par la Commission européenne, ladite « approche hotspots » est présentée comme une réponse à la « crise des réfugiés » liée à la guerre en Syrie. Une nouvelle fois, une crise conjoncturelle est instrumentalisée pour mettre en place un mode structurel et durable de gestion des frontières. Neuf hotspots sont ainsi ouverts, cinq en Grèce et quatre en Italie, auxquels s’ajoutent des « hotspots mobiles ».
Tirant le bilan de deux ans de fonctionnement des centres grecs, la juriste Claire Rodier dresse le constat suivant :
Problèmes de promiscuité, de cohabitation de mineurs isolés avec des adultes, de nourriture insuffisante, de conditions d’hygiène dégradées du fait de la saturation des équipements sanitaires, etc. […] En janvier 2017, Amnesty International relevait un taux d’occupation de 148 % à Lesbos, de 215 % à Samos et de 163 % à Kos. Pendant l’hiver 2016-2017, particulièrement rigoureux dans la région, certains d’entre eux ont de ce fait été contraints de dormir en plein air, enveloppés dans de simples couvertures que la neige recouvrait pendant la nuit[11].
Les titres des rapports des ONG internationales de solidarité avec les réfugiés suffisent à prendre la mesure du scandale : « Grèce. Des réfugiés détenus dans des conditions déplorables » en avril 2016 pour Amnesty International ; « Grèce. Insécurité et insalubrité dans les hotspots pour réfugiés » en mai 2016 pour Human Rights Watch ; « Accord UE-Turquie, la grande imposture. Rapport de mission dans les hotspots grecs de Chios et de Lesbos » en juillet 2016 pour le GISTI ; etc. Le bilan des hotspots italien est dans la même veine, souligne Claire Rodier en se basant sur les rapports de mission d’Amnesty International :
À la suite de quatre missions effectuées en Italie au cours de l’année 2016, Amnesty International a recensé ces pratiques, parmi lesquelles elle a notamment identifié des cas de détention pour des durées supérieures à ce qu’autorise la loi italienne, de recours à la contrainte, à la violence voire à la torture pour obliger les récalcitrants à se soumettre au relevé d’empreintes digitales, de procédures d’évaluation des situations individuelles menées de façon expéditive, avec comme seul objectif de classer l’intéressé dans la catégorie « migrant irrégulier » plutôt qu’éligible à une protection, etc.[12]
La politique dite d’externalisation du contrôle est le dernier grand volet de l’Europe forteresse. Elle « vise à la fois à délocaliser les contrôles le plus en amont possible des frontières de l’Union, donc à éloigner au maximum le cordon sanitaire qui doit protéger l’Europe, et à reporter sur les États tiers la responsabilité de cette politique[13] », résume Danièle Lochak. L’externalisation du contrôle a suivi deux voies essentielles. La première est celle des « accords de réadmission » qui engagent les pays signataires, essentiellement africains, à réaccueillir non seulement leurs ressortissants mais aussi les personnes ayant transité par leur territoire. Moyennant compensations financières, ces États deviennent ainsi des sous-traitants de la police européenne. La conséquence logique a été le développement de politiques musclées de refoulement dans les pays d’Afrique du Nord créant les bases d’une hausse inquiétante de la négrophobie par la désignation des subsahariens comme problème, comme danger et comme menace.
La seconde voie empruntée par l’externalisation est ledit « processus de Khartoum », encore appelé « initiative sur la route migratoire UE-Corne de l’Afrique ». Associant une dizaine de pays africains, ce processus vise, comme son nom l’indique, à tenter de rendre cette route impraticable. Chaque pays africain est ainsi incité, moyennant finance, à bloquer, à refouler et donc à réprimer les exilés venant d’autres pays africains. Ces pays s’engagent en effet non seulement à réaccueillir les personnes ayant transité par leur territoire mais aussi à patrouiller pour stopper les départs vers l’Europe. Des pays comme le Soudan ou la Libye sont ainsi devenus des « partenaires » des politiques migratoires européennes. Le cas libyen permet à lui seul de saisir les conséquences du processus de Khartoum :
L’Union européenne et les États membres fournissent une aide substantielle à la Libye à qui est explicitement confiée la tâche d’intercepter les migrants qui cherchent à atteindre l’Europe par la mer, et cela alors même que sont reconnus et documentés les crimes contre l’humanité commis dans ce pays à l’encontre des migrants et imputables soit à des agents de l’État, soit aux membres de milices ou de mafias : meurtres, réduction en esclavage, torture, viol, esclavage sexuel, disparitions forcées[14].
Pour être complet, il faudrait ajouter la construction d’un mur de 12,5 km de long et de 3 m de hauteur en Grèce, l’utilisation de technologies de pointe pour détecter les exilés, et le rétablissement, certes momentané mais périodique, de contrôles aux frontières internes de L’Union européenne. Il fallait rappeler, même rapidement, tous ces moyens déployés qui attestent indéniablement de la construction d’une Europe forteresse. Les conséquences étaient et sont largement prévisibles : l’emprunt de routes de plus en plus dangereuses se traduisant par une hausse inédite des décès lors des traversées de la Méditerranée. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM), qui est devenue en 2016 une agence des Nations unies, évalue à près de 20 000 (dont 1 600 enfants) le nombre de décès depuis 2014. La Méditerranée est ainsi devenue la route la plus meurtrière au monde. Sans surprise, les décès enregistrés à travers l’Afrique arrivent en seconde position, avec plus de 6 000 décès pour la même période[15]. La construction de l’Europe forteresse apparaît dès lors comme un assassinat institutionnel de masse.
La même logique est à l’œuvre à la frontière mexicaine avec les mêmes conséquences dramatiques. Bien entendu, il ne s’agit pas d’une volonté macabre qui se serait soudainement emparée du gouvernement états-unien et de l’Union européenne. Ceux-ci préféreraient se passer d’une telle situation. Cependant, les choix économiques dominants pris au cours des dernières décennies ne pouvaient pas avoir d’autres conséquences. Apparaît dès lors la fonction systémique de cette nouvelle politique de la frontière : dissuader le plus possible le choix du départ pour fixer le maximum de force de travail sur place pour occuper les emplois de la délocalisation massive.
L’Europe forteresse ne signifie pas la fermeture complète des frontières. Le discours sur l’« immigration choisie » (qui s’oppose en conséquence à une immigration « subie ») en témoigne. Il fait son apparition en juin 2005 dans un discours de Nicolas Sarkozy qui propose cette notion comme axe central de la politique migratoire. Il a été repris depuis par tous les présidents de la République. Ainsi, le Premier ministre Édouard Philippe déclare le 6 novembre 2019, lors de la présentation du « plan immigration », vouloir « reprendre le contrôle de notre politique migratoire » en instaurant des « quotas ou objectifs quantitatifs exclusivement » en fonction de la branche d’activité. Précisant son point de vue, il explique : « Loin dans l’ouverture là où nous pensons que c’est bon pour la France, loin dans le contrôle là où les abus ne sont pas tolérables[16]. » Cette approche de l’immigration est en rupture avec plus d’un quart de siècle de discours sur l’« immigration zéro » :
Pour la première fois depuis la suspension de l’immigration du travail en 1974, le discours public en matière d’immigration repose non plus sur l’idée de cessation des flux d’immigration économique et de canalisation des autres flux (immigration familiale, mobilité étudiante, asile) mais sur la substitution d’une immigration dite « subie », c’est-à-dire reposant sur l’exercice d’un droit fondamental (droit à mener une vie familiale, droit d’asile, etc.), à une immigration « choisie » strictement économique et dirigée vers les secteurs déficitaires en main-d’œuvre. Cette dialectique de l’immigration « choisie » versus immigration « subie » paraît constituer un point de bascule des politiques françaises en matière d’immigration comme la décision de suspension provisoire de juillet 1974 l’avait été[17].
Cette approche dichotomique de l’immigration n’est pas la première dans l’histoire des politiques migratoires françaises. Si le critère de classification change, la division de l’immigration en deux entités, l’une désirable et à encourager et l’autre indésirable et à combattre, est ancienne. Dressant une chronologie des critères d’ « indésirabilité » appliqués aux immigrés pour la période 1880-1939, l’historien Élie-Benjamin Loyer dégage les séquences suivantes : critère politique dominant jusqu’en 1880, c’est-à-dire « l’engagement politique et révolutionnaire » ; critère social dominant de 1880 à 1914 avec la figure du « du mauvais pauvre, indésirable car sans aveu et sans attache » ; critère colonial et racial dominant dans l’après-Première Guerre mondiale avec les figures des « coloniaux venus en France pour travailler pendant la guerre », d’une part, et des « Allemands des provinces recouvrées », d’autre part ; critère de « préférence nationale » avec les rapatriements collectifs de travailleurs polonais au cours de la décennie 1930[18].
L’après-Seconde Guerre mondiale se caractérise pour sa part par le retour explicite du critère racial. Les préoccupations démographiques relient, dans le contexte des pertes humaines liées à la guerre, la question de l’immigration et celle de la naturalisation. Le général de Gaulle écrit ainsi à son Garde des Sceaux les directives suivantes le 12 juin 1945 :
Il conviendrait notamment de ne plus les faire dépendre [les naturalisations] de l’étude des cas particuliers, mais de subordonner le choix des individus aux intérêts nationaux dans le domaine ethnique, démographique, professionnel et géographique. Sur le plan ethnique, il convient de limiter l’afflux des Méditerranéens et des Orientaux. […] Il est souhaitable que la priorité soit accordée aux naturalisations nordiques[19].
Finalement, le besoin massif de force de travail pour la reconstruction puis pour les dites « Trente Glorieuses » orientera pragmatiquement la politique migratoire française dans une autre direction. Les préoccupations économiques immédiates l’emportent sur la volonté de tri ethnique. Mais les débats de cette période font également écho au thème de l’« immigration choisie » sur une autre question : celle des réfugiés. Dans la même période d’après-guerre, un Haut comité de la population et de la famille est mis en place avec comme secrétaire général le démographe Georges Mauco. Celui-ci est l’auteur, en 1932, d’une thèse intitulée Les étrangers en France : leur rôle dans l’activité économique, dans laquelle il classe les étrangers selon leur assimilabilité. Dans une conférence pour la Société des nations, en avril 1937, il résume sa pensée comme suit :
Parmi la diversité des races étrangères en France, il est des éléments pour lesquels l’assimilation est impossible parce qu’appartenant à des races trop différentes : Asiatiques, Africains, Levantins même, dont l’assimilation est impossible et, au surplus, très souvent physiquement et moralement indésirable[20].
La carrière de Georges Mauco ne fait alors que commencer et on le retrouve sans discontinuité de 1938 à 1970 à des postes de responsabilité : en 1938 au cabinet du ministre Michel Serre en tant que sous-secrétaire d’État chargé des services de l’immigration et des étrangers ; de 1939 à 1940 au Haut comité de la population du gouvernement de Vichy où il occupe la fonction d’expert ; de 1945 à 1970 au Haut comité consultatif de la famille et de la population. Son adhésion au Parti populaire français (PPF) du fasciste Jacques Doriot pendant l’Occupation ne brise pas cette longévité et continuité.
Mauco est l’auteur de la classification de l’immigration en deux catégories : l’« immigration imposée » et l’« immigration volontaire ». La première regroupe les « réfugiés », considérés comme « indésirables », alors que la seconde catégorie est constituée des « travailleurs », défendus comme souhaitables :
Durant la période [de l’entre-deux-guerres] l’immigration imposée des réfugiés de toutes origines apporte des Russes, des Arméniens, des Assyriens, des Israélites, dont l’adaptation et l’assimilation furent particulièrement difficiles. L’immigration imposée des réfugiés – très différente de l’immigration volontaire des travailleurs – amène des éléments souvent diminués psychiquement et parfois physiquement par l’angoisse ou les persécutions. D’autre part, la plupart des réfugiés sont inaptes pour les travaux directement producteurs. Ils se groupent presque uniquement dans les villes surpeuplées et les professions urbaines où ils posent le problème de la concurrence et de l’influence étrangère sur les centres nerveux du pays[21].
Le classement de l’immigration en « désirable/indésirable » n’a ainsi rien de neuf, même si le contenu des catégories varie. La hiérarchie, pour sa part, fluctue en fonction des besoins idéologiques et du contexte économique. Ainsi, dans la coupure binaire « réfugiés politiques/immigrés économiques » cette hiérarchie était en faveur des seconds jusqu’à 1975, il s’inverse entre 1975 avec arrêt de l’immigration et 2005, et reprend sa forme antérieure après 2005 et le retour de la logique de l’immigration « choisie ». S’il est aujourd’hui de bon ton politiquement de se déclarer défenseur du droit d’asile, c’est toujours en ajoutant une détermination à lutter contre les « faux demandeurs d’asile ».
Nous ne sommes pas pour autant en présence d’une simple répétition du passé. Au moment où Nicolas Sarkozy relance le débat sur l’immigration choisie en 2005, nous sommes d’ores et déjà entrés de plain-pied dans la nouvelle phase de mondialisation capitaliste. Les plans d’ajustement structurel du FMI et de la Banque mondiale ont déjà détruit l’essentiel des services publics de la plupart des pays de la périphérie. On peut même considérer ces « plans » comme l’enclenchement de cette nouvelle phase. L’idée d’imposer des « ajustements structurels » par le biais du chantage au non-renouvellement des prêts internationaux voit le jour au sein du G7. C’est en 1979 que le G7 invite la Banque mondiale et le FMI à mettre en œuvre des plans d’ajustement structurel (PAS) « ayant pour contenu le retour aux grands équilibres macroéconomiques : par l’austérité et la dévaluation[22] ».
Une des conditionnalités imposées par les PAS est la privatisation des services publics qui sont depuis les indépendances le principal employeur de la main-d’œuvre qualifiée. Les chercheurs, enseignants, techniciens, médecins, etc., des pays périphériques sont ainsi rapidement jetés dans la précarité. Ils emprunteront nombreux les chemins de l’émigration qui jusque-là ne concernait essentiellement que la force de travail peu qualifiée. Les chiffres sont parlants comme en témoigne une étude de 2013 portant sur la « fuite des médecins africains » vers les États-Unis :
La fuite des médecins de l’Afrique subsaharienne vers les États-Unis a démarré pour de bon au milieu des années 1980 et s’est accélérée dans les années 1990 au cours des années d’application des programmes d’ajustement structurel imposé par […] le FMI et la Banque mondiale[23].
Les médecins algériens ou moyen-orientaux dans les hôpitaux français témoignent du même processus en Europe.
Le discours sur l’« immigration choisie » n’est rien d’autre que le choix cynique de vider les pays périphériques de leurs travailleurs qualifiés sans avoir à supporter les coûts de formation de cette force de travail complexe. L’argumentaire de la thèse de l’« immigration choisie » ne le cache même pas. Nicolas Sarkozy expliquait comme suit sa nouvelle politique migratoire dans le journal Le Monde :
Pour attirer en France des travailleurs qualifiés, des chercheurs, des professeurs d’université ou des créateurs d’entreprises, il faut créer un système de points à la canadienne[24].
Quinze ans plus tard, le Premier ministre Édouard Philippe ne dit pas autre chose :
S’agissant de l’immigration professionnelle [il faut] avoir une approche pragmatique en relation avec nos besoins de main-d’œuvre […] en fonction des besoins non couverts, on va fixer les besoins par métier et par territoire[25].
Il s’agit donc d’attirer cette force de travail qualifiée dans un contexte de concurrence entre les pays du centre :
Sur le « marché du cerveau » en provenance des pays du Sud, les pays du Nord se livrent à une concurrence farouche. Plus ils sont riches, plus ils sont susceptibles d’attirer les élites des pays pauvres, lesquels s’appauvrissent encore de l’exode de leurs élites. Le phénomène n’est pas près de se tarir puisque dans le domaine de la santé par exemple, tous les pays occidentaux limitent les entrées en formation de praticiens à coups de numerus clausus ou d’autres systèmes, organisant la pénurie de médecins pour les dix ou quinze ans à venir et tablant de façon cynique sur la venue de médecins des pays du Sud pour compenser ce manque. Tous corps de métiers confondus, on observe qu’au cours de la décennie 1990, le nombre des migrants qualifiés vers les pays de l’OCDE a augmenté deux fois et demie plus vite que celui des migrants non qualifiés, et tout laisse à penser que l’écart a continué depuis à se creuser[26].
L’instauration en 2007 d’un nouveau titre de séjour dit « compétence et talent » illustre à merveille cette concurrence. Il est en effet présenté comme moyen pour attirer les forces de travail qualifiées dont « le talent constitue un atout pour le développement et le rayonnement de la France ». La loi 2016/274 du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France est encore plus explicite. Sa circulaire d’application précise en effet :
La création du titre pluriannuel particulier, le « passeport talent », constitue un outil majeur d’attractivité, attendu par les acteurs économiques, universitaires, scientifiques, culturels ou sportifs. […] Dans un monde concurrentiel, cet outil doit nous permettre d’attirer en France les talents internationaux[27].
La même circulaire prévoit « l’assouplissement des possibilités offertes aux étudiants étrangers arrivés à un haut niveau d’étude de prolonger leur séjour pour rechercher ou occuper un emploi » et précise le champ des talents concernés : « Salariés de haut niveau, chercheurs, créateurs d’entreprises, “starts-upers”, investisseurs, artistes jouissant d’une renommée internationale[28]. »
L’« immigration choisie » pousse à l’extrême la logique utilitariste qui a toujours été dominante en matière d’immigration, que ce soit dans les débats la concernant – ou la prenant pour cible – ou dans la politique migratoire déterminant ses conditions juridiques. Les approches comptables de l’immigration (et ses multiples polémiques sur les « coûts et avantages » de l’immigration), que nous avons abordées dans notre chapitre précédent, en témoignent. C’est pourquoi de telles approches sont toujours problématiques, même quand elles sont utilisées pour légitimer les droits des travailleurs immigrés. Sans surprise, en effet, la plupart des études sérieuses de ce type concluent à un gain net pour la société française à condition bien sûr de prendre en compte l’ensemble des « avantages » d’une part et la contribution des immigrés aux « coûts » qui leur sont imputés d’autre part. En légitimant un lien entre « droit au séjour » et « rentabilité », la logique utilitariste autorise les instrumentalisations frauduleuses (par occultation de certains « avantages » et maximisation injustifiée des « coûts »), conduisant à l’idée d’une immigration devenue un fardeau économiquement insupportable qui revient régulièrement sur le devant de la scène médiatique.
La dichotomie « désirable/indésirable », quel que soit le contenu de ces catégories, vise à justifier la chasse aux « indésirables » et leur précarisation juridique. C’est pourquoi l’expression « immigration jetable » est pertinente pour désigner la véritable signification de la politique dite d’« immigration choisie ». La fermeture des frontières de l’Europe forteresse sait ainsi cyniquement s’assouplir pour les forces de travail qualifiées.
L’immigration « choisie » ne se limite pas aux « talents ». La logique utilitariste étend ses effets à d’autres besoins en main-d’œuvre sectoriels et/ou temporaires. Elle a conduit le législateur à multiplier et à hiérarchiser les titres de séjour organisant ainsi une précarisation généralisée. Sans être exhaustifs, citons trois exemples.
La loi relative « à l’immigration et à l’intégration » du 24 juillet 2006 institue un nouveau titre de séjour dit « travailleur temporaire ». Ce titre légalise la pratique antérieure des « autorisations provisoires de travail ». Il est d’une durée inférieure à un an, et repose sur le principe implicite d’une durée du titre correspondant à celle du contrat de travail. La loi ne prévoit, bien entendu, aucun renouvellement de plein droit de ce titre comme c’est par exemple le cas de la carte de séjour « salarié » d’un an. Si le contrat de travail est rompu par l’employeur avant les trois derniers mois de son échéance, le titre de séjour peut être retiré. De surcroît, dans ce cas de figure, le salarié ne bénéficie pas du droit à l’assurance chômage. Enfin, ces travailleurs ne bénéficient pas du droit au regroupement familial dont l’accès est subordonné à un titre d’une durée de validité minimum d’un an. Le salarié devient de fait captif de son employeur, doté de droits sociaux minimum et exclu du droit de vivre en famille.
Le second exemple est celui de la carte de séjour dite « travailleur saisonnier ». La notion de « travail saisonnier » est définie ainsi par la Cour de cassation : « Des tâches normalement appelées à se répéter chaque année à des dates à peu près fixes en fonction des rythmes des saisons ou des modes de vie collectifs[29]. » D’une durée de trois ans renouvelables, ce titre permet à son titulaire de revenir en France dès qu’il peut justifier de la signature d’un nouveau contrat. Elle ne confère le droit de séjourner en France que pour une durée de six mois maximum par an. Il a donc l’obligation de maintenir sa résidence habituelle dans son pays d’origine avec comme conséquence l’exclusion du droit aux indemnités de chômage qui est subordonné justement à une résidence habituelle dans l’Hexagone. Il n’a bien sûr pas accès au regroupement familial.
Le troisième exemple est celui de la carte de séjour dite « salarié en mission ». Elle concerne des salariés détachés pour une durée déterminée en France par des entreprises installées hors de France pour des entreprises de l’Hexagone. D’une durée de validité de trois ans, elle autorise son titulaire à venir exercer des « missions » en France. Elle fait accéder son titulaire au droit de faire venir sa famille qui obtient alors un titre « vie privée et familiale » à la condition qu’il réside en France de manière ininterrompue pendant une durée minimum de six mois.
La logique de l’« immigration choisie » se traduit dans les faits par une différenciation et une gradation des droits que le juriste Zouhair Aboudahab résume comme suit :
Différenciation et gradation des droits caractérisent ainsi les divers statuts des travailleurs migrants appelés à répondre aux besoins estimés du marché du travail en France, dotés majoritairement de statuts temporaires et précaires, leurs droits sociaux et familiaux ne paraissent pas constituer la préoccupation majeure de la loi[30].
L’« immigration choisie » est de fait l’instauration d’une « précarisation subie ».
La précarisation du séjour ne se limite pas à ces trois exemples. Elle s’étend aux conditions de renouvellement des titres de séjour et à l’obtention de la carte dite de « résident » de dix ans renouvelable de plein droit, instaurée en 1984 après des décennies de lutte pour le droit à la stabilité juridique. Le cumul des dispositions restrictives des différentes lois des trois dernières décennies conduit à un changement structurel en ce qui concerne la précarisation du séjour. Il produit une césure entre les anciens immigrés et les nouveaux en rendant de plus en plus difficile l’accès à la carte de résidence :
La superposition de lois affichant l’objectif de « maîtrise des flux migratoires » a aussi eu pour effet de rendre plus précaire le séjour des étrangers en sapant progressivement l’édifice adopté en 1984. Ce processus de déstabilisation […] n’affecte pas les étrangers déjà titulaires de la carte de dix ans. […] Les restrictions touchent les étrangers arrivés plus récemment. […] Après les changements législatifs des années 2000, la philosophie qui prévalait dans la loi de juillet 1984 est désormais annihilée : la carte de résident n’est plus la première étape d’un processus d’intégration mais devient la récompense ultime d’un parcours du combattant. Les chiffres sont là pour en témoigner : depuis 1994, la part des délivrances de cartes de résident aux nouveaux entrants a été divisée par près de cinq, passant de 42 % à 9 %. L’effondrement serait sans doute plus vertigineux si les chiffres permettaient de remonter avant la seconde loi Pasqua de 1993 qui était déjà très restrictive par rapport à la période antérieure[31].
Au-delà des différentes lois sur le séjour, une logique structurelle se révèle : l’organisation pyramidale de l’immigration selon le critère de la stabilité légale. À la base de la pyramide se trouvent les sans-papiers dont nous avons souligné la fonction pour certains secteurs économiques non délocalisables. L’image du « sans-papiers » comme charge pour l’économie française ne résiste pas aux données quantitatives et à l’analyse. Comme le souligne le chercheur François Brun, reprenant le concept de « délocalisation sur place » proposé par l’anthropologue Emmanuel Terray que nous avons présenté plus haut, les « sans-papiers » ne sont pas des « sans-emploi[32] » :
« On peut estimer qu’environ 85 % d’entre eux travaillent : ils sont venus pour cela et n’ont accès à aucune indemnité. De plus, ils n’ont pas de mal à trouver du travail puisqu’ils sont corvéables à merci[33]. »
Les secteurs non délocalisables de l’économie se sont rapidement adaptés à l’existence de cette force de travail sans droit, sans statut juridique et en conséquence surexploitable. L’adaptation a été d’autant plus rapide qu’elle se déploie dans une séquence historique dominée par l’idéologie néolibérale accompagnant ladite mondialisation. Le temps est, pour l’ensemble des entreprises, à l’externalisation des services, consistant à confier à un sous-traitant tout ou partie d’une activité qui, jusqu’alors, était assurée directement par des salariés de l’entreprise (nettoyage, gardiennage, restauration, confection, etc.). La pression à la hausse du temps de travail et à l’intensification de la productivité – c’est-à-dire à la hausse de la plus-value absolue et relative – se réalise désormais par le biais de sous-traitants : « Les donneurs d’ordre ne peuvent que savoir. Quand dans la confection, on commande pour très vite tant de pièces à tels prix, on sait que cela se fera de nuit pas au Smic[34]. » La pratique concerne autant les services publics que le secteur privé, l’État que les entreprises privées ou encore les collectivités territoriales. Nul besoin de recourir à l’idée d’un plan secret étatique ou d’un complot pour comprendre la mise en place de ce segment spécifique du marché du travail au cours des dernières décennies. Il a suffi que les acteurs économiques s’adaptent à cette manne de force de travail particulière suscitée par la nouvelle politique migratoire :
Loin d’être absents du contexte économique et social, les sans-papiers sont au contraire au cœur même du système. Sans soutenir que la présence massive d’étrangers en situation irrégulière est froidement programmée, force est de reconnaître qu’elle est d’autant plus cyniquement gérée que la place qui leur est assignée dans l’économie n’a rien d’aléatoire. La condition du sans-papiers n’est pas une aberration économique mais l’expérimentation d’une mise à l’écart du droit du travail, de la création d’un infra-droit. De cette expérimentation à l’application à grande échelle, le pas serait facile à franchir[35].
C’est la précarisation même de l’économie par la logique néolibérale qui conduit donc à ce recours massif à la sous-traitance suscitant lui-même le besoin d’un volet de force de travail surexploitable : « Obligés par les conditions qui leur sont faites, de “tenir les prix”, les sous-traitants se rabattent naturellement sur cette fraction de la force ouvrière la plus fragilisée sur le marché du travail[36] », explique l’anthropologue Alain Morice en citant des exemples de grands chantiers d’État ayant fait appel à des sans-papiers : TGV-Atlantique, Albertville, tunnel sous la Manche, Grande-Arche, Bibliothèque de France, etc.
Bien entendu les « sans-papiers » existaient avant le tournant libéral de la décennie 1980 et avant l’arrêt de l’immigration légale en 1974. En témoignent les mouvements de lutte pour la régularisation suite aux circulaires Marcellin-Fontanet des débuts de la décennie 1970. En revanche, le tournant libéral et la nouvelle logique migratoire qui l’accompagne sur fond de dérégulation de l’ensemble du marché du travail massifient cette réalité préexistante mais jusque-là marginale. Cette massification se déploie de deux façons. La première est le durcissement des conditions d’attribution des titres conduisant à un allongement de la durée pendant laquelle le nouvel immigré est assigné à ce statut sans droit c’est-à-dire à l’absence de statut légal. « On ne restait pas très longtemps en situation irrégulière. […] L’irrégularité était donc une étape plutôt qu’un statut durable […] tandis qu’il n’est pas rare aujourd’hui de voir des sans-papiers travailler ainsi depuis dix ou quinze années[37] », résume un collectif de chercheurs. La seconde est la précarisation des « réguliers », c’est-à-dire la précarisation du séjour. « Le durcissement des politiques migratoires ne touche pas que les sans-papiers. Il limite l’obtention ou le renouvellement des titres de séjour pour l’ensemble des étrangers, de telle sorte que les étrangers en situation régulière (re)tombent plus facilement dans l’irrégularité, et que ceux qui s’y trouvent déjà ont moins de chances d’en sortir », complète le même collectif.
Par ces deux moyens se constitue un vivier permanent de sans-papiers que l’on ne peut par nature quantifier précisément mais qui est évaluable et évalué : « Des estimations hautes et basses, réalisées par le ministère des affaires sociales, permettent d’encadrer l’ordre des grandeurs, en se fondant sur les prestations de l’aide médicale d’État, réservée aux migrants en situation irrégulière. Une estimation aux alentours de 400 000 est vraisemblable, sachant que la frontière entre migrants légaux et migrants illégaux n’est pas étanche[38] », explique le sociologue et démographe François Héran en 2017.
C’est à l’aune de ce chiffre que peut se comprendre le véritable objectif des discours sur la « lutte contre l’immigration irrégulière » tenus de manière récurrente par tous les gouvernements depuis plus de quatre décennies. Celui-ci n’est nullement l’expulsion massive des sans-papiers au demeurant impossible et coûteuse. Impossible car elle supposerait des pratiques policières inédites (sous la forme de rafles permanentes, de charters réguliers, de chasses à l’homme banalisées, de fichages systématiques, d’internements massifs avant expulsion, etc.) et difficilement supportables par l’opinion publique, du moins pour l’instant. Les pratiques policières actuelles envers les sans-papiers sont certes déjà humainement scandaleuses mais elles sont incomparables à celles que nécessiterait un tel objectif. Une telle expulsion massive serait également coûteuse et contradictoire avec la règle libérale de baisse des dépenses publiques, comme le souligne un rapport parlementaire daté de 2019 indiquant que « le coût moyen d’un éloignement forcé est estimé aux environs de 14 000 euros (13 794 euros)[39] ». En dépit de la surenchère de chaque nouveau gouvernement sur les objectifs à atteindre pour le nombre de personnes à expulser, celui-ci ne connaît qu’une progression modeste au cours de la dernière décennie : il passe de 13 908 en 2009 à 15 677 en 2018 pour la France métropolitaine. Au total le coût global des expulsions est évalué à 468 millions d’euros en incluant les expulsions des DOM-TOM largement moins coûteuses. La conclusion s’impose : aucune expulsion massive n’est possible aujourd’hui. Il faut donc chercher ailleurs les fondements de la politique sur l’immigration irrégulière :
Puisque la diminution du nombre de sans-papiers est douteuse, on est conduit à réévaluer la nature des politiques publiques : ce qui se présente comme une chasse menée à l’encontre de passagers clandestins à la présence provisoire serait plutôt la répression d’une catégorie de la population, dont l’effet n’est pas majoritairement l’expulsion. Peu importe ici que cela soit voulu ou non. Mais surtout, davantage de sans-papiers sont repérés, nommés, identifiés, fichés et confinés. […] L’expulsion n’est qu’une fin possible de l’expérience de sans-papiers : parce qu’elle n’est qu’un risque et non une certitude (risque périodiquement rappelé par le contact avec une institution répressive), elle se révèle un puissant facteur de discipline[40].
L’objectif qui se dévoile est bien l’instauration d’une pression permanente sur les sans-papiers pour qu’ils acceptent leur assignation à la surexploitation. Les politiques répressives cherchent plus à décourager les velléités revendicatives qu’à lutter, comme elles l’affichent, contre ladite « immigration irrégulière ». Nous sommes en présence d’une gestion des rescapés de la fermeture des frontières au profit des secteurs économiques ne pouvant pas être délocalisés ou externalisés, par la production de « sans-papiers » contraints de vendre leur force de travail en dessous de sa valeur. Les mises en scène d’une volonté politique d’expulser les sans-papiers masquent cette fonction économique.
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Illustration : Wikimedia Commons.
[1] . Mike Davis, Le pire des mondes possibles : de l’explosion urbaine au bidonville global, Paris, La Découverte, 2007, p. 264.
[2] . FMI, Perspectives de l’économie mondiale 2007, Washington, p. 180.
[3] . Bernard Ravenel, « L’insoutenable “Forteresse Europe” », Confluences Méditerranée, n° 5, hiver 1993, p. 110.
[4] . Danièle Lochak, « Europe et immigration : quelles réponses ? », Les Débats, n° 10-11, printemps 2019, p. 9.
[5] . Botschaft der Bundesrepublik Deutschland Abidjan, consultable sur le site abidjan.diplo.de.
[6] . Danièle Lochak, « Europe et immigration : quelles réponses ? », art. cité, p. 9.
[7] . Catherine Wihtol de Wenden, « Europe et immigration : quelles réponses ? », Les Débats, n° 10-11, printemps 2019, p. 23.
[8] . Pierre Breteau, « Pourquoi tous les passeports ne se valent pas », Le Monde, 23 septembre 2018.
[9] . Sophie-Anne Bisiaux et Marine Doisy, Les visas de transit aéroportuaire imposés par la France : état des lieux et enjeux, Paris, ANAFE, juillet 2017, p. 2.
[10] . Eva Ottavy et Olivier Clochard, « Franchir les dispositifs établis par Frontex. Coopérations policières transfrontalières et refoulements en mer Égée », Revue européenne des migrations internationales, n° 2, 2014, p. 150.
[11] . Claire Rodier, « Le faux-semblant des hotspots », La revue des droits de l’homme, n° 13, 2018, p. 5.
[12] . Ibid., p. 8-9.
[13] . Danièle Lochak, « Europe et immigration : quelles réponses ? », art. cité, p. 12.
[14] . Ibid., p. 13.
[15] . Frank Laczko, Julia Black et Ann Singleton, Missing Migrant Children, OIM, 2019, p. VIII.
[16] . Dominique Albertini et Kim Hullot-Guiot, « Loin dans l’ouverture, loin dans le contrôle : le gouvernement fixe ses frontières migratoires », Libération, 6 novembre 2019.
[17] . Mouna Viprey, « Immigration choisie, immigration subie : du discours à la réalité », La Revue de l’IRES, n° 64, 2010, p. 150.
[18] . Élie-Benjamin Loyer, « Expulser les indésirables : un aspect de la gestion des populations immigrées sous la 3e République (1880-1939) », Diasporas, n° 33, 2019, p. 55-72.
[19] . Lettre de Charles de Gaulle au ministère de la justice du 12 juin 1945, reproduite dans Alain Drouard, « La création de l’INED », Population, n° 47-6, 1992, p. 1458-1459.
[20] . Conférence permanente des hautes études internationales, texte de la mission française, n° 3, Paris, SDN, avril 1937.
[21] . Georges Mauco, « L’émigration étrangère en France et le problème des réfugiés », L’Ethnie française, n° 6, mars 1942, p. 6-15.
[22] . Manuel Domergue, « Les politiques d’ajustement structurel sont la clé de la croissance et de la prospérité pour les pays en voie de développement » dans Les éconoclastes : petit bréviaire des idées reçues en économie, Paris, La Découverte, 2003, p. 73.
[23] . Akhenaten Benjamin, Caglar Ozden, Sten Vermund, « Physician emigration from Sub-Saharan Africa to the United States », art. cité, p. 16.
[24] . Nicolas Sarkozy, « Lettre sur la politique d’immigration », Le Monde, 13 juillet 2005.
[25] . Guillaume Poingt, « Tout comprendre aux “quotas d’immigration” », Le Figaro, 8 octobre 2019.
[26] . Violaine Carrère, « Du pillage des cerveaux », Plein droit, n° 73, 2007/2, p. 23.
[27] . Circulaire d’application de la loi relative au droit des étrangers en France – dispositions applicables à compter des 1er novembre 2016 et 1er janvier 2017, signé par Bernard Cazeneuve et daté du 1er novembre 2016, p. 4.
[28] . Idem.
[29] . Arrêt de la Cour de cassation, chambre sociale du 17 septembre 2008, n° 07-42463, M x c / société de Transport Qincé relatif au CDD d’usage et au CDD saisonnier.
[30] . Zouhair Aboudahab, « La nouvelle loi “Sarkozy” relative au statut des étrangers », Écart d’identité, n° 109, 2006, p. 31-32.
[31] . Antoine Math et Alexis Spire, « Précarisation : la preuve par les chiffres », Plein Droit, n° 102, 2014, p. 34 et 37.
[32] . François Brun, « Sans-papiers mais pas sans-emploi », Plein Droit, n° 61, juin 2004.
[33] . François Brun, « Les sans-papiers, rouage de l’économie », 20 minutes, 6 juin 2007.
[34] . Ibid.
[35] . François Brun, « Sans-papiers mais pas sans-emploi », art. cité, p. 8.
[36] . Alain Morice, « Précarisation de l’économie et clandestinité : une politique délibérée », Plein Droit, n° 31, avril 1996, p. 44.
[37] . Pierre Barron et col., « Derrière le sans-papiers, le travailleur ? Genèse et usage de la catégorie “travailleurs sans-papiers” en France » Genèses, n° 94, 2014/1, p. 115.
[38] . François Héran, Avec l’immigration : mesurer, débattre, agir, Paris, La Découverte, 2017, p. 165.
[39] . Joël Giraud, Rapport fait au nom de la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire sur le projet de loi, après engagement de la procédure accélérée, de règlement du budget et d’approbation des comptes de l’année 2018, n° 1990, Assemblée nationale, 5 juin 2019, p. 9.
[40] . Pierre Barron et col., « Derrière le sans-papiers, le travailleur ?…», art. cité, p. 123.
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