«Il faut bien l’admettre, je ne sais pas si quelqu’un à Paris a un plus beau bureau que le mien ! Je suis orienté plein Nord, mais j’ai quand même beaucoup de chance», sourit Joaquin Jimenez, graveur général des monnaies. Il faut dire que sur les quais de la Seine, son bureau tout en longueur a pour vis-à-vis lointain le musée du Louvre (à gauche), le magasin de la Samaritaine (en face) et l’île de la Cité (à droite). Il est situé au troisième étage de l’Hôtel de la Monnaie.
Ce bâtiment voulu par Louis XV et inauguré en 1775, un an après sa mort, est aujourd’hui la dernière usine de Paris intra-muros : il occupe tout un pâté de maison sur plus de 1,2 hectare d’emprise au sol dans l’arrondissement le plus cher de Paris – le prix moyen du mètre carré y est de 16 .200 euros. Avec le site de Pessac (Gironde), ouvert en 1973 et dévolu à la frappe des pièces du quotidien, la Monnaie de Paris emploie près de 500 salariés.
C’est au cœur de la capitale que les «monnayeurs» frappent les pièces de collection, ainsi que toutes celles réservées à la numismatique, dites «Brillant Universel» et, pour la catégorie supérieure, «Belle Epreuve». C’est également de cet édifice antérieur à la République que sortent les décorations nationales : légion d’Honneur, ordre national du Mérite, Palmes académiques… Une boutique accueille la clientèle d’amateurs et de collectionneurs, les curieux visitent le musée ouvert depuis 1833, tandis que les ouvriers fondent de l’or, de l’argent, du cuivre ou du nickel.
Donnant sur une des cours de l’Hôtel de la Monnaie, un atelier semble figé en plein XVIIIe siècle. Marteaux, burins, couteaux, cires, métaux posés sur de lourds établis de bois : le matériel, qui se doit d’être résistant, a peu changé. C’est ici que des artisans d’art, les graveurs, dessinent monnaies et médailles. Ils sont une douzaine au total, dont le salaire moyen est d’un peu plus de 2.000 euros par mois. «On ne devient pas graveur par hasard, raconte Corentin Ollivau, 28 ans, dernier arrivé dans l’équipe. Enfant, j’aimais bien les pièces et les timbres. Je passais mes journées à dessiner… Mes parents m’ont encouragé à poursuivre dans cette voie.»
Pour devenir graveur, deux formations sont possibles : l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts ou l’Ecole Boulle, dont est issu Corentin. «C’est un métier où il y a peu de candidats et pas mal de postes à pourvoir, constate-t-il. Regardez le nombre d’établis de graveurs non occupés dans l’atelier !”
Toutes les pièces et médailles sont réalisées de la même manière : le graveur creuse un disque en cuivre, la matrice, en inversant gauche et droite. Pour obtenir la taille réelle de la pièce, il la réduit grâce à un pantographe. Le résultat final est le «coin», à partir duquel sont frappées les pièces. Pour l’anecdote, le nom français de cet outil est devenu pour les anglophones le mot générique pour désigner les pièces de monnaie, les coins.
Si la technique des graveurs a peu changé depuis plus de deux mille cinq cents ans, elle s’est adaptée à l’époque : tablettes graphiques, logiciels et imprimantes 3D cohabitent désormais avec les outils traditionnels. Une fois dessinées, les pièces et médailles sortiront de l’usine d’ici à dix-huit mois. «Actuellement, je dessine pour les jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024», explique Claire Narboni, graveuse de 30 ans qui continue de se former auprès d’Yves Sampo, maître d’art et directeur de l’atelier de gravure.
«Chacun travaille en fonction de ses préférences, mais, au final, c’est moi qui valide ou pas un projet et le présente au président de la Monnaie de Paris», explique Joaquin Jimenez. A 66 ans, il est le 27e graveur général des Monnaies depuis Marc Béchot, nommé par Henri II en 1547. Marc Schwartz, actuel PDG de l’établissement, a rétabli en 2020 ce titre qui avait été abandonné en 2001. Si chacune des pièces créée par Joaquin Jimenez n’est pas forcément signée, toutes se voient apposer son «différent» et celui de la Monnaie de Paris, le même depuis le 1er janvier 1880 : «Il s’agit de marques qui certifient toutes les pièces frappées, un peu comme un poinçon d’orfèvre, explique Joaquin Jimenez. Le mien est un rhinocéros stylisé dans un carré et celui de la Monnaie de Paris est une corne d’abondance.»
Depuis sa création le 25 juin 864 par l’édit de Pîtres, signé du roi Charles II (qui voulait déjà lutter contre les faux monnayeurs), la Monnaie de Paris a connu différents statuts. Comme auparavant pour le franc, créés en 1360 par le roi Jean II le Bon, l’’institution possède le monopole de la frappe des euros pour la France. Jusqu’en 2007, la Monnaie de Paris était l’appellation commerciale de la Direction des monnaies et médailles au sein du ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie. Les graveurs (comme tout le personnel embauché depuis) étaient recrutés sur concours avec le statut de fonctionnaires.
En 2007, la transformation de la Monnaie en Établissement public à caractère industriel et commercial – comme la Comédie-Française, l’Office national des forêts ou l’Opéra de Paris – a introduit des contrats de droit privé, qui offrent plus de flexibilité dans les recrutements et de meilleurs salaires. Cette nouvelle structuration permet à la «Monnaie», comme l’appellent ses salariés, d’affronter les enjeux du XXIe siècle tout en conservant son aspect historique, artistique et patrimonial.
«Nous luttons désormais à armes égales contre les différents établissements de minting [«frappe», en anglais] à travers l’Europe. De nombreux pays d’Afrique, d’Europe ou même d’Amérique latine lancent des appels d’offres pour frapper leur monnaie, auxquels nous répondons avec enthousiasme, explique Marc Schwartz, PDG depuis 2018. La qualité de notre travail est aujourd’hui mondialement saluée : en 2021, cette activité a augmenté de 47% par rapport à 2020.»
Sur les 146 millions d’euros de chiffre d’affaires de l’entreprise, 36 millions proviennent de la frappe de pièces d’euros français, 28 millions de la frappe de monnaies étrangères, 67,4 millions de monnaies de collection, 10,5 millions de produits d’arts (médailles et sculptures) et 4 millions d’activités diverses. Tout comme la frappe de pièces étrangères, la frappe de monnaies de collection connaît une croissance incroyable : + 47%. La raison d’un tel succès ? La diversification des thèmes et l’apparition de collections Schtroumpfs, Harry Potter ou récemment Astérix, qui attirent vers la numismatique des clients plus jeunes.
La frappe monétaire reste toutefois une industrie très réglementée. «Notre activité est encadrée par le code monétaire et financier. En monnaie de collection, nous ne pouvons frapper que ce qui est autorisé par le ministère. Si une collection prévoit 5.000 pièces de 10 euros, il n’y en aura pas une de plus… Toutes ces pièces entrent dans la masse monétaire dite M1 et ont une valeur libératoire», poursuit Marc Schwartz. La valeur libératoire est la valeur faciale de la coupure. Ainsi, en matière de collection, la valeur libératoire des pièces va de 0,25 à 10.000 euros, pour une pièce de 120 grammes d’or à l’effigie de Napoléon Ier ou une «pièce» de 2.022 grammes en forme de flacon de parfum Christian Dior.
Il est donc tout à fait possible de payer pour 250 euros de courses chez Carrefour avec une pièce d’or de 250 euros à l’effigie d’Obélix, puisque c’est sa valeur faciale. Reste que l’hôtesse de caisse risque de refuser ce moyen de paiement… «Ce refus constituerait une infraction pénale punie de l’amende prévue pour les contraventions de 2e classe, soit 150 euros, note Marc Schwartz. Cela dit, ce serait un peu idiot de payer vos courses avec une Obélix ! La valeur d’une pièce de collection est presque toujours supérieure à sa valeur faciale..» De même qu’un morceau d’histoire vaudra toujours plus que le prix du mètre carré qu’il occupe.
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