Au total, 112 pays planchent sur des monnaies numériques de banques centrales, selon le comptage de l'Atlantic Council, un think tank américain spécialisé dans les relations internationales. Mais seuls une petite dizaine ont jusqu'ici réussi à véritablement lancer leurs e-devises.
afp.com/Daniel Roland
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A Stockholm, il n’est pas improbable de croiser un panneau “espèces non acceptées” devant l’entrée d’un magasin. De 2010 à 2020, la proportion de Suédois utilisant de l’argent liquide est passée de 39 à 9%. Un record mondial. De nombreuses pistes ont été mises en avant pour expliquer cette disparition du cash : numérisation de la société, lutte contre le blanchiment d’argent, popularité incroyable de l’application locale de paiement Swish… Afin de garder le contrôle sur sa monnaie, la banque centrale du pays a donc lancé en 2017 un projet de couronne numérique émise par ses soins. Cinq ans plus tard, malgré l’accélération du phénomène avec le Covid-19 et l’avènement des crypto-actifs, le dénommé “e-krona” (e-couronne) est toujours dans les cartons. 
Dans une moindre mesure, les pays de la zone euro et les Etats-Unis sont traversés par ce même abandon progressif du liquide, notamment au profit d’une pléiade d’acteurs du paiement en ligne (Apple Pay, PayPal, Lydia…). Mais ces puissances sont encore loin d’être prêtes à lancer leur monnaie numérique de banque centrale (MNBC). Et ce, malgré une certaine volonté et des communications régulières sur le sujet. Le gouverneur de la Banque de France a, cette semaine, anticipé la création d’un euro numérique d’ici 2026 ou 2027. “C’est un retardement d’un à deux ans par rapport aux dates précédemment annoncées”, pointe l’économiste Victor Warhem du Centre de politique européenne. Les Etats-Unis, il y a quelques jours, ont eux préconisé via plusieurs rapports de poursuivre les études sur le sujet, sans avancer d’échéance de lancement pour le moment. Le Royaume-Uni se trouve dans le même cas de figure. 
Au total, 112 pays planchent sur des monnaies numériques de banque centrale (MNBC) selon le comptage de l’Atlantic Council, un think tank américain spécialisé dans les relations internationales. Mais seule une petite dizaine a jusqu’ici réussi à véritablement lancer leurs e-devises, dont une très large majorité de tout petits Etats, comme la Jamaïque ou les Bahamas. Exception notable : le Nigéria, sur le continent africain. Son succès demeure cependant modeste : quelque 270 000 portefeuilles d’e-Naira sont pour le moment actifs, sur une population de 206 millions de personnes. Les projets “pilotes” lancés ici et là n’ont pas encore la popularité escomptée. “Au Ghana, le niveau des transactions est de 1,5 par personne par mois. Ce n’est pas un paiement du quotidien, c’est anecdotique”, note Victor Warhem. Même la Chine, à des stades très avancés de tests comme la Suède, n’a pas encore déployé à la totalité de ses habitants son e-CNY (e-yuan), conçu depuis 2014. “Le développement de l’e-CNY demeure à ce stade très encadré par la PBoC (la banque centrale chinoise, NDLR)”, indique une note du Trésor français publiée jeudi. 
La carte des monnaies numériques lancées et en projet dans le monde
Atlantic Council
Cela tient d’abord à la méfiance des utilisateurs à travers le globe. Un exemple au Nigéria : “Lorsque nous avons tenté d’ouvrir un compte e-Naira en février 2022, nous avons dû fournir des informations sur notre compte bancaire et nos données biométriques, au-delà de ce qui est exigé, et manifestement de façon moins sécurisée, que pour un compte bancaire standard”, relatent trois chercheurs en économie dans une récente tribune publiée dans Le Monde, pointant du doigt les défis en termes de confidentialité que ces nouvelles devises doivent remplir si elles veulent se comparer au cash, par définition intraçable. “Les banques centrales peuvent rendre une [MNBC] fongible, contrôlant ainsi la façon dont certains individus dépensent ou non leur argent ; le gouvernement peut utiliser les données qu’il collecte pour personnaliser la tarification des services publics, ou prendre des sanctions ciblées”, écrivent-ils encore. 
C’est également l’un des chantiers pour l’euro numérique, toujours en “phase d’investigation”. En avril 2021, 43% des répondants à une consultation publique lancée par la BCE jugeaient la confidentialité comme le point le plus important d’une monnaie numérique. “Compte tenu du cadre juridique actuel, un anonymat partiel pour l’euro numérique sera vraisemblablement envisageable”, indique Bruno Monteil, responsable d’étude au sein du service de la monnaie numérique et de l’innovation à la Banque de France. Mais celui-ci ne peut être total. “Il sera possible de faire en sorte que les paiements hors ligne aient un degré de confidentialité plus important qu’aujourd’hui par Internet ou en magasin”, précise-t-il. Quoi qu’il en soit, les banques centrales n’ont “aucune raison d’exploiter [nos] données personnelles”, complète Adeline Bachellerie, sa consoeur à la Banque de France. 
L’argument donnera tout de même du grain à moudre aux défenseurs des cryptomonnaies, qui mettent en avant quant à eux la possibilité d’anonymat ou a minima de pseudonymat avec ces méthodes de paiement. Cette question délicate de la confidentialité explique en tout cas pourquoi un état comme la Chine sera peut-être le premier à lancer une MNBC à large échelle : ce critère ne fait pas vraiment partie de ses préoccupations. Par ailleurs, pour faire place à son e-CNY, le pays a banni l’usage des cryptomonnaies. Radical. 
Plusieurs autres défis attendent les banques centrales, notamment en Europe. La BCE s’interroge toujours sur la manière d’insérer un euro numérique dans le paysage des paiements et sur la valeur ajoutée qu’il apporterait. Car pour l’heure, ce dernier n’a aucunement l’intention de se substituer au cash. Il serait un simple double digital. Dans ce cas, à quoi bon ? “Les cas d’usages sont difficiles à percevoir”, souligne également Victor Wahrem. L’intérêt pour les personnes qui ne disposent pas de comptes bancaires, par qui passent les transactions numériques aujourd’hui, est évident. Mais en Europe, une majorité des habitants en ont. Et la question se pose dans la plupart des états, sauf dans les pays émergents où la part de la population sans compte bancaire est plus élevée. 
En Occident, les monnaies numériques de banque centrale ont surtout des vertus philosophiques. “Il s’agit de remettre le concept de monnaie publique au centre du jeu”, indiquent Bruno Monteil et Adeline Bachellerie. Comprendre par là, en face des cryptomonnaies et stablecoins (cryptomonnaies non-volatiles) en plein essor. “Quand vous utilisez ce type d’actifs pour payer, vous faites confiance à des acteurs privés non-régulés [les règlements MiCA et TFR n’entreront en vigueur qu’en 2024]. En cas d’effondrement, vous ne pouvez vous retourner contre personne. C’est la grande différence avec des monnaies publiques, où des autorités doivent rendre des comptes.” Un détail très important en période de crise. Selon l’ancien sous-gouverneur à la Banque de France, Jean-Pierre Landau, “un euro numérique, garantie par la BCE, c’est aussi se prémunir d’un bank run en cas de crise, où tout le monde se précipiterait à la banque retirer ses fonds.” En bref, un nouvel outil de stabilité. 
Cette révolution ne sera pas sans effets collatéraux. Notamment pour les banques commerciales, dont le rôle d’intermédiaire entre l’émetteur de la monnaie et le consommateur, va forcément être troublé. Aux Etats-Unis, ces établissements développent ainsi un intense lobbying contre un projet de MNBC, remarque Politico. “Nous sommes assez interrogatifs sur ce que l’euro numérique pourrait apporter car nous disposons déjà en Europe, en particulier en France, de moyens de paiements très performants”, relevait également en tout début d’année Maya Atig, directrice générale de la Fédération bancaire française (FBF).  
“Si vous utilisez une autre monnaie qui n’est pas assise sur votre compte de dépôt, vous n’aurez plus d’intérêt à avoir un compte chez Société générale ou BNP Paribas”, image Catherine Karyotis, professeur à Neoma Business School et spécialiste du système bancaire, qui y voit un impact, à terme, sur la capacité de ces établissements à proposer des crédits. “Cela reste un argument un peu fallacieux, puisque les banques sont déjà perdantes avec l’avènement de systèmes de paiements privés et des crypto-actifs”, poursuit-elle. Pour l’Europe, un seuil maximal (non définitif) de 3000 euros est évoqué pour la détention d’euros numériques. De quoi laisser un peu d’espace aux banques commerciales. Mais ces dernières vont probablement devoir se réinventer quoiqu’il arrive. Enfin, une myriade de défis techniques sont encore à relever : quid d’une blockchain, des systèmes de paiements ou transferts transfrontaliers ? Pour l’euro comme pour les autres devises, le chemin semble encore long avant la naissance de leurs jumeaux numériques. 
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