Un magnat du pétrole follement épris d'oeuvres d'art ? De cette passion précoce est née l'une des plus prestigieuses collections privées au monde. Regroupées en 2010 sous l'égide d'une fondation qui porte son nom, ce sont quelque 3 000 pièces désormais accessibles au plus grand nombre au travers de musées, d'institutions culturelles ou sous forme de prêts. Genèse d'une vision conquérante ancrée dès l'enfance.
Par Laure Guilbault
Tous les chemins mènent-ils à Rome ? Ils passent en tout cas dans un premier temps par un bureau cossu de Genève, une des principales représentations d'AOG, l'entreprise que Jean Claude Gandur a créée en 1987, spécialisée dans le négoce pétrolier. Le Mathieu qui trône derrière sa table de travail « n'est pas une oeuvre majeure, confie-t-il d'emblée, mais ma première acquisition de poids. J'avais 30 ans. Le tableau était exposé à la Monnaie. Je l'ai payé 100 000 francs suisses à tempérament. Ce fut un gros sacrifice financier. » À son poignet, une Patek Philippe Heure Universelle. Il glisse en posséder sept. Pour celui qui défend bec et ongles patrimoine et héritage culturel, on n'en attendait pas moins. Mais comment cet homme, né à Grasse en 1949, de mère russe et de père italien, retourné vivre en Egypte à l'âge de 1 an, pays de toute sa famille depuis le XIXe siècle, a-t-il été littéralement happé par l'art ? Comment a- t-il pu réunir en l'espace de quarante ans autant d'oeuvres dans des domaines aussi variés que l'archéologie, l'ethnologie, les beaux-arts et les arts décoratifs ? « Je sais que quand j'étais encore au collège, j'avais déjà des cartes postales de tableaux célèbres aux murs de ma chambre à coucher d'élève et avec mon argent de poche, je m'achetais des amulettes égyptiennes. »
L'Egypte, justement. Tout part de là. Jean Claude Gandur y est resté jusqu'à ses 12 ans. Les souvenirs qu'il en garde sont indélébiles. L'arrivée en bateau au port de Gênes pour ensuite rejoindre Alexandrie. Les pyramides. « J'y faisais du cheval avec mon père au petit matin… » La maison de sa grande tante où tout était si beau qu'il aurait voulu l'avoir à lui tout seul. La collection d'impressionnistes de son oncle Georges… Dans cette famille très opulente, l'émulation était permanente. « La culture était partout. C'était presque comme une agression. Il aurait fallu être aveugle pour ne pas le voir. » À 6 ans, le garçon entretenait déjà avec les adultes de grandes conversations. Son premier choc culturel ? En juin 1961, au moment où il quitte définitivement l'égypte pour rejoindre la Suisse, sa mère décide de faire une escale à Athènes. Mycènes, épidote, le Musée national d'Athènes, Delphes, le temple de la Pythie… Même si l'adolescent en éprouve presque une overdose, c'est sa première réelle confrontation avec les vieilles pierres. Sa passion pour l'histoire des civilisations vient de prendre racine. Rien de surprenant alors à ce que sa collection réunisse les mondes antique et moderne, de l'ère des pharaons du quatrième millénaire avant J.-C. jusqu'à la fin du XXe siècle, et qu'en son coeur, se trouvent réunies plus de 1 200 pièces d'art égyptien, romain, grec et proche-oriental.
Arrivé à Lausanne, il n'aura de cesse, dès l'âge de 16 ans, de convertir son argent en oeuvres d'art. « L'été, je m'occupais d'enfants dans des colonies de vacances, je donnais des cours particuliers à mi-temps… puis étudiant, je vendais des pages de pub pour les journaux de l'Union des chemins de fer, les communes de France, dit-il amusé, j'avais du bagou, j'arrivais à accumuler près de 10 000 francs suisses par mois. L'argent me brûlait les doigts. » En 1976, à 26 ans, après des études de droit et de sciences politiques à Lausanne, puis d'histoire à Panthéon-Sorbonne, il rejoint la société américaine de négoce Philipp Brothers (PhiBro), la plus importante compagnie mondiale de trading sur le pétrole et les matières premières. « Je suis tombé dans le monde des affaires et ça m'a plu. J'ai ainsi pu assouvir ma grande passion et consacrer ma vie à acheter de l'art. »
Aujourd'hui à la tête d'AOG, Jean Claude Gandur a créé, outre sa fondation pour l'art, deux autres fondations. L'une chargée de lutter contre les causes premières de la pauvreté en Afrique et au Moyen-Orient par le biais de financements, l'autre dédiée, entre autres, à l'intégration de jeunes de moins de 25 ans, enfants de migrants arrivés en Suisse. La fondation Gandur pour l'art gérée par neuf personnes et dont lui seul achète les oeuvres a deux buts essentiels. Le premier est purement axé sur la mise en valeur – musées, expositions, prêts à court ou long terme – et l'entretien de ses collections existantes et à venir. « Cette fondation sert de réceptacle. » Dernière actualité en date ? Une exposition sur la figuration narrative, thème cher au collectionneur, avec des oeuvres de Gilles Aillaud, Valerio Adami, Eduardo Arroyo, Erró, Alain Jacquet, Peter Klasen, Jacques Monory, Bernard Rancillac, Hervé Télémaque ou encore Jan Voss, prévue fin décembre au musée Fabre de Montpellier.
Le second est la sauvegarde du patrimoine commun, « autocentré sur le patrimoine méditerranéen », celui-là même qui lui tient à coeur. « Ce qui a existé en Orient et migré vers l'Occident. » Commencer par de petites actions de restauration et de fouilles telles que la mission archéologique franco-suisse de Saqqâra en Egypte ou encore la remise en état du temple d'Aménophis III sous l'autorité de l'archéologue Hourig Sourouzian…
Derrière toute une série d'actions bien concrètes, c'est une philosophie humaniste qui se dessine ici, faite de multiples couches d'influences, de cultures, de religions… « pour lutter contre cette haine qui est aujourd'hui le principal moteur de notre société, une haine que je n'ai pas connue, et rapprocher les frères ennemis, séparés pour des raisons politiques. Cette révolution égyptienne a été mon salut. S'il n'y avait pas eu Lénine, ma mère n'aurait jamais connu mon père, et s'il n'y avait pas eu Nasser, j'aurais fini comme un horrible fils à papa ».
Aujourd'hui Jean Claude Gandur est membre de l'Aliph (Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones de conflit), qui participe, entre autres, à la reconstruction du musée de Mossoul, « un projet apolitique et areligieux avec sept pays autour de la table et deux illustres fondations américaines ».
L'ultime rêve de ce citoyen du monde ? Qu'un jour toutes ses oeuvres disséminées un peu partout dans le monde soient réunies sous un même toit et mises à la disposition du public. Ce qu'il appelle de ses voeux n'est peut-être pas si loin… « Who knows ? » conclut-il d'un sourire énigmatique.
Caroline Knuckey
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