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En ce début de semaine, l’Italie semblait en tout point pareille à cet immeuble éventré de la Via D’Amelio. Un appartement éventré, sens dessus dessous un lendemain de fête. Un bâtiment civil près à s’écrouler sur soi-même. Une maison hantée par de trop nombreux maux. Sans aucune défense. À la merci des mafieux et des chacals. Oui, cette Italie faisait de la peine et faisait peur. Elle suggérait une image banale et terrifiante à la fois : celle de l’éboulement. Un éboulement gigantesque. Un glissement de terrain colossal. En mouvement depuis des années : lent au début, presque imperceptible, puis toujours plus rapide, dévalant à vitesse croissante une pente qui menait directement à l’enfer. En chute libre jusqu’à s’écrier : maintenant ça ne s’arrêtera plus !
Ce sont les mots que Giampaolo Pansa écrivait dans les colonnes de L’Espresso, qu’il codirigeait à l’époque, après l’un des dimanches les plus terribles de l’histoire de la République italienne. Le 19 juillet 1992 : l’attentat meurtrier de la Via D’Amelio à Palerme. Deux mois après l’assassinat de Giovanni Falcone au TNT, une voiture piégée de la mafia avait fait sauter Paolo Borsellino et son escorte de cinq personnes, y compris Emanuela Loi, la première femme policière à tomber en service. L’État ressemblait à ce « bâtiment éventré » par un glissement de terrain, destiné à ne plus s’arrêter.
Mais ce même début de semaine de l’été 1992, une autre histoire commençait. « À 15 ans et demi, je toquai à la porte blindée de la section du Fronte de la Gioventù dans le quartier de la Garbatella, au sein duquel je trouverais ma deuxième famille. Plus que l’adresse, c’est la date qui compte dans cette décision : le 19 juillet 1992, jour de l’assassinat de Paolo Borsellino », écrit Giorgia Meloni dans son autobiographie Io sono Giorgia (Rizzoli, 2021). « J’ai encore une image très nette de moi-même, assise dans la salle à manger. La journée était très chaude. Je regarde le journal télévisé et ces images bouleversantes de cette dévastation. J’arrive encore à sentir la rage pétrie avec l’émotion. Je cherche l’interrupteur. Je n’acceptais plus de me sentir impuissante, je ne pouvais plus simplement regarder. Je me suis donc tournée vers le Fronte della Gioventù et vers le Movimento Sociale Italiano ».
Trente ans plus tard, le 21 octobre 2022, Giorgia Meloni est devenue présidente du Conseil italien. Dans sa première visite à la Chambre des députés, après avoir présenté au Président de la République la liste des ministres, elle s’est retrouvée face à face avec un portrait de Borsellino dans une exposition sur les victimes de la mafia dans les années 1980 et 1990. « La boucle est bouclée », a-t-elle commenté.
Bouclée, cette boucle commencée il y trente ans. Il y a trente ans, en 1992, en Italie se déclencha l’ensemble des événements qu’on connaîtra sous le nom de Tangentopoli. Lorsque les enquêtes des magistrats submergèrent la politique, la question cessa d’être seulement judiciaire. En quelques mois, un système politique, le plus stable d’Europe malgré les constants changements de gouvernement, s’écroula, sans solution de substitution. Cet écroulement, unique en Europe occidentale, avait en fait plus de points en commun avec la chute des régimes communistes d’Europe de l’est. C’était l’euthanasie d’un pouvoir1.
La Première République s’arrêta de manière tragique : attentats, suicides, anciens présidents du Conseil emmenés devant les juges ou qui s’échappaient à l’étranger. Un scénario digne de l’écroulement d’un régime dictatorial plus que d’un renouveau démocratique.
En 1992 et 1993, sous la poussée des évènements, Tangentopoli manifestait une rupture.
En 1992 et 1993, sous la poussée des évènements, Tangentopoli manifestait une rupture. Une césure qu’on pouvait rapprocher d’autres phases intermédiaires du XXe siècle italien. Les deux années 1921 et 1922, qui virent l’entrée des masses populaires en politique — et dans la violence politique — en ouvrant la voie au fascisme il y a cent ans. La période de 1943 à 1945 dans une nation divisée par le conflit mondial : le sud déjà libéré par les Alliés et le nord en guerre civile entre la République Salò et la Résistance ; puis le retour à la démocratie.
Le biennio 1992-1993, qui entérinait la disparition entière d’une classe dirigeante, sans aucun précédent dans l’Occident d’après-guerre, donna lieu à deux récits opposés dans les décennies qui suivirent. Selon le premier, un système politique développé, qui gouvernait bien et qui jouissait du consensus populaire fut blessé à mort à la suite d’un coup monté par des forces obscures à travers les enquêtes judiciaires : un coup d’État médiatico-judiciaire qui portait un coup fatal à la politique. Selon la deuxième, un régime corrompu, où les politiques étaient des vendus et des mafieux, fut balayé par une équipe de juges héroïques et vengeurs.
Il s’agit de deux lectures réconfortantes. Dans chacun de ces récits, l’espace de la confrontation se réduit à une salle d’audience. Mais l’anniversaire des trente ans de cette chaîne d’événements a laissé place à une troisième interprétation, typiquement italienne, celle de la révolution manquée. Entretemps, l’historiographie était restée prise dans une double dynamique, d’accusation et de défense, en renonçant à la compréhension.
Pourtant, la crise du système politique ne trouvait pas son origine uniquement dans les enquêtes des magistrats. Comme l’affirme l’historien Paul Ginsborg, « elle été due tant aux vices de la démocratie italienne qu’à ses vertus, et elle serait incompréhensible sans considérer ces deux aspects. » 2
L’entrée de l’Italie dans l’Europe de Maastricht fut signée par Giulio Andreotti, président du Conseil à son septième gouvernement, symbole vivant de l’éternité du pouvoir démocrate-chrétien, par Gianni De Michelis, ministre des affaires étrangères, socialiste, et par le ministre du Trésor Guido Carli, ancien gouverneur de la Banque d’Italie et président de Confindustria, le représentant le plus prestigieux de cette technostructure économico-financière qui s’était allié avec la Démocratie chrétienne et les autres partis de gouvernement durant la Première République. Un pacte fondé sur les zones d’influence, une sorte de Yalta de politique intérieure : aux partis les plus heureux dans les urnes la tâche de porter le consensus populaire dans les structures du capitalisme italien ; à la Banque d’Italie, à Mediobanca, à Confindustria, le rôle de protéger, en interne et à l’extérieur, les politiques de welfare-state de la classe politique, y compris quand elles se révélaient clientélistes.
En 1992 ce pacte saute. Maastricht devient la contrainte extérieure européenne qui conditionne la marge de manœuvre de la politique nationale. Maastricht signifie la lutte contre la dette, la rigueur dans les comptes publics, la fin de la dévaluation de la monnaie, la fin des financements en cascade et des politiques de dépense pour créer du consensus — de tout ce qui, en sommes, dans les années précédentes, avait contribué à créer les conditions du bien-être des Italiens. Maastricht signifie la croissance du poids des élites technocratiques européennes et la mise hors-jeu de la vieille classe politique, qui devient soudainement inadaptée à ce nouvel ordre. Ce moment de la fin de la guerre froide coïncide en Italie, comme l’avait compris le président de la République Francesco Cossiga, avec le dégel de l’électorat au Nord et avec la révolte civile contre la mafia au Sud.
Maastricht signifie la croissance du poids des élites technocratiques européennes et la mise hors-jeu de la vieille classe politique, qui devient soudainement inadaptée à ce nouvel ordre.
Dans ce contexte, le système politique — la République des partis, selon la définition de l’historien Pietro Scoppola — se pense invincible, immortel. En réalité, il s’est déjà survécu à lui-même. Il fait toutes les erreurs possibles ; ne fait rien pour s’adapter à la nouvelle situation. « La classe politique italienne semble se soumettre sans aucune résistance à deux poussées opposées, l’instinct de conservation et une obscure volonté d’autodestruction », écrit à la veille de Tangentopoli Edmondo Berselli dans les colonnes de la revue Il Mulino3.
La Première République était symboliquement morte quinze ans avant Tangentopoli, le 9 mai 1978. Ce jour-là, on retrouva un cadavre « roulé en boule dans ce réduit répugnant, ce sac de chaire déjà obscurcie, loin de toute référence à son passé, à ses dessins — atrocement loin », comme le décrivit le poète Mario Luzi. Le cadavre du président de la Démocratie chrétienne Aldo Moro, après 55 jours d’enlèvement par les terroristes des brigades rouges, retrouvé dans une Renault garée à au milieu de la route, entre la piazza del Gesù et la via delle Botteghe Oscure, les sièges respectifs de la Démocratie chrétienne et du Parti communiste italien, devient le symbole du renouvellement manqué de la République. Car tandis qu’à la fin des années 1970, la politique était encore le levier privilégié pour changer le système, dans la décennie suivante, les partis commencent à se pulvériser, à perdre le contact avec la réalité. Les années 1980 arrivent avec leur vitalité indéniable mais aussi la disparition des illusions collectives.
La révolution conservatrice, l’hédonisme reaganien… la nouvelle ère en Italie prend le visage d’une publicité sortie d’un nouvel acteur audiovisuel qui surgit des cendres de Telemilano : « rentre vite à la maison, le Biscione [symbole qui sert de logo à la chaîne Canale 5] t’attend ».
Canale 5 débute ses transmissions le 30 septembre 1980. Ce sont les mêmes jours que ceux où les journaux titrent : « Berlinguer à Mirafiori appelle à l’occupation ». Pour le PCI et le mouvement ouvrier, ce qui se passe devant la porte des usines Fiat est une défaite historique. Le berlusconisme, pour le moment dans sa forme seulement télévisuelle, se présente déjà à l’aube de cette décennie : tout à la fois modernisateur et clientéliste, dynamique et stagnant, il allume des besoins et des désirs inconnus jusqu’alors à coup de « Drive In » et de « Dallas » et en même temps soutient totalement la plus classe politique européenne la plus statufiée après la nomenklatura soviétique. « Notre monde est celui qui voit dans les Craxi, les Forlani et les Andreotti l’acceptation de la liberté », répète à l’envi Fedele Confalonieri, président de Mediaset.
Le berlusconisme, pour le moment dans sa forme seulement télévisuelle, se présente déjà à l’aube de cette décennie : tout à la fois modernisateur et clientéliste, dynamique et stagnant, il allume des besoins et des désirs inconnus jusqu’alors à coup de « Drive In » et de « Dallas » et en même temps soutient totalement la plus classe politique européenne la plus statufiée après la nomenklatura soviétique.
Dans cette invitation à « rentrer vite à la maison » après la décennie des rues, du terrorisme mais aussi des réformes, comme l’a rappelé l’historien Guido Crainz, il y a à la fois la poussée à la consommation privée et une dette publique galopante — le rapport déficit/PIB entre 1980 et 1992 passe de 55 à 105,2 % —, à la fois le rêve d’un deuxième miracle et une Italie enrichie après des siècles de misère et qui désormais ne cherche qu’à accumuler et défendre férocement les droits, ou mieux, les privilèges acquis. « L’individualisme protégé. » C’est ainsi que le définit le rapport Censis en 1981. « Le plus de possibilités et la plus grande liberté de comportement de chaque individu et la protection totale de la population, le maximum d’individualisme avec le maximum de protection, presque une société du bissac : un sac à deux poches — pleines toutes les deux. »
Lorsque le 17 février 1992 le capitaine des carabiniers Roberto Zuliani et ses hommes font irruption dans les bureaux de la maison de retraite du Pio Albergo Trivulzio à Milan, mandaté par d’Antonio Di Pietro et que le gestionnaire socialiste Mario Chiesa est pris en flagrant délit avec sept millions de lire à la main — 3 500 en euros aujourd’hui — et 35 millions de lire à peine empochés — la légende veut qu’il ait cherché à s’en débarrasser en les jetant dans les WC —, cela fait un moment que les vieux partis n’arrivent plus à dominer cette double poussée. D’une part la demande de moins d’intervention étatique, moins de puissance publique pour redistribuer les revenus et plus de ressources pour soi, pour son groupe, pour son territoire, son clan, sa corporation. Et d’autre part la demande d’une représentation qui fasse fi des médiations institutionnelles, le do it yourself politique contre une République fondée sur les partis qui glisse vers la paralysie et la corruption.
Deux nouveaux sujets politiques vont émerger pour incarner ces exigences. La Lega de Umberto Bossi d’abord, structurée comme une armée, avec ses mots d’ordre, ses étendards, ses uniformes, un chef militaire, une organisation léniniste : elle croît dans le silence des espaces laissés vides par les vieilles affiliations partisantes. Quand Rome commencent à prendre conscience du problème, les barbares sont déjà là. Le deuxième sujet est la société civile engagée, censée porter le renouvellement à gauche. Elle reste à l’état d’une constellation de mouvements, d’associations, de journaux tels que Repubblica d’Eugenio Scalfari, d’hebdomadaires satiriques (Cuore) ou de programmes télévisés comme Samarcanda de Michele Santoro sur la Rai. Tout cela a un effet sur les choix mais ne trouve pas de débouché politique, exception faite de moments ponctuels — comme par exemple le référendum sur la préférence unique du 9 juin 1991, qui voit la victoire surprise du mouvement de la réforme de la politique. Elle ne cesse de naître, condamnée à demeurer à une éternelle adolescence, un Peter Pan sur son île : c’est le Parti imaginaire — et qui va le rester.
Avec la chute du mur et l’intégration européenne, le coût de l’immobilisme devient trop important. Tous les pactes sautent, ceux qui étaient visibles de tous comme ceux qui restaient inavouables, avec le nord productif ou avec la mafia. Les entrepreneurs, les pouvoirs occultes, les services secrets, les clans mafieux, tout le monde part à la recherche de nouveaux points de référence. Aucun parti de la Première République n’a les instruments adéquats pour intercepter ce changement. Malgré la réalité d’un consensus autour des 30 % aux élections du 5 avril 1992, les antennes de la Démocratie chrétienne ne fonctionnent plus, ses senseurs ne captent plus rien : les Italiens, qui ont voté pour elle pendant des décennies, se sont transformés en inconnus.
Malgré la réalité d’un consensus autour des 30 % aux élections du 5 avril 1992, les antennes de la Démocratie chrétienne ne fonctionnent plus, ses senseurs ne captent plus rien : les Italiens, qui ont voté pour elle pendant des décennies, se sont transformés en inconnus.
« L’extrême flexibilité, la plasticité de la Démocratie chrétienne de Forlani et d’Andreotti » selon les mots de Berselli (note)Il Mulino, n.1 gennaio-febbraio 1991(/note), sa capacité à s’adapter à toutes les situations, se renverse pour devenir : « une persistance sans avenir ». Dès 1991 il est clair qu’« il serait extrêmement compliqué pour une formation enracinée de manière aussi complexe dans la réalité italienne de se définir seulement sur le registre du terre-à-terre, sans doctrine. Un risque trop lourd pèserait si le réalisme politique se changeait en surdité envers les bruits qui parcourent la société : une galaxie comme la Démocratie chrétienne, si encline soit-elle aux tentations et aux automatismes du pouvoir, ne peut pas se transformer en un simple conseil d’administration ».
Mais une raison psychologique permet aussi d’expliquer le suicide du parti-État. Les hommes de la DC, une fois le communisme disparu après 1989, préparés à une saison de triomphes, sont tombés au piège de s’être perçus comme tout-puissants, aveuglés dans la présomption que tout allait nécessairement changer. C’est ainsi qu’ils renoncent à leur ADN originel qui suggérait : ne te lèves jamais, qui s’exalte sera puni. « Il y a une erreur gigantesque d’évaluation de l’âme du pays », explique Marco Follini, « qui est d’autant plus grave dans un parti qui avait fondé sa réussite sur la conscience de ses limites. Être démocrate-chrétien signifiait exercer le pouvoir avec scrupule. Dans les années 1970, la Démocratie chrétienne pensait être destinée à sa fin mais arriva à puiser des ressources pour se renouveler ; dans les années 1980, elle pensait être immortelle et elle mourut. Si on administre le pouvoir avec un sens de la précarité on le garde, si on pense que le pouvoir peut nous sauver de la précarité on le perd. »
Le leader du changement ne sera pas non plus le socialiste Bettino Craxi, même s’il essaya de lancer pendant dix ans sa Grande Réforme. Ses dernières années sont tourmentés par le présage de la catastrophe. De façon instinctive, presque animale, il se rend compte du début de la fin d’une histoire déjà finie et réagit avec en briguant la reconquête du Palazo Chigi, sans aucun grand dessein. Il ne pense plus qu’il est le Mitterrand italien, il n’a plus aucune velléité de décision, il veut seulement se conserver, en suivant l’intuition obscure que l’ambition de revenir à la tête du gouvernement est lié à sa survie — pas seulement politique. Il identifie sa personne physique, son existence même avec la permanence au pouvoir. Son comportement est celui du nihiliste politique : quelqu’un qui derrière lui ne va laisser ni héritier, ni dauphin, qui entraîne son parti vers le désastre. Après moi, le Néant.
Craxi identifie sa personne physique, son existence même avec la permanence au pouvoir. Son comportement est celui du nihiliste politique : quelqu’un qui derrière lui ne va laisser ni héritier, ni dauphin, qui entraîne son parti vers le désastre. Après moi, le Néant.
Les post-communistes, déchirés par des luttes internes entre les différentes familles démocratiques, ne représentent pas une alternative crédible. Au moment décisif, le Partito Democratico della Sinistra (PDS), qui a pris la place du Parti communiste italien, n’arrive pas à représenter la solution politique à même de sortir par le haut de l’ouragan Tangentopoli. Au contraire, la peur de la disparition, la crise d’identité due au changement de nom renforce l’esprit de corps, la fin de l’idéologie est compensée par le cadenassage des appareils du parti, fermés et hostiles à ce qui, dehors, est en train de changer : « ce fut la réémergence d’un ancien défaut du PCI, un certain degré d’immobilisme et un manque d’imagination par rapport aux mouvements sociaux modernes portés par la société civile. Pour défier les corporations fermées et souvent corrompues de la société italienne, seule la perspective d’une révolte, pacifique mais persistante, aurait pu avoir effet. Étrangement, dans ces années-là, la révolte était devenue quelque chose d’extérieur à la culture du PCI-PDS », comme le dit Ginsborg. Le PDS, né pour renouveler la politique, échouera à se faire le porteur du changement mais deviendra le lit d’un fleuve karstique et très chaotique : le peuple référendaire, le peuple de l’Olivier4, le peuple des primaires — une gauche qui peine à trouver son point d’atterrissage.
Dans ces temps troubles, au milieu des attentats et des bombes qui portent la mort et la destruction en Sicile, et ailleurs, avec l’arrivée dans le grand jeu — comme dans chaque nouvelle phase de transition nationale — des traditionnels invités de pierre — criminalité mafieuse, loges maçonniques, pouvoirs internationaux, les « esprits très raffinés » dont parlait Giovanni Falcone dans une spectaculaire et tout sauf improvisée descente en politique — c’est à un invité inattendu qu’il reviendra d’incarner la nouveauté. Silvio Berlusconi parvient à capturer les animal spirits de ce Nord qui aspire à moins de taxes et à plus de liberté et qui est provisoirement attiré par la Lega. Il offre un refuge aux naufragés du régime. C’est à lui que profite Tangentopoli : il est le seul de l’establishment à faire les premières pages des feuilletons internationaux tout en restant à l’abri des enquêtes judiciaires jusqu’en 1994. Avec cette bonne conscience hypocrite, une partie de la société se donne l’auto-absolution — et s’offre un nouveau départ.
En 1994, Berlusconi bâtit de zéro le centre-droite. Quelque chose de nouveau, certes, mais — comme c’est souvent le cas dans l’histoire italienne — pas forcément quelque chose de différent. Un caïman qui vingt ans durant dévastera le reste de sens civique des Italiens — mais aussi un Guépard.
Avec lui, une partie non négligeable de la société italienne change de classe politique mais ne change pas de mentalité. Au contraire, elle se laisse bercer par une réalité virtuelle : des faux-fonds, des ciels bleus, des jingles, des visages liftés. Une nation à l’arrêt, happée, mystifiée, immobilisée dans l’éternel présent du Cavaliere. Dans son sourire désormais sans âge, ses obsessions personnelles deviennent les obsessions d’un peuple entier. C’est un autre pouvoir qui s’est cru immortel, comme ses prédécesseurs, comme tous les pouvoirs qui, arrivés à leur terme, ne désirent rien d’autre que cela : perdurer pour toujours, ne pas mourir.
Jusqu’au réveil dramatique. Une autre fin, la fin, celle-ci, de la Deuxième République, pour certains aspects non moins traumatiques de la Première. Les vingt années berlusconiennes se terminent avec une Italie au bord du défaut de paiement, non seulement économique, comme en 1992 où l’attaque spéculative contre la lire avait donné lieu à une manœuvre à 93 mille milliards du gouvernement Amato, mais le prélèvement forcé des comptes courants, le spectre de la banqueroute. Encore une fois, la classe politique abdique et est contrainte de demander l’intervention d’un mandataire extérieur. Encore une fois, le Quirinale est la seule institution qui tient bon, et qui assure la transition.
En 1993, la décision de Scalfaro de confier le gouvernement à Carlo Azeglio Ciampi, le premier président du Conseil non parlementaire de l’histoire républicaine, représente un compromis avec les partis, un gouvernement technico-politique qui ne fut pas suffisant pour sauver les fondations de la Première République.
Une nation à l’arrêt, happée, mystifiée, immobilisée dans l’éternel présent du Cavaliere. Dans son sourire désormais sans âge, ses obsessions personnelles deviennent les obsessions d’un peuple entier.
En 2011, un homme qui avait fait de la politique sa raison de vie, le président Giorgio Napolitano, appelle à la tête du gouvernement l’ancien commissaire européen Mario Monti, appelé à sauver la patrie de la tempête financière, du discrédit international, de la désagrégation interne… Son arrivée au Palazzo Chigi apparaît comme le résultat d’une crise de vingt ans, pendant laquelle toute tentative de renouvellement a été systématiquement frustrée.
En 1992, la vieille classe dirigeante fut balayée en quelques mois par un électorat qui ne supportait plus le prix de la corruption et de l’illégalité d’un système bloqué. Ceux qui étaient mis en examen étaient aussi assiégés dans la rue et dans les restaurants pour des fautes, vraies ou supposées, qui avaient été commises ; on faisait encore la distinction entre la bonne et la mauvaise politique. Après vingt ans, en 2012, les parlementaires élus via les listes bloqués mortifient le Parlement, qui se transforme peu à peu en cirque : pirouettes, nains et danseuses, achetés et vendus, députés caméra à l’épaule qui espionnent leurs propres collègues, des clowns hauts en couleurs qui contribuent à éloigner la politique de la société. Conclusion : le bouc émissaire, c’est la politique — tout court, et en bloc. La politique est une caste contestée en cela seulement qu’elle existe. Un coût inutile. Qu’il faut éliminer. Le credo du Mouvement 5 Étoiles des premiers jours, du Vaffa Day, de Beppe Grillo et de Gianroberto Casaleggio, c’est le mythe du un qui vaut un et de la démocratie directe.
Entre la deuxième moitié des années Dix et le début de nos années Vingt, ce mythe est à son tour entré en crise. Le trentennio se referme avec la crise de démocratie la plus grave de toutes, parce que, pour la troisième fois en trente ans, le système en crise doit avoir recours à un mandataire extérieur, appelé, encore une fois, par le président de la République. Sergio Mattarella, après Scalfaro et Napolitano. Mario Draghi, après Ciampi et Monti. Draghi qui en février 1991 avait été appelé par Carli au poste de directeur général du ministère du Trésor, nommé par le gouvernement Andreotti. À 45 ans, à l’époque, il rencontrait presque chaque semaine le dernier président du Conseil de la dynastie démocrétienne au Palazzo Chigi. De cette classe dirigeante arrivée à son terme, il garde aujourd’hui une mémoire indélébile. Andreotti savait tout, comprenait tout, n’affrontait rien. Jusqu’à la dilution.
En 2021-2022, si le pacte terminé en 1992 entre politique et technostructures refait surface avec le gouvernement d’unité nationale de Draghi, il s’est brisé bien avant la chute du gouvernement, avec l’élection présidentielle de janvier, quand Draghi échoue là où Luigi Einaudi et Ciampi avaient réussi. Sautant directement du Palazzo Chigi à la colline du Quirinale, il aurait créé un précédent risqué. Mais le pacte aurait été réécrit, au plus haut niveau de l’État. Le corollaire nécessaire était que Draghi au Quirinale aurait était le chef d’orchestre de la reconstruction d’un système politique plus solide et structuré.
Les partis, le corps politique, représenté par les appareils parlementaires habituels, ont vu dans Draghi une sorte d’usurpateur, qu’il fallait renvoyer le plus tôt possible.
Des partis sans consensus, et donc peu sûrs d’eux-mêmes, ont eu du mal à souscrire au nouveau compromis qu’aurait représenté l’arrivée de Draghi au Quirinale et, finalement, ils l’ont rejeté. Le gouvernement de l’ex-président de la BCE s’est terminé à ce moment-là. La crise de l’été suivante était seulement une conséquence du déchirement produit en janvier. La cohabitation était devenue impossibles. Les partis, le corps politique, représenté par les appareils parlementaires habituels, ont vu dans Draghi une sorte d’usurpateur, qu’il fallait renvoyer le plus tôt possible. Quant à lui, il a développé symétriquement une sorte d’allergie aux liturgies de palais et a refusé d’occuper à travers son rôle le vide politique : il ne serait pas celui qui pourrait résoudre le déficit identitaire des partis. La crise de juillet 2022 fut le résultat de la faillite d’une rencontre : une énième occasion manquée.
Giorgia Meloni arrive aujourd’hui à la tête du gouvernement. Une femme qui a débuté en politique en 1992, à l’âge de 15 ans, à Rome. « Ce furent des mois sombres de grandes tensions, la classe politique était à juste titre mise en accusation et l’affaire Mani Pulite décimait déjà les principaux partis de ce qui serait bientôt qualifié de Première République », écrit-elle dans son autobiographie précitée, publiée il y a un an. « J’étais allée à une manifestation du Fronte della Gioventù quelque temps auparavant, traînée par une camarade d’école. Ils avaient mis en scène un spectacle dans lequel les garçons étaient déguisés en certains des personnages principaux des partis de l’époque en costume de prisonnier, symbolisant une Première République qui avait construit sa fortune en pillant les générations futures. Je me suis sentie à l’aise… Le Mouvement social italien n’avait aucun lien avec les vols et la corruption découverts à l’époque et fut un protagoniste inévitable de cette tumultueuse saison de transition. »
Quelques lignes, plutôt complaisantes. En 1992, le MSI était un parti proche de l’extinction. En octobre 1992, à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de la marche sur Rome et de la prise de pouvoir par Mussolini, le secrétaire Gianfranco Fini avait organisé une manifestation à Rome, se demandant comment il était « possible que quelques saluts romains aient créé une telle agitation », et affirmant que « le fascisme appartient à tous les Italiens et fait l’objet d’une réévaluation historique, indépendamment du rôle du MSI ». Le parti, comme l’a écrit Giorgia Meloni, essayait d’échapper à la vague des enquêtes judiciaires sur le registre de l’opposition aux partis de la Première République — eux-mêmes antifascistes. Les membres du MSI, surnommés missini, se battent sur les places et dans les assemblées pour représenter, à leur manière, le renouveau en marche, la guerre contre la corruption — non sans quelques mésaventures en cours de route.
« Rendez-vous, vous êtes encerclés ! » « Mais quelle immunité parlementaire, le peuple, le peuple doit vous juger ! » crient-ils. Mais aussi : « les socialistes volent, les communistes volent, l’Italie qui vole est antifasciste ! » Le 1er avril 1993, à trois heures de l’après-midi, cinquante ans après la chute du fascisme, une centaine de militants du Fronte della Gioventù encerclent l’entrée principale de la Chambre des députés, sur la place Montecitorio, au cri de « des élections, tout de suite ! ». « Allez-y, écrivez que nous sommes des fascistes, vous nous rendez service », font remarquer les manifestants aux journalistes. Ils se tiennent par la main, forment un cordon devant la porte par laquelle les députés entrent et sortent, sous l’œil complice de l’honorable Teodoro Buontempo, dit Er Pecora, le plus aimé et le mieux élu des missini romains. À ses côtés, d’autres députés : Maurizio Gasparri, Giulio Maceratini, Nicola Pasetto, Raffaele Valensise. Les forces de l’ordre, non armées, se sont alignées devant les manifestants qui, entre-temps, avaient résolument avancé vers le portail. Quelqu’un brandit une fronde, il y a un moment de silence, une pièce ou une bille fend l’air et se jette contre le verre patinée de l’entrée. La porte du Parlement a été frappée, fendue, percée. Profanée par les manifestants de la droite néofasciste, qui avaient toujours été exclus de l’arc constitutionnel. Ce soir-là, deux magistrats romains en charge de l’extrême droite, Giovanni Salvi et Pietro Saviotti, appliquent l’article 289 du code pénal : perturbation des activités parlementaires. Avertissements contre Teodoro Buontempo, Giulio Maceratini, Adriana Poli Bortone, Maurizio Gasparri, Ugo Martinat, Altero Matteoli, Giulio Conti, Nicola Pasetto et Domenico Nania. Dans la soirée, les domiciles de deux jeunes dirigeants du MSI, le conseiller régional Gianni Alemanno et le chef du bureau de presse du parti Francesco Storace, sont perquisitionnés. « Un comportement absurde, injustifié, disproportionné, arbitraire de la police, une prévarication et une persécution indues », proteste le secrétaire Fini, qui trouve en revanche normal d’assiéger le Parlement. « Une blague » pour Gasparri. Les plus sévères contre l’attaque du MSI à coups de frondes et de pièces de monnaie sont le député démocrate chrétien Pier Ferdinando Casini (« Je crains que ce ne soit que le début ») et le leader de la Ligue Umberto Bossi : « Que les fascistes viennent, nous serons là pour défendre le Parlement ».
Tous les deux s’allieront à Fini moins de huit mois plus tard, au sein du centre-droit fondé par Berlusconi. Dans les mois et les années qui suivront, nombre de ceux qui ont été cités plus haut deviendront ministres, vice-ministres, chefs de groupe. Aujourd’hui, Ignazio La Russa est président du Sénat et Gasparri est son adjoint. Ce sont les dirigeants politiques du pays.
Meloni fait partie de cette génération de la Deuxième République, fondée sur la dissolution de la Première et l’auto-absolution collective. Le MSI n’était pas le parti « inévitablement protagoniste » de cette période, comme elle écrit. C’était un parti subordonné à Silvio Berlusconi et dirigé par lui.
C’est dans ce contexte que se forme la toute jeune Giorgia Meloni. Lors de sa première manifestation, les politiciens sont « en tenue de prison ». Elle fait partie de cette génération de la Deuxième République, fondée sur la dissolution de la Première et l’auto-absolution collective. Le MSI n’était pas le parti « inévitablement protagoniste » de cette période, comme elle écrit. C’était un parti subordonné à Silvio Berlusconi et dirigé par lui, qui profita deMani Pulite avant de s’en débarrasser, puis carrément de devenir l’ennemi juré du pouvoir judiciaire. Du MSI naîtra l’Alleanza Nazionale, puis Fratelli d’Italia. Durant toutes ces phases, la droite post-fasciste s’est retrouvée au gouvernement — contrairement, par exemple, à la droite radicale française ou espagnole — en tant que parti allié mineur de Berlusconi. Aujourd’hui, ce rapport de force s’est inversé. Berlusconi, âgé et affaibli, est contraint malgré lui de courir après un nouveau Président du Conseil, jeune et féminin. L’un des affrontements a eu lieu au sujet du ministère de la Justice, où Berlusconi aurait voulu un nom à lui et où Meloni a choisi un ancien magistrat, Carlo Nordio, qui, en 1992-93, représentait un modèle alternatif au « pool des toges » de Milan dirigé par Di Pietro contre lequel les amis de Meloni étaient descendus dans la rue — peut-être était-elle là, elle aussi : pourquoi une jeune militante passionnée comme elle n’y serait-elle pas allée ?
La boucle est bouclée. Les trente années de mondialisation en Italie ont été synonymes d’effondrement du rôle de la politique et du démantèlement d’un système industriel largement construit avec l’appui du secteur public. Ce qui a été balayé en 1992 n’a jamais été reconstruit. Tant à gauche qu’à droite, ce furent trente ans de subalternité, de vide.
En 2022, après des années de confusion, on assiste au retour d’une professionnelle de la politique au sommet du gouvernement, sous le signe de la droite. C’est la vraie nouveauté et c’est un défi pour tous les partis : le retour du retour l’État et des politiques publiques et nationales, difficiles à faire avancer en Europe — et, dans ce contexte, le retour aux identités politiques pour combler le vide de la représentation. Refaire de la politique pour réécrire un nouveau pacte, sur le modèle de celui qui avait maintenu debout la Première République. Dans le cadre d’une démocratie européenne de plus en plus fragile et en danger — comme le montre l’exemple récent du Royaume-Uni, mais aussi la faiblesse du leadership allemand.
Il y a trente ans, les pays d’Europe de l’Est étaient la pierre de touche de la fin de la Première République : une nomenklatura inamovible, à la soviétique, une alternance impossible, puis l’émergence de nouveaux leaderships et de nouveaux partis dans la continuité du passé. En 1989-90, lors de la chute du mur de Berlin, le président Cossiga faisait remarquer qu’alors qu’en Allemagne il y avait un mur de briques, l’Italie avait son mur intangible mais tout aussi solide. Après l’Allemagne, l’Italie avait été le pays européen le plus marqué par la guerre froide et les accords de Yalta de 1945. 1992 marqua la fin de ce système.
Ces dernières années, l’Italie a failli devenir le pays le plus proche du modèle poutinien en Europe occidentale : la démocratie découplée du libéralisme, qui est le pouvoir de contrôler et de limiter les gouvernants. « Si l’on tient compte de l’extrême faiblesse de la confiance dans les institutions de la démocratie parlementaire et dans les élites politiques (qui sont considérées comme corrompues et inefficaces), on voit émerger dans la société une base pour un pouvoir fort qui n’est pas soumis à la contrainte des contre-pouvoirs de l’État de droit. Avec le désenchantement de la démocratie, la deuxième impulsion favorable à la dérive illibérale ou autoritaire est le nationalisme. L’alter ego de la souveraineté populaire est la souveraineté nationale, que le pouvoir fort doit protéger à la fois de l’ingérence de l’Union et de la vague migratoire », écrivait le politologue tchèque Jacques Rupnik dans L’Autre Europe. « En 1989, nous pensions que l’Europe était notre avenir. Aujourd’hui, nous pensons que nous sommes l’avenir de l’Europe », a déclaré le Premier ministre hongrois Viktor Orbán, cité par Rupnik. Nous, c’est-à-dire la Hongrie et la Pologne, les premiers pays à s’être détachés de l’orbite de l’Union soviétique en 1989, qui ont anticipé ce changement et sont aujourd’hui à la tête de la vague souverainiste dans l’Union européenne. Le gouvernement de Varsovie et le parti nationaliste Droit et Justice (PiS) sont les plus proches des Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni. Avec les souverainistes de Pologne et de Hongrie, elle partage un cadre idéologique nationaliste, qui est la stratégie de sortie du long cycle ouvert par Maastricht après la chute du mur de Berlin : la prévalence des États-nations sur l’Union de Bruxelles. Un mélange d’atlantisme et de défense des identités traditionnelles.
Le « non » de Giorgia Meloni à l’invasion russe en Ukraine l’a éloignée du pro-poutinisme de certains de ses alliés gouvernementaux — Matteo Salvini et Silvio Berlusconi — mais le projet de poutinisation de l’Italie, de glissement de l’Italie vers le modèle oriental, a été mené ces dernières années sans le moindre scrupule. Et il n’est pas exclu qu’il recommence.
Ces dernières années, l’Italie a oscillé entre le commissariamento technocratique et le populisme, deux expériences qui n’ont pas réussi à restaurer un système politique stable et cohérent en Italie.
Ces dernières années, l’Italie a oscillé entre le commissariamento technocratique et le populisme, deux expériences qui n’ont pas réussi à restaurer un système politique stable et cohérent en Italie.
La première partie de la dernière législature, le gouvernement M5S-Lega dirigé par Giuseppe Conte, a représenté le point culminant de l’anti-politique et le début de sa fin. Aujourd’hui, le Mouvement 5 étoiles, dirigé par Conte, est le contraire du sujet virtuel de ses origines, représentant les intérêts les plus matériels et organiques de l’électorat. Du Sud militant pour le revenu de citoyenneté à une classe moyenne effrayée par la paupérisation, les 5 Étoiles peuvent se proposer d’être une union syndicale de citoyens, en défense des droits acquis.
La deuxième partie a été caractérisée par l’unité nationale sous Mario Draghi. Une fois de plus, le répit offert par le gouvernement dirigé par l’ancien banquier central n’a pas été mis à profit par le système des partis pour reconstruire leur tableau de valeurs et leur présence dans la société. Pourtant, trente ans après 1992, c’est bien de cela dont nous avons besoin : de partis capables d’offrir une nouvelle médiation, fondée sur des valeurs et des intérêts. La pandémie, la guerre en Ukraine, l’urgence énergétique, la récession à venir, tout cela repose la nécessité pour la politique d’avoir un corps, c’est-à-dire le cadre physique d’une nouvelle représentation. La droite a toujours bien connu son électorat et sait comment le représenter et le protéger. Le Parti démocrate, en crise identitaire, a une composition sociale qui s’érode — érosion qui est la base de son déclin électoral.
Giorgia Meloni se trouve à la croisée de ces chemins. Elle incarne une identité politique et culturelle à la matrice indubitablement nationale-réactionnaire. Elle est une professionnelle de la politique, de la politique des partis, et n’a rien fait d’autre dans sa vie. De plus, elle est romaine, profondément romaine, et a toujours été en contact quotidien avec les palais où se fait la politique. Elle ne représente pas la victoire du modèle anti-politique du Mouvement 5 Étoiles. Les profils des nouveaux ministres le prouvent : onze d’entre eux ont fait partie d’un gouvernement Berlusconi dans le passé. Là encore, la boucle est bouclée : ce sont les enfants, aujourd’hui âgés, de la séquence 1992-93. Mais Meloni porte en elle le sentiment d’exclusion historique du post-fascisme italien, malgré tant d’années de dédouanement et de participation à la distribution des sièges gouvernementaux et sous-gouvernementaux. Une charge de vengeance et de rédemption, de victimisation — dans le récit mélonien, le monde est peuplé par la gauche qui veut effacer les racines, les traditions — qui ne peut être conciliée avec l’ambition de gouverner.
La Deuxième République qui avait suscité tant d’espoirs il y a trente ans était « un déguisement de l’ordre ancien, plutôt que la prémisse d’une nouvelle réalité », comme l’écrivait Scoppola en 1991. Une fausse révolution qui a condamné toute une génération — celle née à la fin des années 1980 et au début des années 1990 — à vivre dans un spectacle répétitif. La Troisième République, en remplacement de la Deuxième, qui a échoué, n’est jamais née. Et elle ne sera pas reconstruite autour de l’idée statique de Nation, placée hors de l’histoire, confiée à d’hypothétiques patriotes, mais autour de l’idée de démocratie, plus fragile en apparence, plus douce — mais peut-être plus tenace.
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