Depuis sa mise en circulation sous sa forme fiduciaire en 2002, l’Euro a toujours prétendu au statut d’alternative, ou du moins de concurrent direct au Dollar américain. Ancré dans une économie puissante, innovante et prospère, celle de l’Union européenne, l’Euro avait en apparence toutes les chances de réussir, si ce n’est un certain nombre d’obstacles infranchissables. Le premier étant l’absence d’unité politique. Car oui, depuis des siècles et des siècles, la monnaie c’est César, autrement dit l’Etat.
Le nom de «devise» renvoie littéralement à la devise d’un Etat et d’une nation. A savoir, les valeurs fondatrices et fédératrices de cette dernière. La pièce ou le billet de banque servait en quelque sorte de carte de visite étatique à l’international. On pouvait, juste en regardant un billet, savoir qui était le chef de l’Etat, la nature du système politique, les valeurs fondamentales du pays, le type d’architecture à travers les monuments représentés,… Dans le cas de l’Euro, tous ces éléments manquent à l’appel. Il n’existe ni Etat européen, ni chef d’Etat par conséquent, ni valeurs séculaires, ni identité civilisationnelle, sachant que tous les monuments représentés sur les billets d’Euro sont fictifs, bien que inspirés de monuments réels. Le deuxième obstacle est celui des disparités de développement entre les différents Etats membres de l’UE.
Avant la création de l’Euro, la plupart des pays du Sud recouraient de manière récurrente à des dévaluations monétaires pour gagner en compétitivité, face à une économie allemande imbattable sur le terrain de la compétitivité industrielle. L’Italie, mais aussi la France, bien que possédant un appareil productif puissant et moderne, ne pouvaient rivaliser avec le voisin allemand qu’en recourant à ce levier. Cependant, la mise en place de la monnaie commune a été de fait une extension du Deutsche Mark qui ne dit pas son nom. Pour l’Allemagne, rien ne change, mais pour les pays périphériques, ils se sont retrouvés avec une monnaie surévaluée par rapport à leur puissance économique, et sur laquelle ils n’ont désormais aucune prise. Le régime de change de l’Euro est flottant, et les Banques centrales nationales sont devenues littéralement des succursales de la BCE dont le siège se trouve comme par hasard à Francfort, en Allemagne.
Fini les dévaluations monétaires et place désormais à la lutte de tous contre tous à l’intérieur de l’arène européenne. Privés de dévaluation et de toute forme de protectionnisme, les économies européennes du Sud vont se transformer graduellement en chasse-gardée de l’Allemagne. Avant la crise du COVID, environ 80% des exportations allemandes se faisaient à l’intérieur de la zone Euro… Puis arrive la crise de 2008, suivie de celle des dettes souveraines de 2012. Les deux ayant des liens étroits, sachant que les solutions apportées à la première ont provoqué les malheurs de la deuxième. Petit rappel des faits. La crise de 2007- 2008 fut financière, puis économique. A l’époque, l’urgence était de recapitaliser le système bancaire en vue d'éviter sa faillite. Pour ce faire, les Banques centrales (FED et BCE en tête) décidèrent de recapitaliser les banques en injectant des centaines de milliards de dollars et d’euros dans le système financier, en rachetant à tour de bras tous les actifs pourris que détenaient les banques, et en abaissant les taux directeurs à zéro.
Des politiques monétaires quantitatives qui ne peuvent à terme que déprécier la valeur de la monnaie (inflation monétaire). Cette situation de surliquidité engendra de vastes mouvements spéculatifs, autant sur les marchés des matières premières et alimentaires que sur ceux des dettes souveraines. Les dettes italiennes et grecques explosèrent et les taux d’intérêt devinrent insoutenables. Deux solutions s’imposaient d'ellesmêmes. Soit la Grèce et l’Italie quittent l’Euro et l’Union européenne, menaçant ainsi de faire éclater l’Union et de mettre à mort l’Euro, soit la BCE décide de sauver l’Euro à tout prix, quitte à sortir de son orthodoxie et soviétiser le marché de la dette. C’est la deuxième qui fut retenue avec la célèbre phrase prononcée en juillet 2012 par Mario Draghi, l’ancien président de la BCE : «Whintin our mandate, the ECB is ready to do whatever it takes to préserve the euro» / «Sous notre mandat, la BCE est prête à faire tout ce qu’il faudra pour préserver l’Euro».
En septembre 2012, Draghi lance un plan illimité de rachat de dette de pays de la zone Euro, désormais incapables de se financer sur le marché en raison de l’envolée des taux. La monnaie n’est plus au service de l’économie, c’est désormais l’inverse. Et si je parle de soviétisation, c’est parce que la BCE a décidé que les taux ne seront plus formés par le marché, mais décrétés par la Banque centrale. Le but était, premièrement, d’éviter le défaut de paiement de la Grèce et de l’Italie, mais également de maintenir les spreads stables et bas entre les taux italiens et allemands. Cette opération de rachats de dettes a donné lieu à une création monétaire colossale, avec là encore pour impact à long terme, une dépréciation de la valeur de l’Euro. Enfin, la crise du COVID-19 vient parachever cette fuite en avant monétaire.
Pour éviter un effondrement de l’économie réelle et une envolée des taux sur les dettes souveraines, la BCE décide d’accélérer la dynamique de rachat des obligations d’Etat, afin de permettre aux différents gouvernements de mettre en place des politiques de soutien aux entreprises et aux ménages, puis par la suite des politiques de relance. Ainsi, entre 2019 et 2020, le taux de croissance de la masse monétaire est passé de 5 à 12%. Cette progression est la plus rapide et la plus importante depuis la création de l’Euro. Aux Etats-Unis, sur la même période, la masse monétaire a crû de 25% ! Croire que cela ne va pas à terme générer de l’inflation, voire de l’hyperinflation, relève de la pure folie. D’autant plus qu’en face, les économies européennes sont sorties exsangues des différentes politiques de confinement.
Une situation exacerbée par la désorganisation des chaînes d’approvisionnement à l’échelle mondiale et les surcoûts au niveau du transport de fret. Résultat des courses  : une inflation rampante commence à s’installer en Europe, aux Etats-Unis, puis de plus en plus un peu partout dans le monde à partir de début 2021, avant d’être exacerbée à partir de février 2022 par le conflit en Ukraine, qui ne fut qu’un simple catalyseur. Mais contrairement à 2012, date à laquelle les dettes souveraines européennes étaient déjà très élevées, en 2022 elles ont atteint des niveaux tout simplement insoutenables à terme. A titre d’exemple, la dette italienne est passée de 126% du PIB en 2012 à 150% en 2022. En France, elle est passée de 90 à environ 115% en 2022.
Tout cela dans un contexte de récession économique globale, d’une inflation totalement hors contrôle, d’une crise énergétique sans précédent, d’un Euro qui dégringole face au Dollar (la parité est désormais atteinte pour la première fois en 20 ans) et d’une BCE confrontée à un choix cornélien : sauver l’Euro en rehaussant de manière importante les taux directeurs, au risque de provoquer une envolée des taux sur la dette italienne, ou sauver les dettes des pays du Sud en maintenant un taux directeur bas et en achetant massivement des obligations d’Etat, au risque de perdre l’Euro, qui risque de casser la parité face au Dollar, et à s’effondrer littéralement.
 
Un futur pas très lointain nous le dira
Le problème est que comme rien n’est prévu dans les statuts pour permettre à un Etat de sortir de l’Euro, le seul moyen d’y parvenir est de quitter l’UE. Voilà peut-être une occasion historique de repenser une nouvelle Europe, plus respectueuse de la souveraineté des Etats membres, plus autonome stratégiquement vis-à-vis des Etats-Unis, plus réaliste économiquement, et surtout plus démocratique. 
 
Par Rachid Achachi, chroniqueur, DG d'Arkhé Consulting
 
 

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