Naoshima, Teshima, Inujima:
sur ces trois îles japonaises
de la mer intérieure de Seto,
art contemporain, architecture et nature respirent ensemble hors des sentiers battus. Balade poétique avec Jonas Pulver
Il existe au Japon, sur une petite île de la mer intérieure de Seto, une bâtisse couleur de bois brûlé à l’intérieur de laquelle on peut contempler la face cachée de la lune. Au début, à vrai dire, on ne voit rien, ou presque. La construction, un parallélépipède mat posé au beau milieu d’un petit village de pêcheurs, là où se tenait jadis un temple aux divinités ancestrales, ne possède aucune fenêtre. Un couloir en colimaçon empêche toute lumière de pénétrer dans la salle principale, silencieuse, obscure. On attend, patiemment, cinq, dix minutes, assis avec soi-même. Peu à peu, au fur et à mesure que l’œil s’accoutume, émerge sur le mur opposé un vaste rectangle légèrement luminescent – un écran ? un cadre ? S’approcher à pas mesurés. Tendre la main. Appréhender la surface. C’est une ouverture, une découpe claire et nette dans la paroi de béton. De l’autre côté ? Un léger souffle. La pénombre à perte de vue. Face à ce vide immense, incommensurable parce qu’exonéré de toute perspective, on se sent à la fois frissonnant et rassuré. Cet espace hors d’atteinte porte en lui-même une promesse. Il murmure : ailleurs.
Poésie du béton
Cet ailleurs, c’est celui qu’évoque sur l’île de Naoshima l’exceptionnelle mise en regard de l’art, l’architecture et la nature. Il ne s’agit pas tant de réfléchir sur la définition de ces trois termes, ensevelis sous leurs propres connotations, mais au contraire de flouter, voire effacer leurs frontières mutuelles pour formuler des propositions nouvelles. En l’occurrence, l’installation «Backside of the Moon» de l’Américain James Turrell, dont les œuvres sont des environnements perceptuels constitués d’espace et de lumière, a été conçue en étroite collaboration avec l’architecte japonais Tadao Ando. Poète du béton, dévoué à la puissance des formes et des matériaux minimalistes, Ando est l’un des principaux artisans du Benesse Art Site Naoshima, un ensemble de musées, d’installations in situ, d’œuvres en plein air et d’infrastructures hôtelières réparti sur trois îles de la mer Seto, quelque part entre Honshu et Shikoku. Communautés locales, maisons traditionnelles centenaires, vestiges industriels, art d’après-guerre, création contemporaine, architecture d’aujourd’hui et paysages d’embruns y dialoguent avec une fluidité qui fait de Naoshima et ses deux îles-sœurs une proposition esthétique et philosophique unique au monde. On en revient transformé. On s’y rend comme en pèlerinage.
Depuis Tokyo, il faut compter un peu plus de quatre heures de train et une vingtaine de minutes de ferry pour rejoindre Miyanoura, le port principal de Naoshima dont le débarcadère fin comme l’écume a été dessiné par le bureau SANAA. Le bateau a slalomé doucement entre les îlots rocailleux et drus – la mer intérieure en compte un millier. Naoshima, Teshima et Inujima ont leurs résonances propres ; elles se visitent chacune en une journée environ, quoique la densité des sites soit plus forte sur Naoshima, centre névralgique du Benesse Art Site. L’idée est celle d’une promenade, à pied, en bus ou à vélo électrique, une déambulation à fleur de vagues, de forêt ou de hameaux. Le parcours et sa dramaturgie deviennent partie intégrante de l’expérience. Comme l’Archipel est mis en œuvres, le visiteur est mis en art.
Naoshima, la contemplative
Huit kilomètres carrés, 16 km de circonférence, environ 3000 habitants: c’est là que se déploie depuis le début des années 1990 le projet de Soichiro Fukutake, ancien CEO d’une grande compagnie spécialisée entre autres dans l’enseignement privé et président de la fondation qui porte son nom et celui de son père, figure tutélaire disparue dans les années 1980 dont le Benesse Art Site Naoshima est en quelque sorte l’héritage.
Le Benesse House, inauguré en 1992, est à la fois un hôtel et un musée. Y est abritée une collection articulée autour de l’art américain d’après guerre, avec un intérêt particulier pour les différentes confluences de l’expressionnisme abstrait et du pop art (Robert Rauschenberg, Jasper Johns, Andy Warhol) ainsi que du minimalisme (Donald Judd). Le plus intéressant, c’est la manière dont certaines œuvres se nourrissent du contexte particulier de Naoshima. Richard Long, metteur en scène d’éléments bruts (roche, sable, corps), s’est rendu sur l’île en 1997 pour récolter et disposer au sol les morceaux de bois qui composent le mandala d’«Inland Sea Driftwood Circle». Un an auparavant, du bois encore, mais aussi des restes de tissus, de la vaisselle et d’autres traces du quotidien étaient verticalisés dans une étrange ruche à souvenirs par Jannis Kounellis («Untitled»). Au centre de l’imposante salle principale dessinée par Tadao Ando, les néons frénétiques de Bruce Nauman («100 Live and Die») prennent une dimension étonnamment contemplative face à la rampe de béton, pure, circulaire.
Musée enterré
S’y lit, en filigrane, ce qui fait l’esprit de Naoshima: une manière de (ré) inscrire les œuvres dans un contexte, une localité qui permettent d’éprouver la présence de l’art à la fois en termes de matérialité et de transcendance. Oui, il se dégage au fil des visites une forme de spiritualité, presque une révérence. Mais cette contemplation n’est jamais le reflet idéaliste, idéologique ou moderniste d’une négation de la matière, de l’humain ou des conditions de production de l’art. La lumière, les êtres et les objets deviennent acteurs d’un temps passé ensemble. Subsiste, dans cette répartition du moment présent, quelque chose du shinto japonais.
Cette philosophie trouve un écho particulier au Chichu Art Museum, ouvert en 2004, une autre réalisation de Tadao Ando et l’une des grandes réussites de Naoshima. Entièrement enterré à l’exception de puits garantissant un éclairage naturel, le musée, tout en béton, en couloirs nus et en cours intérieures, n’offre pas de représentation unifiée de lui-même en tant qu’édifice. Il s’expérimente sur la durée, dans le vécu du mouvement. Pour le dire comme l’historienne de l’art Miwon Kwon, la proposition d’Ando est à l’exact opposé du Musée Guggenheim Bilbao de Frank Gehry: là où l’Américano-Canadien a posé une image, un signe, un sigle ostentatoire de culture à la surface d’une ville qu’il s’agissait de redynamiser, le Japonais a enfoui son dispositif aussi profondément que possible dans son paysage d’accueil.
Nymphéas et ciel ouvert
Les pièces maîtresses du Chichu Museum, ce sont bien sûr ces cinq «Nymphéas» de la période tardive de Monet, éclairés à la lumière du jour dans une salle magistrale et immaculée, comme une réminiscence, un retour aux origines de ce japonisme auquel le peintre de Giverny était si attaché: horizon tronqué, jardins aquatiques, luminosités modulantes. Dans la salle annexe, une ouverture au plafond invite le ciel et le bruit du ressac. Encadrée par le béton, la lumière. L’ailleurs. C’est une œuvre : «Open Sky» de James Turrell, à laquelle répond un autre environnement perceptuel signé par l’artiste californien, «Open Field», une chambre bleue dans laquelle on s’engouffre pour mieux aller y perdre son ombre. Jeux de reflets encore dans la dernière section, où Walter de Maria a déposé une gigantesque sphère de granit au bord d’un monumental escalier. Quelque part sur Naoshima, face à l’aube, deux autres de ces planètes de pierre se révèlent lorsque le soleil se lève et éblouit le rivage. Correspondances.
Sur la plage attenante, des sculptures de Niki de Saint Phalle et Yayoi Kusama regardent la mer. On peut marcher en bordure de route jusqu’au Lee Ufan Museum (2010), le troisième élément du tryptique muséal mis en œuvre par Tadao Ando. Le Coréen Lee Ufan travaille principalement avec des monochromes, des plaques d’acier et des pierres naturelles dont les agencements interrogent la production primordiale de l’espace, de la ligne, du point. Le musée lui-même s’apparente à une muraille blottie tout contre la forêt. On dirait que les arbres eux-mêmes viennent y faire une visite. Nature, culture, architecture.
A quelques minutes de bateau, Teshima se sillonne à vélo électrique. Ses collines boisées et ses routes sinueuses semblent receler les secrets d’une enfance perchée. Au gré d’une cabane en bord de mer, justement, les cycles sont parqués sur la berge : il a fallu pédaler une petite demi-heure pour trouver la simple bâtisse de bois qui abrite «Les Archives du Cœur» de Christian Boltanski. Le Français a entrepris depuis 2008 d’enregistrer et collectionner des battements cardiaques tout autour du monde. A Teshima, on peut y déposer les siens, ou écouter ceux d’autres visiteurs, tandis que la marée, visible par la fenêtre, imprime elle aussi son rythme selon une échelle tout autre.
Bâtiment-goutte
Le Teshima Art Museum, plus haut sur la côte, domine délicatement le découpage des cultures en terrasses. Cette collaboration entre l’architecte Ryue Nishizawa (l’un des fondateurs de SANAA) et l’artiste Rei Naito est l’autre point d’orgue du Benesse Art Site. A même le sol qu’il faut fouler pieds nus, l’œuvre de Naito met en circulation de fines pellicules d’eau qui se font et se défont subrepticement, figurations à la fois abstraites et familières d’un recommencement immuable. Coffrages parfaits et courbes bouleversantes, la structure de béton qui circonscrit «Matrix» tire ses arrondis de la forme d’une goutte. Deux ouvertures dans le plafond voûté (jusqu’à 4,5 mètres de hauteur) rendent sensibles ces 2334 mètres carrés aux caresses de la brise, des feuillages, de la pluie. Une ode à la perméabilité.
De retour au port, la Teshima Yokoo House met à l’honneur l’artiste Tadanori Yokoo. Les danses macabres qui hantent ce célèbre illustrateur, reconverti sur le tard à la peinture, résonnent comme des exorcismes : ceux d’un Japon à l’épreuve de la modernité, du contact avec l’Occident (traité notamment par la métaphore du désir sexuel) et des violences qui en ont surgi au fil du XXe siècle. Les symboles de la longévité japonaise – l’arbre de pin, la grue, la tortue – s’entrechoquent avec les danseuses travesties de la fameuse troupe Takarazuka, tandis que des références au sphinx et à «L’Ile des morts» de Böcklin veillent sur un jardin japonais aux lumières ensanglantées…
A l’image de la Yokoo House, le Benesse Art Site sait aussi s’aventurer sur des terrains plus politisés, plus âpres, plus exigeants pour les visiteurs peu familiers avec l’histoire de l’Archipel. C’est le cas d’Inujima, la troisième et la plus petite des îles investies par la Fondation Fukutake. Le Inujima Seirensho Art Museum (2008) s’y dresse dans les ruines d’une ancienne raffinerie de cuivre, abandonnée, symbole d’une industrialisation hâtive et massive désormais révolue ; tout juste dix ans après sa construction au début du XXe siècle, l’usine se voyait fermer suite à une baisse subite du cours du cuivre. De 5000 personnes à l’époque, les habitants d’Inujima ne sont plus qu’une cinquantaine aujourd’hui. Entre-temps, des scandales liés au dépôt et la production de déchets industriels et toxiques à Teshima ont opposé la population locale au gouvernement.
L’ombre de Mishima
Le projet architectural de Hiroshi Sambuichi est une affirmation: dans les entrailles de briques rouges, il a mis à profit des systèmes de géothermie et d’accumulation de chaleur permettant de chauffer, refroidir et éclairer la construction en se passant d’énergie artificielle. En contrepoint, l’artiste Yukinori Yanagi a déployé au fil du bâtiment une œuvre en six parties dont la traversée rend visibles les contradictions et les chimères du Japon hyper-industriel. Il convie l’ombre de l’écrivain Yukio Mishima, génie littéraire au nationalisme brandi, dont le corpus, parfois excessif, toujours aiguisé, explore les transformations identitaires du Japon aux prises avec l’américanisation et l’héritage de la guerre. Mishima n’est pas exactement pris aux mots ; plutôt, ses mots sont autopsiés, exhibés, exposés dans toute leur beauté et leur fatalité lorsqu’ils glissent derrières des shojis macabres ou donnent à sentir l’appel de la mer, au bout d’un fascinant palais de glaces et de faux-semblants. Les meubles de l’auteur – le lit, les commodes, les sanitaires qui occupaient sa maison de Tokyo – ont été amenés et suspendus, disséqués, flottant dans leur nudité béante. «Et maintenant?» semblent-ils dire.
«Hero Dry Cell» n’a rien d’un tombeau ou d’un culte au passé. C’est une invitation. Une invitation à se saisir de ce qui a été, pour construire ce qui sera. Non pas une table rase, mais une réassignation, une re-signification, une injonction à reconquérir les terres abandonnées par la croissance, par l’exode et la concentration urbaine, afin d’y formuler de nouvelles voies. Lorsqu’il échappe, au moins un temps, à ses prérogatives muséales, institutionnelles et consuméristes pour mettre en lumière de nouveaux ailleurs, l’art a ce pouvoir. Inujima, Teshima et Naoshima donnent corps à cette utopie.
Les Fukutake père et fils, deux entrepreneurs amoureux de l’art, sont à l’origine du Benesse Art Site Naoshima
C’est en 1971, quelque 16 ans après avoir fondé Fukutake Publishing, une société de service spécialisée entre autres dans l’enseignement, que Tetsuhiko Fukutake, entrepreneur et amateur d’art, commence à utiliser une partie des bénéfices de sa compagnie pour l’achat d’œuvres, notamment de Matisse et Monet. C’est le début de la Benesse Art Collection ; Benesse Holdings (chiffre d’affaire l’an dernier : environ 463 milliard de yens soit environ 3,7 milliards de francs) étant le nouveau nom de Fukutake Publishing.
En 1985, le maire de Naoshima et Fukutake se rencontrent pour mettre en place un projet éducatif, et celui-ci est établi au sud de l’île sous la forme d’un camping accueillant des enfants du monde entier. A la mort de Fukutake père, son fils Soichiro reprend les rênes. Les activités éducatives proprement dites laissent progressivement place à ce qui deviendra le Benesse Art Site Naoshima, à commencer par l’ouverture en 1992 du Benesse House, du «Art House Project» en 1998 et du Chichu Art Museum en 2004, en étroite collaboration avec l’architecte Tadao Ando. Les déploiements sur Inujima et Teshima datent de 2008 et 2010. Aujourd’hui, le Benesse Art Site est aussi devenu un outil de communication pour la compagnie, et une photo de Naoshima figure en tête du rapport annuel.
Circonspect face à l’extrême concentration urbaine et à l’hyper-individualisme qui caractérisent le Japon contemporain, Soichiro Fukutake déclare n’être «ni un philanthrope ni un critique», mais «un entrepreneur régional». Il souhaite que l’art soit un moyen de connecter les zones urbaines et rurales, et permette de redonner du sens à l’idée de communauté. Il se dit en faveur d’un «capitalisme d’intérêt publique», dans lequel les compagnies établissent des fondations dont le but est de promouvoir le développement de la culture et des communautés locales, en faisant de ces fondations des actionnaires à part entière des compagnies dont elles sont originaires.
“Art House Project», ou faire revivre les maisons abandonnées
L’une des préoccupations du Benesse Art Site Naoshima, c’est le rôle que la création contemporaine peut jouer dans la revitalisation de zones touchées par une dépopulation sévère. Non seulement la démographie japonaise est en contraction, en raison d’un faible taux de natalité et d’une immigration quasi nulle, mais en plus les régions rurales subissent un exode qui laisse les villages toujours plus amaigris, les maisons vides toujours plus nombreuses, et les résidents aînés abandonnés à eux-mêmes.
«Art House Project» est un effort pour stimuler et mettre en relation les communautés locales avec les populations urbaines. Dès 1998, plusieurs habitations abandonnées du hameau de Honmura, à l’est de Naoshima, ont été réinvesties par des projets d’artistes, invitant les visiteurs à arpenter ces maisons traditionnelles et éventuellement à interagir avec le voisinage.
Depuis Tokyo ou Osaka, le Shinkansen – le train rapide japonais – fait la liaison jusqu’à Okayama, gare depuis laquelle les lignes locales amènent à Uno ou Takamatsu (Shikoku), les deux ports où prendre le ferry pour Naoshima, Teshima et Inujima. A noter que si l’on ne souhaite pas séjourner sur les îles (les logements y sont prisés), l’hôtel JR Clement Takamatsu offre une base confortable pour un prix raisonnable, à une demie heure de bateau du Benesse Art Site Naoshima. Attention à soigneusement consulter l’horaire des traversées, irrégulier.
Pour dormir à Naoshima, Benesse House propose des options fastueuses en quatre déclinaisons, toutes dessinées par Tadao Ando (les prix varient entre 250 et 850 francs environ) : le Benesse Museum lui-même, où la nuitée permet la visite du musée hors des heures d’ouverture ; Oval, un ensemble de six chambres dont l’accès exclusif permet aux hôtes y séjournant de découvrir la cour intérieur ovoïde et une vue à 360 degrès sur l’océan, ainsi que Park et Terrace. Trois restaurants et cafés ainsi qu’un Spa sont directement liés au complexe. On peut facilement se rendre par bateau sur les autres îles.
Il existe aussi des options plus abordables et néanmoins accueillantes : la pension Yado Seven Beach par exemple, située à Miyanoura, propose des chambres très simples, de style japonais, à un prix imbattable. Pour les plus aventureux, il existe même des yourts au bord de l’eau, baptisées Tsutsuji-so. Plusieurs établissements permettent de se restaurer à midi et le soir.
A ne pas rater également : le petit Ando Museum à Honmura, où planches et maquettes permettent de se familiariser avec le legs de l’architecte d’Osaka, et enfin le Naoshima Bath [I love YU] à Miyanoura, un bain traditionnel japonais où les mosaïques fantaisistes, les peintures et les ready-made colorés de Shinro Ohtake conjuguent eaux chaudes et inventivité.
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