La forte croissance du PIB des Etats membres de la zone franc dissimule, sur le long terme, une stagnation de la richesse par habitant dans certains pays.
Nous poursuivons aujourd’hui la publication d’une enquête avec un nouvel épisode consacré à la croissance dans les pays qui partagent le franc CFA. Si la courbe de progression reste solide, une projection sur les dernières décennies montre que celle-ci n’a pas été toujours assez forte pour compenser la croissance démographique.
Le franc CFA est-il responsable de tous les maux des pays africains qui utilisent cette monnaie ? La question pourrait sembler réductrice, un brin provocatrice, mais c’est néanmoins ce qu’il ressort souvent du faisceau de critiques lancées à la monnaie commune.
La principale d’entre elles repose sur un raisonnement, logique pour certains, simpliste pour d’autres : le franc CFA, monnaie forte arrimée à l’euro, freinerait les exportations et favoriserait les importations de produits finis ce qui, par un effet domino, ralentirait l’industrialisation du continent.
“Les Etats de la zone franc ne développent pas leur industrie puisque cela leur revient moins cher d’importer des produits manufacturés et agricoles à bas coûts”, explique cet économiste qui préfère rester anonyme.
Dans l’ouvrage collectif “Sortir l’Afrique de la servitude monétaire : A qui profite le franc CFA?”, publié en 2016 sous la direction des économistes Kako Nubukpo, Bruno Tinel, Martial-Ze Belinga et Demba Moussa Dembélé, il est ainsi souligné que “plus de 50 ans après les indépendances, les pays de la zone franc demeurent plus que jamais dans la trappe de la spécialisation primaire.”
Face à ce type de critiques, les défenseurs de la monnaie commune ont beau jeu de souligner que des pays comme la République démocratique du Congo ou la Guinée, qui n’ont pas le franc CFA et possèdent de riches ressources minières, n’ont pas développé non plus leur industrie.
Le Trésor français, où est déposée sur trois comptes d’opérations la moitié des réserves de change des pays membres de la zone franc, doute de cette théorie : “une monnaie surévaluée qui nuit aux exportations, cela se verrait immédiatement sur les réserves de change qui diminuent. Et puis le Fonds monétaire international le dit dans ses rapports annuels : le franc CFA n’est pas surévalué.”
Du côté de la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’ouest (BCEAO), on dénonce des thèses populistes. “Au bout d’un moment on peut dire que la monnaie est responsable de tous nos maux”, explique la conseillère en Communication du gouverneur, Danielle Benoit. “Mais pourquoi les autres pays qui ont leur propre monnaie ne s’en sortent pas mieux? C’est cela le problème des populistes, ils activent l’émotionnel.”
LE FRANC CFA EST-IL UN FREIN AU DEVELOPPEMENT?
Les Nations unies publient chaque année la liste des pays les moins développés au monde. Neuf Etats parmi les 14 qui possèdent le franc CFA font partie de cette liste.
Mais comme c’est aussi le cas de 31 Etats africains sur 55, ce classement de l’ONU ne permet pas de désigner la zone franc CFA comme une région où le développement serait moindre que dans d’autres parties du continent.
Si on prend en considération cette fois l’Indice de développement humain (IDH) établi par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) – qui prend en compte un panel de facteurs plus larges que ceux purement économiques comme l’espérance de vie et l’éducation – la tendance est cette fois nettement plus en défaveur des pays qui possèdent le franc CFA.
En effet, les dix pays les moins bien classés dans le monde sont des pays africains et parmi eux, cinq possèdent le franc CFA : Niger, République centrafricaine, Tchad, Burkina Faso et Mali.
Il faut ensuite se tourner vers la croissance du Produit intérieur brut (PIB). Depuis 2000, les pays de la zone franc ont été globalement en dessous des taux de croissance ducontinent africain mais depuis 2014, la courbe s’est inversée. L’UEMOA connait une progression supérieure comparativement à l’Afrique hors zone franc CFA.
Ceci s’explique par la chute des prix des hydrocarbures qui a touché tout le continent et c’est pourquoi les pays de la Cemac (Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale), plus dépendants de la production d’hydrocarbures, s’en sortent moins bien que ceux de l’UEMOA.
Richesse par habitants
“La croissance économique à court terme c’est du bruit. Il faut regarder la richesse par habitant sur le long terme”, explique l’économiste sénégalais Ndongo Samba Sylla, du bureau Afrique de l’ouest de la Fondation Rosa Luxembourg. “En Afrique, les taux de croissance sont très volatiles. La Côte d’Ivoire par exemple, malgré un bon taux de croissance enregistré depuis 2012, a un revenu par habitant inférieur à son meilleur niveau atteint en 1968. Le Sénégal avait en 2016 un revenu par habitant similaire au niveau de 1960.”
Ndongo Samba Sylla estime que les pays de la zone franc sont plus vulnérables à l’inversion des cycles de croissance car ils ne peuvent dévaluer leur monnaie pour rendre leurs économies plus compétitives. “Ce qui explique la sévérité des périodes de contractions dans ces pays est que le taux de change ne peut pas être utilisé pour s’ajuster.”
L’analyse de la croissance de la richesse par habitant en Afrique subsaharienne depuis 1980 montre qu’à l’exception de pays riches en ressources naturelles tels le Gabon, la Guinée équatoriale et dans une moindre mesure la République du Congo, la richesse par tête demeure assez faible dans les 11 autres pays membres de la zone franc, en particulier au Niger, Mali et Burkina Faso.
En revanche, seuls cinq pays, soit environ un tiers du total, ont connu une évolution négative en quarante ans : la Centrafrique, la Côte d’Ivoire, le Gabon, le Niger et le Togo, les autres se contentant de progression plus ou moins importantes.
Une analyse qui ne permet donc pas de confirmer que, comme l’estime Ndongo Samba Sylla, “la plupart des pays de la zone franc, à part la Guinée Equatoriale, ont des revenus par tête inférieurs à ceux qu’ils avaient dans les années 1970 et 1980.” Il faut toutefois ajouter que notre travail, sur la base des statistiques du Fonds monétaire international, ne remonte pas au-delà de l’année 1980.
Pourtant, le cas de la Côte d’Ivoire, puissance économique de la zone UEMOA mais dont la richesse par habitant a reculé de 17,4% depuis 1980, est assez emblématique d’économies qui dépendent essentiellement de l’exportation de matières premières agricoles.
Environ 60% des exportations de la zone franc se fait certes en direction de l’Union européenne – et ne sont donc pas touchées par le handicap d’une monnaie forte – mais les prix des matières premières étant fixés en dollars, les économies de ces pays souffrent lorsque l’euro s’apprécie par rapport à la monnaie américaine comme ce fut le cas avec le coton au Burkina Faso au milieu des années 2000.
La BCEAO rechigne à dresser un bilan par pays et préfère pour sa part mettre en avant laperformance globale de la zone et une inflation qui ne dépasse pas 2%, soulignant ainsi une croissance du PIB par habitant au cours des dix dernières années qui est passé au sein de l’UEMOA de 825 dollars en 2015 à une prévision de 1125 dollars en 2021.
“Evidemment, on peut toujours faire des comparaisons”, répond Mahamane Alassane Touré, le directeur des opérations de marché de la BCEAO. “D’autres font mieux mais d’autres aussi moins bien. Quand vous regardez les performances en matière de PIB par habitant du Ghana, sur les cinq dernières années c’est une performance autour de 2% alors que nous sommes autour de 3,5%. Le débat n’est pas de savoir si les pays de l’UEMOA sont ceux qui affichent un ratio PIB par habitant le plus élevé. On n’a pas cette ambition. En revanche on fait beaucoup mieux que certains.”
Les taux de crédits sont-ils trop élevés?
L’inflation maîtrisée est présentée comme une réussite majeure par ceux qui soutiennent le franc CFA. Les critères de convergence de la zone franc prennent en compte un certain nombre d’indicateurs mais si la maîtrise des déficits publics n’est pas contraignante, l’obligation de maintenir l’inflation annuelle en dessous de 2% l’est en revanche.
Cet objectif macroéconomique, destiné à attirer les investisseurs tout en préservant le pouvoir d’achat des populations, est néanmoins pris pour cible par ceux qui dénoncent une politique économique et monétaire trop répressive.
“Si l’inflation s’anime un peu après tout c’est bon signe”, explique cet économiste. “Cela signifie que la demande est vigoureuse. Le développement nécessite de l’inflation, on doit s’autoriser à penser cela pour l’Afrique.”
“C’est un frein au développement”, affirme l’économiste sénégalais Demba Moussa Dembélé. “La priorité de la BCEAO est de combattre l’inflation. A cause de cela, les banques accordent moins de crédits aux entreprises locales.”
“C’est faux, il n’y a pas de difficulté d’accès au crédit dans notre zone”, rétorque Mahamane Alassane Touré, cadre à la BCEAO. “Le taux du crédit est déterminé par deux facteurs. Premièrement les taux directeurs de la banque centrale qui sont entre 2,5% et 4,5%. En comparaison, ils sont à 16% au Ghana et à 14% au Nigeria. Deuxièmement l’appréciation que la banque fait du risque que peut représenter un client. Certains agents économiques arrivent à se faire financer à 6% ou 7%.”
Une analyse des statistiques de la Banque mondiale concernant le crédit intérieur fourni au secteur privé par les banques indique en effet que le financement de l’activité économique par l’emprunt n’est pas inférieur au sein de la zone franc comparativement à d’autres pays qui ne possèdent pas la monnaie commune.
“La Banque mondiale affirme que les taux de crédits dans notre zone sont en moyenne de 6%”, ajoute Mahamane Alassane Touré. Toutefois, dans l’UEMOA, le taux d’intérêt maximum, appelé taux d’usure, qui peut être appliqué est actuellement fixé à 15% pour les banques.
Car les chiffres dissimulent une réalité plus cruelle pour les petits entrepreneurs. Si certains acteurs économiques parviennent à se faire financer à des taux de 6% à 8%, il n’est pas rare en revanche de voir des taux de crédits atteindre des sommets entre 12% et 15%.
Le critère du risque et de la solvabilité de l’emprunteur, évoqué par Mahamane Alassane Touré, est décisif : de grandes entreprises peuvent négocier de bons taux mais un agriculteur qui souhaite s’acheter un tracteur ou se faire construire un hangar pour stocker ses marchandises aura peu de chances de trouver des taux à moins de 10% s’il ne possède pas un capital solide en mesure de rassurer une banque.
“Même pour les opérateurs économiques jugés les plus risqués, notamment les coopératives et groupements villageois, le taux de sortie des crédits s’est établi en moyenne à 9,4% sur l’année 2018 avec un plus haut de 12,9% en 2006”, ajoute Mahamane Alassane Touré. “Pour les entreprises du secteur productif et les entreprises individuelles, les taux des crédits ressortent en moyenne à 6,6% et 6,8% en 2018.”
La BCEAO a beau jeu d’affirmer que “ce n’est pas parce qu’on voit dans la fourchette des offres des taux extrêmes que notre zone se résume à cela”, il est peu contestable que ces taux existent et ralentissent l’industrialisation de ces pays.
Dès lors n’a-t-on pas une distorsion de la réalité par les statistiques puisque de petits entrepreneurs vont souvent renoncer à prendre des crédits à des taux rédhibitoires? Le fait que la moyenne des taux de crédits accordés au sein de la zone BCEAO soit de 6% ne signifie pas que la moyenne des crédits proposés s’établisse à 6%.
Seulement un Africain sur six a un compte bancaire
Enfin, il y a les coûts opérationnels des banques, très importants en Afrique. “Cela est lié à des considérations de gestion interne. Il n’y a pas de justification économique à des taux aussi élevés”, explique l’économiste et banquier Cheickna Bounajim Cissé.
Les banques africaines en effet n’ont pas de fonds propres suffisants et la “collecte des ressources”, c’est-à-dire la collecte d’argent déposé sur leurs comptes, pèse sur leurs finances. “Le coût de la collecte donne lieu à une guerre des taux entre les banques. Les dépôts sont rémunérés à 6%. Vous y ajoutez les charges de structures, les frais d’administration et vous vous retrouvez avec un taux de base bancaire à 10% ou 10,5%”, ajoute Cheickna Bounajim Cissé.
C’est sur ce taux de base bancaire que l’établissement de prêt va ajouter la part d’intérêts qui constituera son bénéfice.
En conclusion, la zone franc souffre sans doute du manque de richesse créée par habitant depuis quatre ou cinq décennies. Mais la sous-industrialisation touche l’ensemble du continent et la politique monétaire ne peut pas tout.
En revanche, le faible accès au crédit en Afrique subsaharienne (28%) et le taux de sous-bancarisation (16,8%) – ce qui signifie que seul un Africain sur six possède un compte bancaire – sont des handicaps majeurs à l’essor d’une industrie locale qui reste le meilleur outil contre le chômage.