La chute de la livre alimente l’inflation, qui bat des records. Les sanctions et les appels au boycott de produits américains ne font pourtant pas l’unanimité. Reportage
Son rasoir coupe-chou à la main, Hasan Karaman se concentre. Il s’agit de ne pas balafrer le client. Mais Hasan est tendu quand on lui parle de taux de change et de pouvoir d’achat, donc de son tiroir-caisse. Presque mécaniquement, le barbier jette un œil à la télévision installée au-dessus du miroir et dont il a coupé le son.
En ce mois d’août chaud et humide dans la mégapole stambouliote, les bandeaux sur l’écran suffisent à deviner ce qui préoccupe les Turcs. Il y est question de «döviz», de «lira» et de «Trump». Autrement dit, de la crise diplomatique entre Ankara et Washington, déclencheur d’une chute brutale de la monnaie turque, la livre, et de ce qui ressemble à une guerre commerciale.
Furieux que le président turc, Recep Tayyip Erdogan, refuse de faire libérer un pasteur américain jugé pour «terrorisme» et «espionnage», son homologue Donald Trump dégaine depuis quinze jours contre cet allié de l’OTAN une série de sanctions, auxquelles les autorités turques répondent coup pour coup. Après avoir appelé au boycott des appareils électroniques américains, Recep Tayyip Erdogan a relevé mercredi les tarifs douaniers de plusieurs produits en provenance des Etats-Unis: les véhicules de tourisme (+120%), certaines boissons alcoolisées (+140%), le tabac (+60%) ou encore le riz et les cosmétiques.
«Je comprends la logique politique [des contre-représailles], mais ce n’est pas en ajoutant des taxes sur les produits importés qu’on fera baisser le coût de la vie en Turquie», fait remarquer Hasan en époussetant le cou de son client rasé de frais. Les appels au boycott, qui flattent un sentiment antiaméricain tenace dans la société turque, prennent des proportions étranges chez certains collègues de Hasan. Sur les réseaux sociaux, des photos se propagent montrant la devanture de salons de barbier et ce message en majuscules: «Ici, nous ne faisons pas la coupe américaine» (une coupe où seule la moitié inférieure de la chevelure est rasée).
«Bien sûr qu’il faut riposter, c’est le seul langage que ce gros dur de Trump comprenne!» s’emporte Idris, le client de Hasan, épicier de son état. «Cette histoire va nous coûter cher, nous importons énormément des Etats-Unis [12 milliards de dollars en 2017, au 4e rang des importateurs], tempère le barbier. Soyons réalistes: les Etats-Unis sont une superpuissance, ce n’est pas dans notre intérêt de nous obstiner de cette façon. Je suis favorable à un compromis.»
Le coiffeur turc raconte que la chute de la livre face au dollar et à l’euro a déjà des répercussions sur sa vie personnelle et professionnelle. Il avait prévu un voyage en Espagne à l’automne, il y a renoncé. Il ne commandera pas non plus la tondeuse à cheveux de marque allemande (Moser) dans laquelle il voulait investir pour son petit salon. «L’an dernier, il m’aurait fallu économiser une semaine pour amortir les 200 euros de cette tondeuse. Désormais, il me faudrait presque un mois, se plaint Hasan. Chaque Turc, à son niveau, souffre des malheurs de la livre.»
Le barbier a une théorie sur la façon de relever la tête: «Face aux attaques de l’Amérique, les pays européens devraient se montrer solidaires de la Turquie, soutient-il. Il n’y a que notre union qui puisse pousser Trump à cesser ses guerres commerciales.» Recep Tayyip Erdogan partage-t-il cette théorie? Le chef de l’Etat turc semble prompt ces jours-ci à montrer un meilleur visage aux partenaires européens. Deux soldats grecs ont été libérés mardi, puis le président d’Amnesty International en Turquie mercredi, après des mois de détention sans aucune avancée dans ces deux dossiers très suivis du côté de l’UE.
«Il faut vite que les choses se calment», espère Omer Yildiz, un fleuriste dont la boutique voisine avec le salon du barbier. Omer importe presque toutes ses fleurs des Pays-Bas. «J’ai une livraison par semaine. Et chaque semaine, la facture augmente de quelques dizaines de livres, donc je dois augmenter mes prix, explique-t-il. Mes clients qui ont les moyens continuent d’acheter des fleurs. Pour les autres, c’est un plaisir dont ils se passent.»
Il n’y a pas que les orchidées. L’indice des prix à la consommation a grimpé de 16% en juillet, un record depuis 2003. Chez tous les commerçants, les étiquettes gonflent d’une semaine à l’autre. «Les téléphones, l’essence, les médicaments, les produits d’entretien… Tout ce qui arrive de l’étranger est en train de devenir hors de prix. Même les couches pour bébé sont importées et de plus en plus chères. Nous avons dû restreindre nos dépenses», soupire Mehmet, un père de famille stambouliote.
Mehmet travaille dans un magasin de téléphonie mobile. Il dit en vouloir au gouvernement et à tous ses prédécesseurs d’avoir «rendu la Turquie dépendante de l’étranger. Cela fait longtemps que nous aurions dû développer notre industrie.» Lorsqu’il a appelé au boycott des appareils électroniques américains, Recep Tayyip Erdogan a opposé l’iPhone d’Apple – qu’il utilise pourtant lui-même – aux téléphones Samsung. «Qu’est-ce que ça va changer? se demande Mehmet. Ce qu’on n’importe plus des Etats-Unis, on l’importera de Corée, de Chine, de Russie… Là où je suis d’accord avec le président, c’est qu’il faudrait privilégier les produits locaux quand ils existent. Vestel pour les télévisions, Arçelik pour l’électroménager…»
Chez le barbier Hasan, la discussion s’anime entre pro et anti-boycott. Ali, son employé, est surtout inquiet à l’idée que le prix de ses cigarettes américaines ne flambe pour de bon. Mais il prend la nouvelle avec philosophie. «Cette année, mon paquet de Marlboro est déjà passé de 11 à 13 livres [2 euros environ]. Cela pourrait être l’occasion d’arrêter de fumer», commente ce Turc payé au salaire minimum (1600 livres). Une idée qui ne déplairait pas au chef de l’Etat. Recep Tayyip Erdogan pratique depuis des années une politique de hausse des taxes pour détourner ses citoyens du tabac et de l’alcool.
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