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De Los Angeles à Paris en passant par Dubaï, les marques se mettent à promettre d’être « cosmiques ». Enquête sur un marché qui prospère malgré le flou scientifique qui entoure leurs produits.
Ouvrez grand vos chakras (et sortez vos porte-monnaies), une nouvelle génération de marques bourgeonne sur Instagram, TikTok et dans les pages tendances des magazines. Leur point commun ? Un discours marketing qui emprunte aux spiritualités et sagesses non occidentales pour promouvoir un bien-être tant physique que psychique. Toutes appartiennent à un secteur qui a le vent en poupe, le « wellness », un segment de marché aux contours flous qui fait cohabiter des marques qui exhument les propriétés « sacrées » de certains aliments, comme le café et le cacao, d’autres qui vendent des compléments alimentaires aux propriétés exotiques ou encore des accessoires aux diverses promesses bien-être. Chaque marque traduit son positionnement dans un univers hautement instagrammable qui mélange références à la sorcellerie et un vocabulaire tout droit sorti d’un ashram. Le marché prospère auprès d’une cible « premium », souvent citadine, et majoritairement composée de femmes. Ses produits surfent sur l’anxiété latente, la « quête de sens » et de transcendance d’une génération toujours plus désorientée.
Implantée à Paris et vendue en ligne, la marque digitale Cosmic Dealer déclare s’inspirer de l’ayurveda, la médecine traditionnelle d’origine indienne qui s’attache à équilibrer le corps et l’esprit. Cosmic Dealer vise une cible urbaine, branchée, à fort pouvoir d’achat. Pour goûter aux saveurs cosmiques des fèves de cacao de la marque, il faudra débourser 29 euros pour une boîte de sept « chocolats chakras », emballés dans des sachets individuels aux couleurs pastel agrémentés d’illustrations évoquant la spiritualité, et 11 euros pour la tablette de chocolat 100% cacao. Ces chocolats présentés comme des « goûters healthy » sont censés favoriser la « détox de sucre ». L’engouement pour ces produits premium semble réel : le coffret de 7 « chocolats chakras » est en rupture de stock. Les prix affichés pour les autres produits de la marque sont aussi très élevés. Comptez 74 euros pour un t-shirt infusé à l’huile de chanvre, 21 euros pour un gratte-langue et 18,50 euros pour un spray buccal. Depuis son lancement en 2020, la marque revendique une croissance à trois chiffres.
Le business du cosmique concerne aussi le café, boisson devenue virale sur les réseaux sociaux. Cette tendance n’a pas échappé à l’influenceuse et femme d’affaires, Caroline Receveur qui vient de lancer une marque baptisée Cosmic Goddess — cosmique encore, donc. Elle juxtapose les références à la fantasy, au rétro-futurisme et à la spiritualité, dans un patchwork baroque. La marque est incarnée par « une super-héroïne fantastique, la Cosmic Goddess, qui fait référence au premier nom du café, le God’s fruit (fruit de Dieu, ndlr) », précise Manon Peyroth Dantan qui pilote le développement du projet. Pour réveiller la déesse qui sommeille en vous, il faudra là aussi ouvrir grand son porte-monnaie. Comptez 16,50 euros pour un lot de trois boîtes de dix capsules de café, 19,50 euros pour le verre à café frappé qui fera rayonner vos Reels Instagram et 24,50 euros pour le thermos à emporter à la plage. L’influenceuse-entrepreneuse a flairé un bon filon. Forte de ses 4,9 millions de followers sur Instagram, Caroline Receveur pourrait faire de sa marque de café un juteux levier de business. L’américaine Emma Chamberlain, autre star d’Instagram, aurait déjà généré près de 15 millions de dollars de bénéfices grâce à sa marque Chamberlain Coffee, selon les estimations d’un spécialiste de l’e-commerce. Il faut dire qu’en matière de bien-être, les Américaines ont un temps d’avance. C’est aux États-Unis qu’ont émergé les marques culte du wellness, à l’image de l’incontournable Goop et de l’outsider Moonjuice.
Prenez les initiales de la star hollywoodienne oscarisée Gwyneth Paltrow (GP), rajoutez le double « o » qui signe les marques à succès (Google, Yahoo!, Wanadoo) et vous obtiendrez Goop, la marque lifestyle pionnière devenue empire du wellness. Le succès de Goop démarre en 2008 avec une newsletter qui rassemble les conseils shopping et beauté de la star du box-office, alors jeune quadragénaire. Aujourd’hui, Goop est la quintessence de la « marque lifestyle » qui vend la totale pour vous promettre de vous hisser jusqu’à la meilleure version de vous-même : des compléments alimentaires, des produits de beauté mais aussi des vêtements en chanvre et même des accessoires de cuisine. Surtout, Goop vend le mode de vie de l’actrice, sa diète végétarienne ou crudivore, ses programmes de fitness et ses conseils beauté, prodigués chaque semaine auprès de ses 150 000 abonnées à la newsletter. Goop s’est d’abord fait connaître pour sa gamme de compléments alimentaires, un marché qui explose et pèse plus de 151 milliards de dollars dans le monde. La marque propose ainsi des poudres destinées à booster le métabolisme ou le microbiote (vendues chacune 58$), d’autres censées améliorer la vie sexuelle (50$) ou encore une routine détox à 195$. Mais le catalogue de Goop offre aussi des accessoires qui sortent de l’ordinaire, comme un sextoy en or massif vendu 1 300 $ ou encore une bougie à l’odeur proche de celle d’un vagin et aux vertus a priori aphrodisiaques.
À l’instar de Gwyneth Paltrow qui clame son grand intérêt pour les médecines non-conventionnelles dans la série Netflix The Goop Lab, la marque capitalise sur la défiance envers l’arsenal dit « allopathique » et le fort attrait pour les produits censés améliorer le bien-être. Malgré les railleries et les scandales qui ont émaillé son ascension dans le monde du business, la marque de Gwyneth Paltrow affiche effectivement une santé en acier trempé : en 2018, Goop était valorisée à 250 millions de dollars. Et surtout, ce marketing du bien-être intégral a fait des émules.
C’est à Los Angeles, capitale mondiale du wellness, qu’est née la marque Moonjuice. Elle compte dans ses produits phares une collection de poudres à diluer dans son café ou dans son smoothie dont les propriétés sont présentées comme épatantes. La Sex Dust vante une « stimulation de la production d’endorphines » et une « meilleure balance hormonale ». La Spirit Dust vise une amélioration du bien-être émotionnel : diluez une cuillère à café de cette poudre dans un verre d’eau et vous pourrez vous débarrasser de votre irritabilité. La Brain Dust promet une amélioration des capacités cognitives et un apaisement émotionnel général. Chacune de ces poudres est vendue au tarif unitaire de 38$.
Du nom de la marque (dust signifie poussière en anglais) aux couleurs terre de son packaging, tout fait référence à la nature et aux sagesses ancestrales. Les poudres s’intègrent dans des rituels quotidiens et la liste des composants fleure bon l’ésotérisme : Shatavari, Shilajit, Epimedium, Schisandra, Cordyceps, Eleuthero, Astragalus, Ashwagandha, Rhodiola… Ces extraits de plantes et de racines appartiennent à la catégorie des adaptogènes, des plantes censées aider le corps à résister au stress et à l’oxydation. D’autres comme le cacao et le café sont parfois appelées nootropes, leurs vertus médicinales favoriseraient l’amélioration des capacités du corps. Le succès de la collection a poussé Moonjuice à développer de nouveaux produits, comme des poudres vendues sous l’appellation d’ « eau cellulaires ». Une fois mélangées à de l’eau, ces potions composées essentiellement de vitamine B et de folates — des ingrédients somme toute très communs — sont supposées aider le métabolisme à « convertir les lipides, glucides et protéines en « valeurs » pour les cellules ».
Si la marque Moonjuice cartonne, ce n’est pas simplement parce que sa fondatrice a su saisir l’air du temps et l’insuffler à ses produits. Moonjuice prospère sur un marché très porteur, à l’intersection entre bien-être et médecine non conventionnelle. Le seul marché des adaptogènes devrait peser 14 milliards de dollars d’ici 2027 aux États-Unis, marché test pour toutes les nouvelles tendances bien-être. En businesswoman avertie, la fondatrice Amanda Rogrove a su convertir les attentes d’une société toujours plus soucieuse de sa santé dans des produits aux étiquettes sophistiquées, qui vantent des bénéfices directs en matière d’amélioration de soi. Et ce, même si la scientificité des recettes et des ingrédients ne paraît pas scientifiquement avérée.
Le succès manifeste de Goop, Moonjuice ou Cosmic Dealer ne doit pas occulter le fait que les recettes proposées s’appuient rarement sur une base scientifique solide. Et ce malgré l’emploi d’un vocabulaire qui flirte avec le médical (le mot « cure » revient fréquemment). Aux États-Unis, Goop a été accusée de profiter de la confusion et de l’ignorance des gens en matière scientifique. La marque a ainsi été raillée lorsqu’elle a fait la promotion de techniques bien-être douteuses, comme le vaginal steaming (le fait de passer son vagin à la vapeur, ndlr) ou encore lorsque sa fondatrice a vanté les mérites des œufs de jade censés améliorer la tonicité du périnée mais aussi réguler les hormones (un produit vendu 66$ pièce sur son site), sans que la réalité scientifique de ce type de pratique ne soit avérée. L’affaire s’est terminée devant les tribunaux et Goop a dû s’acquitter d’une amende de 125 000 dollars pour pratique commerciale trompeuse.
Mais pourquoi consentir à acheter des produits si chers, nimbés d’une aura de spiritualité néo-païenne ? « Dans nos sociétés occidentales marquées par le désinvestissement de la religion, l’envie de croire n’a pas disparu », avance Marion Mons Catoni, planneuse stratégique senior au sein de l’agence de publicité DDB Paris. « Adhérer au discours sur la cosmicité, sur le bien-être, c’est la promesse de s’ancrer dans quelque chose de plus grand que soi. » Un besoin presque irrationnel, car le succès de ces produits « ne repose que sur le fait que les consommatrices ont envie d’y croire », note l’experte. Parfois, le besoin de croyance rend aveugle à l’épaisseur du discours marketing qui entoure ces produits.
La plupart de ces marques ciblent les femmes, soit une catégorie de population formatée par des décennies de marketing ultra-genré. Chez Cosmic Dealer, on revendique une approche orientée sur le soin, qui vise à libérer les femmes de la charge que la société leur assigne. « Être une bonne mère, une bonne employée, une bonne épouse : la société a des attentes immenses pour les femmes », fait valoir Monique Foy, la fondatrice. « En parallèle, la qualité nutritive des produits s’appauvrit et le stress de la vie moderne nous vole notre santé. » Les produits de Cosmic Dealer sont autant de réponses, à travers la consommation, à ce besoin de réassurance et de soin.
Les nouvelles marques « cosmiques » surfent sur une autre tendance du moment, l’exaltation du féminin sacré, soit la force spirituelle et énergétique propre aux femmes qui marquerait l’union sacrée entre le corps et l’esprit. Consommer ces marques serait l’une des manières de trouver le chemin spirituel qui mène à ce degré de connexion avec soi. Vraiment ? Le féminin sacré est une notion controversée, critiquée par les féministes parce qu’elle essentialise les femmes en les renvoyant à leurs facultés reproductives et à une féminité reliée à la nature et aux cycles de lune. Les plus critiques voient dans ce retour de la spiritualité néopaïenne une manière de naturaliser des rapports de domination autrement plus politiques. D’autres, à l’instar de l’autrice Mona Chollet, se désespèrent de voir le « complexe mode-beauté » renouveler en permanence ses discours de manière à rendre les femmes toujours plus captives d’industries qui contribuent à les aliéner.
Marques cosmiques et empires du wellness sont les symptômes d’une époque en mal de mythologies et de transcendance. Elles incarnent une culture consumériste post-moderne, où la consommation est vécue comme une forme d’engagement, voire comme une réponse face à la morosité ambiante. Les marchandises remplissent des fonctions émotionnelles que la sociologue Eva Illouz décrit dans l’ouvrage collectif Les marchandises émotionnelles (Premier Parallèle, 2019). Pour elle, les produits tels que les jus détox, les cosmétiques ou les compléments alimentaires sont le véhicule d’un discours sur la transformation et l’amélioration du Moi qui s’adresse directement à nos émotions. Plus encore, nos émotions elles-mêmes, notamment celles marquées par le spleen et le désenchantement, sont aussi des marchandises. Le bien-être physique et psychique tel qu’il est vendu par les marques cosmiques devient alors une réponse adaptée, et lucrative, à une demande latente. Ces marques objectifient des émotions et les transforment en marchés.
Le marché du bien-être dont il est ici question est aussi le reflet d’une époque profondément individualiste. Dans un article au vitriol, publié dans le New York Times, la journaliste Molly Young remarque que « Goop (et ses acolytes comme Moonjuice) vendent l’idée qu’il est normal et légitime pour un individu de passer plusieurs heures par jour à s’interroger sur ses plus infimes changements d’humeur, ses choix alimentaires, sa routine d’exercice physique et son rapport au sommeil. Ces marques promeuvent l’égocentrisme comme la forme la plus raffinée de luxe. » Une hypertrophie du Moi qu’une autre journaliste, Esther Zuckerman, appelle la névrose hollywoodienne soit la propension à considérer son égo comme digne d’attentions constantes. À une époque de profonde confusion politique et idéologique, cette recette-ci a toutes les chances de continuer à connaître le succès.
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