Ebra, propriété du Crédit Mutuel et premier groupe de presse de France, subit un interminable plan de redressement, censé faire passer ses neuf quotidiens régionaux du déficit à la croissance. A marches forcées : dans les titres lorrains et francs-comtois (Le Républicain Lorrain en tête), la stratégie de « transformation digitale profonde » s’accompagne d’un « management par la peur », « pathogène » selon un rapport interne. Depuis deux ans, arrêts maladies, burn-out et départs de salariés lessivés se multiplient. Second volet de notre enquête.
« C’est devenu une machine folle ! ». Dans la voix, on perçoit comme une cassure. « À partir de 2018, on a commencé à nous donner des consignes qui n’avaient aucun sens, professionnellement. On nous demandait un nombre de manipulations aberrantes : c’était ”le web, le web, le web”, on devait balancer le maximum d’articles en ligne. Faire la pute à clics (sic) toute la journée… »
Quand elle évoque le poste qu’elle occupait au Républicain Lorrain, son dernier, notre interlocutrice donne l’impression d’avoir été ouvrière spécialisée toute sa vie dans une usine d’assemblage digitalisée. Mais certainement pas cadre d’une entreprise de presse. C’était pourtant le cas : la mention secrétaire de rédaction de niveau IV était bien inscrite sur ses fiches de paie.
En mars 2019, à 49 ans, dont trente passés dans le quotidien centenaire diffusé dans toute la Moselle et une partie de la Meurthe-et-Moselle, Emmanuelle entre dans une phase de dépression professionnelle, qui durera deux ans. Après de longs mois d’arrêts maladie et de mi-temps thérapeutiques – Blast a consulté les certificats médicaux qui l’attestent –, notre consœur n’a plus le choix : « J’aurais dû reprendre mon poste à 100 % mais je ne pouvais pas, confie-t-elle rétrospectivement. J’étais tétanisée à l’idée de remettre un pied dans cette boîte : je faisais des crises d’angoisse, je ne dormais plus, je pleurais tout le temps. » En avril 2021, la direction des ressources humaines d’Ebra finit par accepter la demande de rupture conventionnelle, formulée un an plus tôt au rédacteur en chef du journal – qui n’y a jamais répondu.
« Quand j’ai quitté ”le Répu” au printemps dernier, c’était une renaissance », relâche l’ex-journaliste. Emmanuelle ne sait pas exactement où sa nouvelle vie à la campagne va la mener. « Jamais plus dans un journal en tout cas, c’est terminé ! Cette surcharge de travail, mais surtout cette perte de sens total de mon métier, ça m’a broyé. »
Comme Blast l’a raconté dans le premier volet de cette enquête, le Crédit Mutuel Alliance fédérale est depuis 2010 à la tête de la holding Ebra. Un groupe de presse puissant – le premier du pays en diffusion – mais historiquement déficitaire (1). À l’automne 2017, Philippe Carli arrive avec un plan de redressement destiné à rentabiliser les neuf quotidiens régionaux appartenant à « LA banque à qui parler ». « Il va se passer beaucoup de choses, ce ne sera pas facile », annonce le nouvel homme fort dans les locaux du Progrès, quelques semaines après son arrivée à la tête du groupe. Le directeur général ne le cache pas : « il y aura des suppressions de postes » et « certains métiers devront disparaître ou évoluer ». Il n’a pas menti.
Entre 2018 et 2021, ce plan social maquillé en plan de sauvetage fait ainsi passer les effectifs du groupe Ebra de 4 000 à 3 200 salariés, fusionne de nombreuses éditions locales, mutualise et externalise les fonctions support (informatique, graphisme, ressources humaines, publicité, événementiel, etc…), ferme et regroupe des agences, ainsi que ses centres d’impression de Moselle et d’Alsace. Il est par ailleurs couplé à une transformation numérique à marche forcée, la « stratégie Digital First ».
« Depuis 2018, on assiste à un plan de licenciements qui ne dit pas son nom, dénonce Emmanuelle. Ça s’est fait étape par étape, étage par étage : d’abord les ouvriers du livre, puis les publicitaires et maintenant les journalistes. Le Crédit Mutuel a laissé partir plein de salariés, notamment ceux qui avaient un bon salaire ou qui étaient proches de la retraite, sans prévoir aucun remplacement au début, pour ne se retrouver qu’avec des bas salaires qui ferment leur gueule (sic). »
En des termes plus lisses, le rapport du cabinet Secafi présenté en septembre 2021 au comité social et économique du journal ne dit pas autre chose. « Depuis 2018, écrit le cabinet de conseil qui a expertisé la politique sociale mise en place, le Républicain Lorrain a vu ses effectifs se réduire de 31 % (soit -138 salariés à fin mars 2021). Cette baisse est la conséquence directe du plan de redressement initié en 2018 par Philippe Carli pour permettre au pôle Presse [Ebra donc] de renouer avec un équilibre financier. Les effectifs ont été utilisés comme variable d’ajustement pour compenser la baisse du chiffre d’affaires. Cela s’est traduit par des départs significatifs et très peu d’embauches. »
« Cela » s’est aussi traduit par « des journées de stakhanovistes », embraye Ludivine*, qui travaille au sein d’une équipe de secrétaires de rédaction – les « SR », dans le jargon. Ces journalistes chargés d’améliorer la copie, de corriger, enrichir et éditer les articles avant leur publication, sont si peu nombreuses qu’ils sont obligés de travailler un week-end sur deux et de poser une journée de congés ou un RTT pour éviter de travailler plus de six jours d’affilée.
Tout change, tout le temps
« Au moment de la réorganisation, on nous avait annoncé qu’il y aurait trois secrétaires de rédaction en plus. On ne prend quasiment plus de pause, on mange derrière nos écrans – et encore, quand on mange. Les problèmes de santé dus à la position assise sans se lever, même pour aller aux toilettes, sont monnaie courante. Le cœur du problème, ce sont les cadences imposées. C’est de l’abattage d’actes : on travaille à flux tendu et de façon de plus en plus désordonnée. On peut être chargé de telle édition tel jour, et d’une autre le lendemain. Tout change, tout le temps. »
Si les secrétaires de rédaction sont de plus en plus et majoritairement des femmes, c’est selon Emmanuelle le signe que le « métier s’appauvrit », « financièrement parlant » : « L’égalité salariale et l’égalité homme-femme n’a jamais existé au ”Répu”, note-t-elle. Aucune parité dans les postes à responsabilités : il doit y avoir deux ou trois cheffes d’agence locale, au mieux. Mais jamais une femme n’est allée au-delà, dans les sphères des chefs au siège du journal. »
Philippe Carli a eu l’occasion de s’exprimer sur le sujet. Interrogé par une sénatrice de la commission d’enquête sur la concentration des médias en France, dont les auditions se sont tenues en janvier 2022, il a annoncé avoir mis en place récemment « un certain nombre de mesures pour améliorer la parité », à l’échelle du groupe. Et « rendre l’entreprise conforme à la population française ».
« Notre comité exécutif comprend ainsi 40 % de femmes, et le rédacteur en chef du bureau d’informations générales vient d’être remplacé par une femme », s’est-il félicité à cette occasion. Pourtant, un rapide coup d’œil sur le site du groupe suffit à nuancer nettement ce satisfecit prononcé devant la représentation nationale : sur les dix sièges qui composent le Comex, seuls trois sont occupés par des femmes. Et on en relève huit sur l’organigramme des 34 « acteurs principaux du groupe ». Soit à peine 23,5 % du total.
Acmé du plan impulsé par Philippe Carli, le « Digital First » a commencé à produire ses effets : les secrétaires de rédaction que nous avons rencontrées assurent que cette « stratégie de transformation digitale profonde » lancée en 2018 par le directeur général d’Ebra les a transformées en… « robots ». Des « robots » à qui on demande de « nourrir » (sic) le site Internet du journal de « contenus » tout au long de la journée, selon un rythme de parution ultra-pointilleux, que chaque édition doit respecter.
« Les matins, se souvient Emmanuelle, nos chefs de service pouvaient nous annoncer dès 9 heures : ”C’est bon, le journal est fait !” Ça voulait dire que sur le document de travail Google Sheets (elle prononce ”shit”, ce n’est pas une faute de prononciation, ndlr) les horaires de publication et le nombre de signes (caractères, espaces compris, ndlr) de chaque article étaient déjà prévus avec une rigidité empêchant de traiter tout bouleversement de l’actu. Si l’article qu’on reçoit faisait un signe de trop, il était verrouillé, on ne pouvait pas le mettre en page. »
Pour ne rien arranger, la direction générale du Républicain Lorrain a mutualisé cet été la vingtaine de secrétaires de rédaction au sein d’un même « pool ». « La direction nous a vendu ça comme un moyen de nous laisser souffler mais ça nous a noyé…, s’exaspère une salariée directement concernée. Il n’y a pas de magie : mutualiser l’effectif sans l’augmenter ne diminue pas la charge de travail. Au contraire… Les faits divers et ”Temps forts” de l’ensemble du journal sont bouclés par une seule SR. Elle ne décolle pas les yeux de son écran pendant huit heures d’affilée, sans pause possible. »
C’est ma vie, ce journal
Son burn-out, Eliott* le sentait venir depuis deux ans. Ce rédacteur à L’Est Républicain a quelques décennies de bouteille lorsqu’il prend au premier semestre 2021 l’unique arrêt maladie de sa carrière. À sa connaissance, au moins cinq salariés de son quotidien sont alors arrêtés en même temps que lui, pour épuisement professionnel. « La course aux clics a toujours fait partie de notre quotidien, confie-t-il à Blast, mais pas avec un tel sentiment de constamment mal faire son travail, de mal écrire. J’ai toujours travaillé avec la même amplitude horaire – 9 heures/20 heures -, mais pas sans avoir le moindre temps humain pour discuter, respirer, vivre. Depuis la réorganisation et le ”Digital First”, on tourne constamment à plein pot, on n’a plus jamais d’articles en réserve nous permettant de nous documenter, fouiller nos sujets, de préparer sereinement l’édition du lendemain. On peut travailler dans l’urgence, ça fait partie du métier. Mais pas du soir au matin. »
À deux doigts de craquer, Eliott ne pense pourtant qu’à une chose : « la charge de travail qu’allaient devoir se taper (sic) [ses] collègues » s’il écoute son médecin, qui le somme de prendre un arrêt maladie sans plus tarder. Il finira par se conformer à l’avis médical mais pas avant d’avoir « honoré », quelques jours plus tard, les nombreux articles sur lesquels il était engagé.
La « conscience professionnelle » avant la santé en somme, pour « bien faire [son] travail jusqu’au bout du bout », comme il nous l’a répété lors de nos échanges téléphoniques durant ses longs mois d’arrêt, où il tournait encore aux anxiolytiques et aux somnifères en se demandant à quoi allait ressembler son avenir, qu’il n’imaginait nulle part ailleurs qu’à L’Est Républicain. « C’est ma vie, ce journal… ». Il y est retourné, depuis.
Avant même d’y entrer, Battiste (son véritable prénom), 24 ans, éprouvait aussi de l’amour pour le « journal de son enfance », Vosges Matin. Quelques années plus tôt, à la sortie de l’école de journalisme, il rêve d’y faire carrière. Le désenchantement sera rapide. En mai 2021, Battiste est appelé la veille pour le lendemain – alors qu’il envoie depuis six mois des candidatures restées sans réponse – pour trois jours de remplacement à L’Est Républicain à 170 kilomètres de chez lui, à l’agence locale de Besançon. Il enchaîne ensuite à l’agence Vosges Matin de Saint-Dié-des-Vosges, à côté de chez lui, privilège de courte durée : cinq jours. Il effectue finalement le plus gros de son passage au sein du groupe Ebra 100 kilomètres plus loin, à l’agence de Vittel, à l’autre bout du département.
« Mes collègues en CDD ou récemment titularisés enviaient ma ”chance” de ne pas avoir dû enchaîner comme eux des contrats de cinq, dix, quinze jours pendant un an, comme le voulait la ”coutume”, rapporte-t-il. Les vieux dinosaures aux manettes des journaux d’Ebra ballottent les petits nouveaux dans toute la région, d’une agence à l’autre, pour tester notre résistance, même s’ils parlent de résilience. Il faut en chier pour mériter son poste, selon la bonne vieille logique paternaliste… »
Le statut de « rédacteur stagiaire » de Battiste, la première année, doit lui permettre d’être un tant soit peu formé. « Mais à Vittel, je débarque dans une agence où il n’y a pas de chef. Le poste est resté vacant pendant huit mois : il n’y avait aucun encadrement, l’organisation de cette locale était chaotique », assure-t-il. De nature « anxio-dépressive », Battiste se sent complètement livré à lui-même, isolé dans cette ville loin de tout. Il est le plus jeune et le moins expérimenté de l’équipe mais ça ne l’empêche pas de « produire cinq, six, sept contenus par jour » pour le journal ou le site Internet, ni de travailler « en moyenne dix heures par jours, 58 heures par semaine ». Bien sûr, son contrat de travail stipule 35 heures de travail par semaine. Bien sûr, on peut lui rétorquer qu’il était trop perfectionniste ou trop lent.
« Si je voulais produire de bons papiers d’initiative, apporter quelque chose au journal, je n’avais pas d’autre choix que de bosser comme un dingue, même depuis chez moi, même les dimanches, pour compenser mon manque d’expérience », réplique-t-il.
Certain de retourner à Saint-Dié au terme de ce parcours initiatique, non loin des siens dans une locale qu’il apprécie, Battiste s’accroche. La « promesse », il l’affirme, lui aurait faite par le directeur départemental de Vosges Matin lors d’un entretien à son arrivée à Vittel. Pourtant, quand un nouveau intègre la rédaction de Saint-Dié, le jeune journaliste comprend qu’il s’est « fait avoir », en espérant dix longs mois que ce poste lui revienne. Pour la forme, il demande officiellement sa mutation au rédacteur en chef, qui mettra trois mois à lui accorder une visioconférence. « Ses premiers mots, lancés avec condescendance, seront de trouver ”prétentieux” et même ”insultant” qu’un jeune de 24 ans ose lui dire ce qu’il doit faire », rapporte notre témoin.
En mars dernier, Battiste ne renouvelle pas son CDD. « Je voyais la PQR comme une école de la vie, se désillusionne-t-il. Ebra a été pour moi une machine à désamour du journalisme. Ça casse des rêves. » Et ça a des effets palpables : ainsi, selon une consœur de L’Est Républicain qui s’est confiée à Blast, « le recrutement a été un bordel (sic) sans nom cet été » et « la direction a galéré à trouver de nouvelles recrues »…
Si le plan de redressement a provoqué des dégâts humains dans de nombreux services, quels que soient les journaux du groupe, les représentants du personnel d’Ebra contactés par Blast s’accordent à dire qu’ils sont encore plus importants au sein du pôle regroupant les trois titres lorrains et francs-comtois du groupe : L’Est Républicain, Vosges Matin et surtout Le Républicain Lorrain (2).
Le 13ème quotidien régional du pays – pour sa diffusion payée – est en effet victime d’un turn-over important et d’une vague d’arrêts du travail sans précédent : 397 en 2020 (!), 425 en 2019 (!) – contre 278 en 2017, année qui a précédé le plan de restructuration d’Ebra.
« C’est bien à cause de la toxicité de leur travail qu’ils ont dû être arrêtés. Cela concerne aussi bien des journalistes, que des assistantes de rédaction ou des membres de l’encadrement. Plusieurs d’entre eux sont d’ailleurs allés voir la médecine du travail pour signaler l’impact très négatif de leur travail sur leur santé », peut-on lire dans un rapport interne sur la « souffrance au travail au Républicain Lorrain » produit par la section lorraine du Syndicat national des journalistes (SNJ) en septembre 2021.
« Toxicité au travail »… Un euphémisme pour Erwann*, un autre journaliste que nous avons rencontré. « La direction générale est à fond dans le Digital First. Elle a mené la révolution (numérique, ndlr) avec un rouleau compresseur, incarné par un rédacteur en chef très zélé et maltraitant. »
Journaliste depuis plusieurs années déjà, Luc* est lui aussi régulièrement confronté au « management centralisé » et « verticalisé » de Sébastien Georges, rédacteur en chef du Républicain Lorrain, de L’Est Républicain et de Vosges Matin. « Il mène sa gestion humaine complètement à l’inverse de ce qu’il prétend à longueur de mails, certifie ce confrère. S’il t’aime bien, il te dit ”Tu es bon. On va donc te donner du boulot et des responsabilités en plus.” Toujours plus, beaucoup trop parfois… Mais s’il ne t’aime pas, il t’ignore et t’accable : si quelqu’un ne lui dit même pas non mais simplement ”bof”, il peut se mettre à crier, à insulter les gens en les traitant de ”connards” (sic) ».
Titulaire d’une maîtrise en sciences de gestion et marketing, Sébastien Georges entre à L’Est Républicain en 1989. Après avoir passé près de la moitié de sa carrière au service des sports, comme assistant de rédaction, journaliste puis chef de service, il gravit les échelons sans jamais rester plus de trois ans et demi au même poste. Jusqu’à ce qu’il soit promu rédacteur en chef en juin 2018. « En sachant ce qu’il a fait partout où il est passé, on s’est demandé ce que sa nomination à ce poste signifiait : quand il était directeur départemental de Vosges Matin (de septembre 2015 à juin 2018, ndlr), la Filpac-CGT était intervenue auprès de la direction pour signaler ses excès de colère, souligne une journaliste de la maison. Sébastien Georges pouvait parler comme de la merde (sic) aux journalistes ou leur passer des dizaines de coups de fil pour leur demander de vite publier une info qui venait de sortir ». « Il ne s’adresse qu’aux chefs de son premier cercle, reprend Luc, en écho. Pour lui, justifier ses décisions est un aveu de faiblesse. De toute façon, c’est le patron d’Ebra ou notre directeur général qui décident des choix stratégiques. Lui ne fait qu’appliquer. »
En quarante années à L’Est Républicain, René* n’avait jamais vu « un directeur général traiter certains sujets à la place du rédacteur en chef » « comme avec le duo Mahieu / Georges à la tête des trois journaux ». « A ma connaissance, il n’y a pas de précédent dans l’histoire du journal, affirme le journaliste retraité. Quand ils se rendaient à nos réunions d’agence, c’est le directeur général qui parlait. Le rédacteur en chef l’écoutait respectueusement, toujours en retrait. »
« Fixation sans discussion possible d’objectifs irréalistes, utilisation d’un ton menaçant et d’un vocabulaire grossier, refus du dialogue, absence de réponses aux questions posées par les membres de la rédaction, entretiens à visée de déstabilisation émotionnelle… » Cinglant, le rapport du SNJ parle de management « pathogène », « autoritaire et solitaire » et même d’un « management par la peur » instauré « en premier lieu par le rédacteur en chef ».
Le document – synthèse de témoignages de journalistes maison ayant subi les foudres de Sébastien Georges – décrit ses « emportements » « dès qu’une contradiction ou un désaccord est exprimé », son « ton menaçant », son « refus du dialogue », ses « choix éditoriaux imposés d’en haut ». Et ses « tête-à-tête » avec des salariés qui se transforment en « crash tests ». Un secret de Polichinelle en interne, entre les mains de l’inspection du travail depuis un an.
« Depuis, on n’a plus aucune nouvelle », glisse une source qui a relancé l’intersyndicale à plusieurs reprises, pour savoir les suites données à ce rapport. En vain. « L’intersyndicale a dû l’enterrer », déduit-elle. Contacté à plusieurs reprises, le SNJ du Républicain Lorrain n’a donné suite à aucune de nos sollicitations.
Ces dérives autoritaires sont-elles le fait d’un seul homme ? Au siège du Républicain Lorrain, à Woippy, près de Metz, les cadres et journalistes rencontrés seraient presque soulagés de l’absence du rédacteur en chef. « Mais il a nommé un affidé comme adjoint, un mini-moi dans le même délire que lui, au niveau des méthodes managériales », affirme une autre source. Notre interlocuteur fait référence aux coups de fil insistants du rédacteur en chef adjoint aux rédacteurs quand ceux-ci arrivent sur le terrain, ou qu’ils n’y ont pas encore posé un pied, comme nous l’avons raconté dans le premier volet de notre enquête.
Dans une agence locale quelque part en Lorraine, le comportement d’un chef – « bien connu de la direction et des syndicats », selon nos sources – a usé plus d’un rédacteur. Dans chacune des locales par lesquelles il est passé précédemment, Mathieu* s’est plu avant d’entrer dans celle-ci, au cours de l’année 2021. Cet ex-journaliste – il s’est depuis reconverti – décrit le comportement d’un manager en roue libre, habitué à « dénigrer » ses subordonnés en leur absence et faisant régner « une ambiance pesante et mortelle » dans son agence.
Des journées entières pouvaient ainsi s’écouler sans qu’il n’adresse un seul mot à Mathieu, pas même un bonjour. Notre ancien confrère nous a également décrit « les remarques condescendantes » que son chef lui lançait chaque fois qu’il rendait un article ou proposait une idée. Et « les réprimandes » qu’il recevait, s’il n’en proposait pas assez…
« Le chef et son adjointe passaient leur temps à me donner des consignes contradictoires, se rappelle-t-il. Tout était prétexte pour me critiquer, tout le temps. Quelques semaines après mon arrivée, le supérieur de mon chef m’avait organisé une réunion avec lui pour m’en foutre plein la gueule… Au quotidien, à la locale, on s’en prenait surtout à qui j’étais. On s’attaquait à ma personnalité ou encore à mon physique dans mon dos… J’ai eu droit à des surnoms que je n’avais pas connus depuis le collège. J’étais constamment en alerte, tétanisé à l’idée de commettre la moindre petite erreur qui m’aurait encore valu des reproches. »
Insomnies toutes les nuits, crises d’angoisse, envies de pleurer contenues toute la journée… Mathieu n’en pouvait plus d’arriver au travail « la boule au ventre » : « Je voulais repartir avant même d’entrer dans la locale, raconte-t-il encore de ce cauchemar. Je n’arrivais plus à fournir d’articles. Je passais mes nuits à me documenter pour trouver de nouvelles idées de sujets. J’en pleurais derrière mon PC… »
Un jour, le jeune journaliste « pète un plomb », heureusement en présence de proches qui l’obligent à ne plus se rendre au travail, prendre un arrêt maladie et oublier l’idée même d’y retourner un jour. « À ce moment-là, reprend-il en se retenant de craquer, c’était soit je donnais ma démission, soit je… ».
Depuis cet épisode dont il se relève seulement, plusieurs mois se sont écoulés. Mathieu perçoit le chômage et envisage une reconversion professionnelle dans un tout autre domaine. « Je ne supportais plus les humiliations que je subissais, qui s’ajoutaient aux problèmes personnels que je traversais. Quitter cette agence du jour au lendemain m’a certainement sauvé la vie. »
« Notre groupe vient d’être labellisé ”Responsabilité sociétale des entreprises” (RSE) par Positive Workplace et constitue le premier groupe de presse quotidienne régionale à se voir attribuer cette distinction. » Au cas où ils n’auraient pas lu les articles d’autocongratulation qu’Ebra a fait paraître dans ses journaux (voir ici et là), en janvier 2022, Philippe Carli tenait à annoncer aux sénateurs de la commission d’enquête sur la concentration de la presse en France une autre nouvelle : « nous venons de signer un accord de qualité de vie au travail pour le groupe, incluant une charte de savoir-vivre ».
« Le jour où il y aura un drame, le groupe Ebra pourra lister tous les trucs de prévention aux risques psychosociaux qu’il a mis en place pour se dédouaner, lâche un élu du comité social et économique du Progrès. Mais ça reste de l’enfumage. L’unique levier d’action pouvant vraiment mettre fin à la souffrance au travail n’a jamais été activé : l’augmentation des effectifs ».
Avant que ne soit signé, à l’hiver 2021, un « Accord cadre portant sur le ”Vivre Ensemble au sein de l’entreprise” » pour l’ensemble du groupe, les salariés du Républicain Lorrain ont été interrogés par deux cabinets d’audit à partir de 2019. Après avoir entendu 49 salariés, le cabinet Moreno Consulting s’inquiète. Dans son rapport, que Blast a pu consulter, il écrit qu’il faut « craindre un risque de dégradation rapide du climat dans l’entreprise si la situation perdure ».
Devant le comité social et économique, en juillet 2019, le représentant du cabinet d’audit messin se veut toutefois rassurant : « L’entreprise n’est pas massivement malade » et « la situation n’est pas alarmiste », non plus, indique-t-il. Tout ceci résulte avant tout d’un gros « manque de communication [qui] favorise l’imaginaire des salariés de manière plutôt négative », d’après Moreno Consulting. Quelques « outils de gestion en ressources humaines » à disposition des managers, un bon coup de « communication interne » et de « pédagogie pour conduire le changement », et ça devrait repartir comme avant, conclut le cabinet.
En écho, la direction générale affirme pour sa part « avoir rencontré des salariés contents et qui vont bien ». Quant à ceux qui vont mal, ils n’en seraient peut-être pas là s’ils faisaient un minimum d’effort pour s’imprégner de la bonne parole : en définitive, « il s’agit plus d’un problème culturel qu’organisationnel », peut-on lire encore dans le compte-rendu du comité social et économique. La direction est formelle : « il existe un écart important entre ce qui est dit ou mis en œuvre et l’interprétation qu’en font les salariés, ce qui crée des soucis en termes de volume ou de charge de travail. Elle rappelle que cela n’est pas dû au Digital First en lui-même mais à la manière dont le projet est conduit dans certaines agences. »
L’intersyndicale, qui pointe les « omissions coupables » de ce rapport, ne semble pas du même avis. Il n’y a « rien », écrit-elle dans un tract : « RIEN dans le rapport sur les multiples mises en cause du rédacteur en chef et de ses méthodes jugées autoritaires et très peu respectueuses de l’humain. RIEN sur les souffrances extrêmes de confrères qui ont, soit, déjà quitté la maison ces dernières semaines, soit qui sont actuellement en maladie depuis des mois. RIEN… sur l’essentiel. La rédaction du Républicain Lorrain n’a jamais vécu un tel tsunami psychologique et voilà ce qu’ont compris les experts des risques psycho-sociaux ! »
« On s’est senti insultés, déplore un journaliste du siège au sujet de ce dialogue social de sourds, car la direction a demandé à des cabinets de psychologues de nous appeler, ils nous ont envoyé des questionnaires anonymisés, etc. Pour moi, c’était le seul moyen de nous faire entendre. J’ai donc raconté le management brutal, les burn-out, le désastre social qu’on vivait… ». Visiblement, cet exercice de transparence a foiré quelque part : « En me renseignant, reprend notre source, j’ai mesuré que tout le monde avait répondu de façon tout aussi désastreuse à ces questionnaires. Vraiment tout le monde. Et, au final, Ebra s’est fait décerner un label RSE et a négocié un accord ”Vivre ensemble” qu’on a tous pris comme une insulte. Le summum de l’absurde, on l’a atteint quand le rédacteur en chef a dévoilé et expliqué lui-même les résultats de cette enquête (sur la ”Qualité de vie au travail”, ndrl) dans une visioconférence. C’est comme si Poutine était en train de rendre compte d’une étude sur les désastres en Ukraine… »
Une assistante de rédaction, qui a quitté Ebra suite à un burn-out, s’est rendu comme pratiquement tous les collègues de son agence dans la cellule d’écoute mise en place en collaboration avec Moreno Consulting. « On est plusieurs à avoir fini en pleurs dans le bureau de la psychologue du travail qui nous a reçus. On se sentait tous épuisés depuis l’arrivée du ”Digital First” et méprisés par la direction qui a continué de supprimer des postes. La psy m’a consolé pendant deux heures et, à la fin de l’entretien, elle m’a dit : ”Qu’est-ce que vous faites encore au ”Répu”, alors que vous auriez pu devenir assistante de direction dans le privé ?” Et elle m’a filé des contacts de boîtes du Luxembourg ! Et pourtant la conclusion du rapport de Moreno c’est que, si les salariés souffrent au travail, c’est parce qu’ils sont trop investis dans leur travail… C’est notre faute, en gros ! »
« Normalement, quand on n’est pas heureux dans une entreprise, on va ailleurs ! Y a des beaux groupes de presse ailleurs, on n’est pas le seul. Chez nous, il n’y a pas de turn-over. Personne ne part, mais tout le monde se plaint ! », osera Philippe Carli, le directeur général d’Ebra, devant les salariés du Républicain Lorrain au cours d’une séance de remontrances post-grève.
Personne ne part ? Et Emmanuelle, alors ? Et Mathieu ? Et Battiste ? Et les autres ? Combien de salariés ont quitté le navire, épuisés professionnellement ou craignant de le devenir ? Chez Ebra, difficile d’obtenir des données précises sur le sujet. Les rares élus du comité social et économique (CSE) du Républicain Lorrain qui ont accepté de nous répondre affirment que la direction ne leur a jamais communiqué ce type d’informations, qu’ils réclament en vain.
À L’Est Républicain, une source syndicale indique qu’une dizaine de salariés ont déserté l’entreprise à la suite d’une rupture conventionnelle en 2021. « Bien sûr, on ne peut pas savoir la nature de ces départs. Tout ce qu’on sait, c’est que ça s’est accentué ces deux dernières années. Avant, on ne voyait quasiment jamais de rupture conventionnelle. » Autre indicateur, le taux d’absentéisme s’établit pour la même année 2021 à 6,26 % au sein du journal des Lorrains et des Francs-Comtois – contre une moyenne nationale de 4,94 %. 75 % de ces absences sont accompagnées d’un arrêt maladie.
« C’est sur les questions de ressources humaines que le rédacteur en chef s’énerve le plus en CSE, relève Lucas*, élu jusqu’à peu au sein de l’instance représentative du personnel à L’Est Républicain. Je l’ai vu taper du poing sur la table juste parce qu’on demandait si la direction comptait embaucher de nouveaux journalistes pour faire face aux baisses d’effectifs. Il répondait qu’il n’y a pas de candidat, que les jeunes ne veulent plus travailler dans la presse régionale ! Pour obtenir le nombre d’arrêts maladie, il fallait s’y reprendre par trois fois. Je n’ai jamais reçu le moindre document relatif à la politique sociale de l’entreprise. Ou alors une simple pyramide des âges qu’on nous présentait comme un document ”confidentiel”, donc interdit de diffusion même en interne… »
Si les données officielles manquent, les témoignages affluent. En voici encore un, pas n’importe lequel : celui de l’arrière-petit-fils de Victor Demange, fondateur du Metzer Freies Journal, devenu Républicain Lorrain en 1936. Son descendant a lui aussi claqué la porte : il a donné sa démission en 2020, après vingt ans de bons et loyaux services. Avant de partir, ce grand-reporter a tenu à s’adresser à l’ensemble de ses confrères.
 « J’avais accepté de voir s’effondrer le niveau d’exigence, écrit-il dans un dernier mail. J’avais même fait le deuil de toute ambition rédactionnelle. Mais le climat anxiogène au sein de l’entreprise, tous ces départs, toutes ces personnes fatiguées et démotivées dans le meilleur des cas, sinon malades, ont fini par me convaincre qu’il fallait partir. Pour le dire simplement, je ne supportais plus le management détestable qui abîme trop les personnes. »
* Les prénoms ont été modifiés
1 : Selon un article de La Lettre A paru en août 2021, « le groupe Ebra affirme avoir atteint l’équilibre depuis mars [2021], après des pertes de 15,1 millions d’euros en 2019 pour Le Républicain Lorrain, 6,6 millions d’euros pour Le Progrès et 5,1 millions d’euros pour L’Alsace. En 2020, la société éditrice de L’Est Républicain et de Vosges Matin a encore perdu 6,2 millions d’euros. »
2 : Les neuf journaux du groupe Ebra sont répartis en quatre pôles en fonction de leur situation géographique. Chaque pôle constitue une entité automne, composée d’un seul rédacteur en chef ainsi que de directions générales, financières et ressources humaines qui leur sont propres. Le pôle ERV rassemble les journaux situés sur les anciennes régions administratives de Lorraine et Franche-Comté : Est Républicain, Républicain Lorrain et Vosges Matin.
Silence au sommet des journaux de « LA banque à qui parler »… Sollicité par mail depuis le mois d’avril, Philippe Carli et Valérie Noël, respectivement directeur général et directrice des ressources humaines du pôle média de la banque coopérative, n’ont pas répondu au questionnaire d’une douzaine de pages que nous leur avons adressé un mois et demi avant la publication du premier volet de cette enquête.
Ce questionnaire a également été adressé à Christophe Mahieu, Sébastien Georges et Delphine Manzano, respectivement directeur général, rédacteur en chef et directrice des ressources humaines des trois titres lorrains et francs-comtois d’Ebra, ainsi qu’à Alexandre Poplavsky, rédacteur en chef adjoint du Républicain Lorrain, qui fut également directeur départemental de Vosges Matin entre 2018 et 2021.
Blast n’a pas reçu la moindre réponse de leur part, hormis quelques lignes rédigées par Christophe Mahieu pour nous signifier son refus de donner suite à nos sollicitations.

Dans l’empire médiatique du Crédit Mutuel [1/5] : Ebra, pour en finir avec le journalisme
Crédits photo/illustration en haut de page :
Philippine Dé Jardin
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