01/12/2022

À rebours des platitudes selon lesquelles l’Union européenne aurait été fondée sur des idéaux de « paix et de prospérité », Michael Wilkinson, théoricien du droit à la London School of economics, livre un ouvrage fondamental sur les stratagèmes développés dans l’après-guerre pour contenir les peuples et assurer un ordre de fer sous couvert de neutralité et de démocratie. Centré sur la façon dont le libéralisme autoritaire a été le véritable moteur de cette intégration, depuis la République de Weimar jusqu’aux diktats de l’actuelle BCE, le livre n’est pas encore traduit en français. Le site de QG vous en propose en avant-première la recension approfondie tant il entre en résonance avec le climat actuel de déliquescence de l’UE, aboutissement d’un programme de cadenassage de la souveraineté populaire et de dépolitisation de l’économie datant de la Guerre froide
Le processus d’intégration européenne a-t-il été guidé par une conception pour le moins ambiguë de la démocratie? C’est ce que suggère, avec une profondeur historique très appréciable, l’ouvrage récent de Michael Wilkinson, Authoritarian Liberalism and the Transformation of Modern Europe (Oxford University Press, 2021), non encore traduit en français. Théoricien du droit à la London School of Economics, Wilkinson part des fondations théoriques du concept de « libéralisme autoritaire » afin d’asseoir sa troublante démonstration, depuis le crépuscule de la République de Weimar, jusqu’au retour de bâton austéritaire qui a suivi la crise de la zone euro.  
Intégration européenne et libéralisme autoritaire : la loi au service de l’économie
À le lire, l’Europe politique s’est bâtie en réaction à une peur de la démocratie qui remonte à l’entre-deux guerres, lorsque les luttes sociales et industrielles ont commencé à se structurer grâce à des syndicats, des partis, des intellectuels organiques et des travailleurs de plus en plus conscients des rapports de force auxquels ils avaient à faire face. Identifié après la ratification du traité de Maastricht en 1992, le fameux « déficit démocratique » ne serait ainsi pas un symptôme récent, mais témoignerait d’un mal bien plus ancien et intrinsèque à la construction européenne. En traçant les origines des logiques néolibérales à l’œuvre avant et après Maastricht jusqu’à la crise de la zone euro, Wilkinson met en perspective la montée en puissance d’une caste juridique dont la volonté de transformer le citoyen en consommateur a entraîné l’éclipse progressive des libertés politiques. Manifeste au cours de la « crise des dettes souveraines », ce tournant autoritaire témoigne de la permanence d’un phénomène inscrit dans le temps long. S’inspirant du juriste et philosophe social-démocrate Herman Heller, Wilkinson parle de « libéralisme autoritaire« , une philosophie sociale qui met en exergue la tension dite « matérielle » entre capitalisme et démocratie.
Élaboré dans l’entre-deux guerres par des penseurs conservateurs comme socialistes, le concept de « constitution matérielle » exprime l’idée que les constitutions ne sont pas seulement un ensemble de normes abstraites. Les textes constituants ont en effet une consistance matérielle qui est liée à l’ensemble des activités et des principes qu’ils prescrivent ou proscrivent. C’est cette matérialité qui motivera les nombreuses luttes autour de l’enjeu du pouvoir constituant (révolutions, conflits sociaux ou identitaires, combats anti-impérialistes). Elle animera les combats liés à la formalisation juridique de pratiques et de principes ayant trait à la distribution des ressources matérielles ou à la reconnaissance d’identités politiques souveraines. La performativité d’une constitution dépend de la plausibilité de ses affirmations d’unité politique, de la robustesse des institutions qu’elle garantit, et de la désirabilité des objectifs politiques qu’elle entend servir. La constitution dessine donc un cadre pour l’organisation du débat politique, mais fixe également les conditions dans lesquelles la production et l’accumulation capitaliste se déroulent. Pour reprendre une expression chère à Fernand Braudel, les constitutions définissent les « limites du possible ».
Pour prévenir l’irruption des masses dans l’espace public et leur refuser le contrôle des moyens de production, le projet réactionnaire déployé sur le continent européen a associé la souveraineté à la « constitution » plutôt qu’au « peuple ». Dans ce nouvel imaginaire, le respect des valeurs constitutionnelles est garanti par des autorités « indépendantes », prétendument insensibles aux sirènes de la conjoncture. Pour Wilkinson, le processus de « constitutionnalisation » qui a guidé la construction européenne a ainsi sévèrement empiété sur le pouvoir constituant du peuple. Son cortège de transformations parfois drastiques (création de l’Union Économique et Monétaire après le Traité de Maastricht) a effectivement coupé de nombreuses prérogatives souveraines (comme le pouvoir de création monétaire) du pouvoir constituant populaire. En conséquence, les pouvoirs de l’État sont contraints non par le peuple, mais par des institutions technocratiques attachées à l’extension de la logique de marché à des activités sociales toujours plus nombreuses. 
L’entre-deux guerres : les origines du libéralisme autoritaire
De manière originale, Wilkinson fait remonter les racines autoritaires de la construction européenne non pas à Maastricht, mais à la République de Weimar. L’Europe de l’entre-deux guerres connut une succession de crises liées aux conséquences délétères du Traité de Versailles et à l’échec de la Société des Nations, avec comme point culminant la Grande Dépression et l’abandon de l’étalon or. Cependant, « la longue marche des masses sur l’estrade de l’Histoire » s’est poursuivie sur le continent, enhardie par l’extension du suffrage universel masculin. La poussée social-démocrate, permise par des institutions plus inclusives, mettait en danger non seulement l’organisation capitaliste globale, qui reposait largement sur l’impérialisme, mais également l’ordre bourgeois et l’organisation politique et sociale des pays européens. Puisant dans le lexique gramscien, Wilkinson parle d’un « interrègne » au cours duquel la fragilisation hégémonique de la classe dominante entraînât un recours plus fréquent à la coercition.
En Allemagne, le « libéralisme autoritaire » fut une doctrine mise en œuvre au début des années 1930 pour tenter de sauver un système chancelant. Dans un contexte de « crise organique », les libéraux eurent recours à des stratégies plus rigides, tandis que des fractions paramilitaires de la classe dirigeante multipliaient leurs attaques contre les parlementaires. La restructuration constitutionnelle qu’ils orchestrèrent fit la part belle aux élites militaires vieillissantes, à la bureaucratie et aux grandes entreprises. L’idée selon laquelle l’État libéral était « neutre » apparaissait comme une supercherie : insensible aux inégalités socio-économiques, il était contrôlé par une classe qui légiférait par décrets et œuvrait à la dépolitisation des conflits sociaux menaçant les intérêts capitalistes. Ce libéralisme outrancier était intolérant à la dissension, méfiant à l’égard du parlementarisme, viscéralement anti-marxiste et craintif face à la démocratie de masse. Tolérée par les sociaux-démocrates, la cure d’austérité imposée par ce régime provoqua la déflation, et la marginalisation du parlement encouragea le recours à la violence. Dans ce contexte d’état d’urgence et de pouvoirs d’exception, les Nazis se présentèrent en recours, précipitant l’effondrement de la démocratie libérale.
Dans la logique libérale autoritaire, l’activité économique ne saurait faire l’objet de délibérations démocratiques. En établissant une séparation stricte entre la sphère économique et la sphère politique, le libéralisme autoritaire subordonne la souveraineté démocratique à l’économie. Le développement de cette doctrine doit beaucoup au théoricien et juriste Carl Schmitt, qui préconisait en 1932 le recours à un État fort pour « assainir » l’économie. Pour dépolitiser celle-ci et construire l’ordre de marché, il s’agissait de naturaliser les inégalités et de valoriser la concurrence, la propriété privée et les valeurs de marché. Pour Hermann Heller, la concentration du pouvoir exécutif et l’érosion de la démocratie parlementaire étaient le signe d’une dérive « libérale autoritaire ». Wilkinson suggère que ce retour de bâton peut se comprendre à l’aune du « double-mouvement » identifié par l’économiste Karl Polanyi. Réagissant à la marchandisation forcée de la terre, du travail et de la monnaie exacerbée par le « laissez-faire » du 19ème siècle, les masses s’insurgent de manière spontanée pour tenter de « ré-encastrer » l’économie dans la société. À défaut de politiques favorables aux travailleurs, certaines interventions politiques profitent du désarroi pour renforcer l’ordre de marché par des moyens autoritaires, au prix de la corrosion des institutions démocratiques et de la destruction de la cohésion sociale. Ceci forma le terreau du fascisme, la solution des classes dirigeantes la plus à même de contrecarrer la politisation des classes laborieuses et la montée du socialisme révolutionnaire et réformiste, en Allemagne comme en Italie.
L’Allemagne des années 1930 fut également le berceau d’une autre tradition de pensée essentielle à la compréhension de l’intégration européenne : l’ordolibéralisme de l’École de Fribourg, dominée par l’économiste Walter Eucken. Les ordolibéraux partagent avec Schmitt un anticommunisme féroce, une méfiance des masses et l’obsession pour l’ordre et pour un État fort. Contrairement à Schmitt, ils pensent que le libéralisme économique peut être régulé par le droit constitutionnel et par des institutions robustes en charge d’appliquer des lois préalablement définies par des experts, garantissant la stabilité économique et monétaire. Plutôt que le recours à un César, c’est le recours au droit qu’ils préconisent, puisqu’il permet de contourner et contrôler le parlement, plus susceptible de céder aux pressions populaires. La « constitution économique » qu’ils proposent pour réguler la vie économique de la nation supprime ainsi de nombreux leviers démocratiques. Parce qu’elle valorise l’expertise, le raisonnement scientifique et la jurisprudence, leur méthode paraît cependant plus « douce ». 
Wilkinson rappelle judicieusement que la recherche d’une alternative au laissez-faire et au socialisme trouve également sa source en France, dans les écrits de Jacques Rueff et de Louis Rougier, qui organisa le colloque Lippmann à Paris en 1938, la première rencontre internationale dédiée à la recherche de cette « troisième voie » néolibérale, brillamment analysée par François Denord, notamment dans son livre, « Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique » (2007), et par Serge Audier dans « Néo-libéralisme(s) » (2012). Malgré leurs désaccords, les participants partageaient un objectif : construire un libéralisme économique rénové, protégé des vicissitudes démocratiques et parlementaires et de l’influence néfaste des cartels et monopoles, sans pour autant se résoudre à l’autoritarisme ou à la dictature. Ces principes furent en large partie adoptés par les chrétiens-démocrates allemands au sortir de la guerre, sous l’impulsion notamment du chancelier Ludwig Erhard.
Un autoritarisme « doux » : l’intégration européenne de l’après-guerre
Au-delà des platitudes selon lesquelles l’intégration européenne serait fondée sur des idéaux de « paix et de prospérité », Wilkinson estime que les stratagèmes constitutionnels développés dans l’après-guerre témoignent d’un imaginaire réactionnaire. Dans ce contexte de guerre froide, d’hégémonie américaine et de Plan Marshall, il décrit une diminution de la souveraineté populaire, une dépolitisation croissante de l’économie et une déradicalisation du combat politique. Les Traités de Paris (1951) et de Rome (1957), qui fondèrent respectivement la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier et la Communauté Économique Européenne (CEE), firent émerger un autoritarisme « doux », ou « passif », qui consacra une hiérarchie du pouvoir fondée sur le droit et l’expertise, des qualités implicitement associées aux élites plutôt qu’aux peuples.
Le mythe justifiant cet agencement est celui de l’arrivée au pouvoir des Nazis par le biais d’une transition démocratique, et non par l’entremise du libéralisme autoritaire, dont le recours fut, comme on l’a vu, motivé par la crainte du socialisme. Les tenants de la tradition ordolibérale – loin d’être monolithique, comme le rappelle Wilkinson – fustigeaient notamment un excès de politisation et la faiblesse de l’ordre constitutionnel pour expliquer l’abîme dans lequel la démocratie libérale de l’entre-deux guerre s’était engouffrée. Sensibles à ce discours de méfiance envers les masses, les élites des six États fondateurs usèrent de moyens technocratiques et juridiques pour transformer les relations entre État et société, et isoler la politique de l’économie. Sans que cela ne fasse l’objet de débats, la concurrence « libre et non faussée » fut érigée comme principe régulateur du marché commun, au sein duquel droits de douane, quotas et subventions furent progressivement abolis pour garantir la libre circulation de tous les facteurs de production. 
Dans de nombreux pays, cette déradicalisation s’est traduite idéologiquement par la marginalisation du marxisme au sein des partis sociaux-démocrates et la dilution des identités de classe. Inscrites dans le droit, ces mutations favorisèrent l’hégémonie de partis centristes sur le modèle de la démocratie chrétienne. Wilkinson rappelle par exemple comment la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe (une institution « indépendante ») interdit le Parti Communiste d’Allemagne en 1956, sous prétexte qu’il cherchait à « saper ou abolir » l’ordre libéral-démocratique. Parallèlement, le déclin continu du parlementarisme au profit des pouvoirs administratif et exécutif a progressivement restreint la souveraineté populaire. Dans cette phase de reconstruction, la démobilisation, le déclin du parlementarisme et le constitutionalisme supranational ont tenu les débats démocratiques toujours plus hors de portée des citoyens. 
Devenue essentiellement technique, la prise de décision assoit le principe selon lequel la liberté économique prime sur la liberté politique. Loin de reposer sur le « laissez-faire » ou sur un supposé « ordre spontané », l’Europe de l’après-guerre s’appuie sur des institutions fortes et des règles intangibles, constitutionnalisées par la Cour Européenne de Justice (CEJ) afin de « protéger » l’économie de la menace de forces publiques (démocratiques) comme privées (monopolistiques). Dans ce système, la loi est au service de l’économie politique. La constitution protège le libre marché ainsi que le mécanisme des prix. Malgré les apparences, la CEE n’était pas véritablement une fédération : des divergences de taille persistaient entre États. Le pouvoir militaire, les politiques sociales et fiscales restaient des prérogatives nationales. Dès ses origines, la construction européenne a néanmoins réorganisé les relations interétatiques sur le continent en créant les conditions d’un « interventionnisme libéral », dans un contexte d’influence américaine, de déséquilibres géopolitiques et de peurs suscitées par le retour d’une Allemagne dominante.
Davantage qu’une application littérale des principes ordolibéraux, l’après-guerre fut une période de relatif compromis entre classes : la concurrence et la stabilité monétaire étaient garanties, et l’État tentait en retour de modérer les inégalités. Plutôt qu’un triomphe de la social-démocratie, il faut y voir l’œuvre d’un certain catholicisme social, en partie inspiré de la démocratie chrétienne allemande. Contrairement au libéralisme d’avant-guerre, celui-ci était « encastré », pour reprendre le terme de John Ruggie, paraphrasant Polanyi. La poursuite du libre-échange à l’international était compensée par des mesures sociales au niveau national, un arrangement facilité par une circulation des capitaux encore limitée. Servies par la rivalité entre grandes puissances, la conquête de droits fondamentaux et la prospérité économique ne signalaient en aucun cas une capitulation des forces capitalistes. Les années 1970, et leur succession de crises, viendront éroder ce contrat social. La répudiation du keynésianisme ne s’est pas faite en un jour, mais elle a pu compter sur le soutien actif de partis « eurocommunistes » qui, de façon parfois spectaculaire comme en Italie, devinrent soudainement enthousiaste vis-à-vis de l’intégration européenne comme de l’OTAN.
Les contradictions de Maastricht
Étape charnière de la construction européenne, la ratification du traité de Maastricht intervient dans un contexte d’énormes bouleversements géopolitiques (fin de la guerre froide) et sur fond d’un nouveau cosmopolitisme libéral (récit de la « fin de l’histoire » façon Fukuyama). S’ouvre pourtant une période d’intense anxiété, avec des obstacles politiques à l’unification dans de nombreux États-membres, des doutes sur la légitimité de l’union et des craintes liées à la réunification de l’Allemagne. Les contradictions de Maastricht s’expriment dans cette disjonction entre l’optimisme des élites (adeptes de la « troisième voie » comme Blair, Schröder ou Jospin) et des contre-mouvements qui portent un discours nouveau sur la souveraineté. Elles expliquent le « petit oui » français de 1992 et les retentissants « non » français et hollandais de 2005.
En renforçant la dynamique de constitutionnalisation, Maastricht entame une période de raidissement. La différentiation du politique et de l’économique est accentuée au niveau macro (séparation de l’État et de la monnaie, perte d’autonomie fiscale). La réunification transforme « l’hégémonie coopérative » franco-allemande et les relations entre États deviennent plus asymétriques. Grâce aux élargissements successifs, l’Allemagne gagne en influence en Europe centrale et réémerge en tant que puissance économique dominante. Les divergences deviennent notables entre pays exportateurs (Allemagne, Pays-Bas, Autriche) et les régimes mixtes reposant sur la demande (Italie, Espagne, Portugal, Grèce). Elles s’exacerberont avec l’introduction de la monnaie unique. À la manière d’Immanuel Wallerstein, le philosophe Étienne Balibar présentera l’Europe post-Maastricht comme un système de cercles concentriques, avec un centre de nations dominantes, une seconde zone de colonisation intérieure et une troisième zone de « capitalisme prédateur ». Ces profondes inégalités régionales, conjuguées à la libre circulation croissante des capitaux, vont réduire à néant la promesse d’une « Europe sociale ». 
Le discours habermassien cosmopolite et post-national entre alors en tension avec le retour en force du souverainisme. Divorcé de la réalité politique et sociale des pays membres, l’optimiste discours constitutionnel apparaît déconnecté des réalités matérielles du processus d’intégration. En témoigne le déclin progressif des partis traditionnels au profit de formations eurosceptiques au Royaume-Uni, en France, en Autriche ou en Italie. En retour, les tendances autoritaires se cristallisent dans l’Union Économique et Monétaire (UEM). Pour les français, l’UEM était un moyen de contenir l’hégémonie du Deutschemark, que la réunification allait renforcer. S’ils réussirent à persuader l’Allemagne d’adopter la monnaie unique, ce fut aux conditions fixées par celle-ci. La logique ordolibérale guida la création de la Banque Centrale Européenne (BCE) qui, sur le modèle de la Bundesbank, demeure indépendante du pouvoir politique. Les banquiers centraux eurent désormais la possibilité de contourner les parlements nationaux et d’introduire une contrainte extérieure sur les politiques nationales, accélérant la « dé-démocratisation » de l’économie. Là où le Traité de Rome avait créé une constitution micro-économique pour l’Europe (en garantissant la libre circulation des facteurs de production), Maastricht étend cette logique constitutionnelle à la sphère macro-économique (en dépolitisant la politique monétaire et, ce faisant, les politiques publiques nationales). 
À la différence de la Réserve Fédérale ou de la Banque d’Angleterre, le seul but de la BCE est de prévenir l’inflation, fidèle à la logique constitutionnelle de Maastricht qui érige la stabilité monétaire en objectif suprême. Ce but se voit justifié par un autre mythe tenace remontant à la République de Weimar : la croyance selon laquelle l’hyperinflation aurait précipité l’Allemagne dans les abysses, alors que la période précédant l’arrivée au pouvoir des Nazis était au contraire déflationniste. La création monétaire étant de facto interdite, les capacités fiscales des États-membres (leur capacité à dépenser et payer les dettes existantes) ne repose désormais plus que sur les marchés financiers. Constitutionnalisée à partir de l’Acte Unique Européen (1986), la libre circulation des capitaux rend tout régime ambitieux de taxation quasi-impossible. De même, le libre établissement des personnes dans l’espace communautaire, un principe protégé par la Cour européenne de Justice, limite considérablement la lutte contre l’évasion ou l’optimisation fiscales. 
L’UEM reste néanmoins une union monétaire sans union économique. Comme le souligne Wilkinson, l’euro demeure « une monnaie sans État », et les pays membres sont des « États sans monnaie ». En l’absence d’union fiscale et bancaire ou d’un mécanisme de supervision des marchés, l’union monétaire cachait des réalités très disparates, qui n’ont pas tardé à s’aggraver. Sur le modèle des lois Hartz allemandes, la compétitivité des pays exportateurs s’est construite par la modération salariale et les réformes du marché du travail. Dans les pays plus périphériques, la croissance a été portée par l’extension du crédit et la hausse du prix des actifs immobiliers. Dès les années 1970, l’économiste Nicholas Kaldor prédisait qu’une union monétaire sans union politique aurait toutes les chances de favoriser à terme la désintégration du marché commun. En dépit de ces divergences économiques manifestes, le panorama idéologique européen était dans les années 1990 d’une uniformité confondante, l’UEM permettant aux élites de veiller à la stabilité des prix et de fixer les limites de l’intervention étatique dans le cadre d’un marché devenu « unique ».
Tirant profit des difficultés des syndicats à s’organiser à l’échelle européenne, les chantres de la « troisième voie » installèrent l’idée que « démocratisation » était synonyme de « libéralisme », « constitutionalisme » et « modernisation ». Pour les ordolibéraux comme les sociaux-démocrates, l’heure était à la libre concurrence, à la liberté économique et aux droits individuels. La « constellation extrême-centriste » remplaça la lutte des classes par des discours moralisateurs sur l’inclusion et les identités culturelles (un legs direct de Mai 68), sur fond d’européanisme bon teint porté par une promesse Deloriste pas encore explicitement déçue. Grâce aux élargissements, la logique de marché a accru son emprise géographique vers l’Europe Centrale, avec des thérapies de choc brutales (privatisations, ouverture drastique aux capitaux étrangers, imposition minimale des entreprises) qui approfondirent les disparités régionales. Dans la Hongrie des années 1990, ces plans d’ajustement accrurent considérablement la pauvreté et les inégalités. Le ressentiment populaire, dormant jusque-là, ne s’exprimera pleinement qu’au cours des années 2000.
Crise de la zone euro et « semi-hégémonie » allemande
La situation se tend en 2005, avec les rejets français et hollandais du Traité Constitutionnel, dont les provisions (dépourvues de composantes sociales) seront transcrites dans le Traité de Lisbonne (2007). En l’absence de leviers pour contester la trajectoire des politiques européennes, la seule option restait de s’opposer à l’Europe elle-même. Dans l’intervalle, la crise de la zone euro va accélérer la concentration du pouvoir exécutif, un tournant coercitif qui ira jusqu’au remplacement des chefs d’État grec et italien par des technocrates. Le pouvoir était concentré au sein de la BCE et de l’Eurogroupe, eux-mêmes influencés par la chancelière Merkel et son ministre des finances Wolfgang Schäuble. Le libéralisme autoritaire s’était affermi, avec une Troïka imposant des conditionnalités drastiques à ses plans de sauvetage. L’objectif de ces réponses ad hoc à la crise financière et des mutations institutionnelles préconisées dans l’urgence était de sauvegarder la constitution matérielle de l’Europe, sa configuration géopolitique et ses objectifs de marché concurrentiel. Les pays les plus sévèrement touchés avaient récemment intégré l’UE et effectué les réformes de libéralisation les plus drastiques, ce qui provoqua son lot d’amertume. En Hongrie, la cure d’austérité imposée par l’UE et le FMI contribuera à propulser le Fidesz au pouvoir en 2010. 
Au cours de la « crise des dettes souveraines », la CDU comme le SPD allemands refuseront toute mutualisation des dettes pour des raisons constitutionnelles et de politique intérieure. Soucieuse d’éviter un « aléa moral », la BCE fera de même en vertu des provisions du traité de Maastricht. Cette absence de solidarité à l’échelle européenne explique le recours au FMI. En 2009, l’attention se porte sur la Grèce qui, d’après la logique ordolibérale de responsabilité individuelle, aurait manqué à ses devoirs de frugalité. La métaphore du foyer (« ne pas dépenser davantage qu’on ne perçoit ») et le stéréotype des sudistes dépensiers ont légitimé la spirale austéritaire en Grèce. On blâma l’excès supposé de dépense publique au lieu des crédits accordés à foison par les banques nordistes. La hausse des taux d’intérêt augmenta la charge de la dette et brisa la croissance. Ainsi, les citoyens portèrent le fardeau des inconséquences bancaires et de la finance dérégulée. Les plans de sauvetage de 2010 et 2012 et leur cortège de conditions (privatisations, coupes dans les services publics, réformes du marché du travail) ne tarderont pas à déclencher des rebellions, qui culmineront en 2015 avec un vibrant « OXI » (non) référendaire.
La démonstration de Wilkinson brille par sa description subtile de la puissance allemande, décrite comme « semi-hégémonique ». Malgré les difficultés de la réunification, l’économie allemande a prospéré après Maastricht, forte des excédents commerciaux liés à ses politiques de modération salariale et à sa forte dépendance vis-à-vis des économies émergentes. Sur le plan intérieur, précarité, inégalités et déficit d’investissements se faisaient pourtant sentir. Soutenue par les pays exportateurs (Pays-Bas, Finlande), l’Allemagne a tenté de forger un modèle de politique macroéconomique pour le reste des États-membres. Si elle a été suffisamment puissante pour imposer ses politiques dans les années 2010, elle n’a pas su résoudre les tensions structurelles de l’UE. Dépourvue d’autorité juridique propre, l’hégémonie allemande demeurait partielle, puisque cantonnée à l’économie. Surtout, son inflexibilité ne nourrissait pas l’adhésion de ses partenaires européens. Contrairement aux Etats-Unis à l’époque du Plan Marshall, l’Allemagne n’avait rien à offrir sur le long terme aux États-membres. Au lieu d’un leadership charismatique, elle proposait un « césarisme bureaucratique », pour reprendre le terme de Cédric Durand et Razmig Keucheyan. La domination allemande ne s’est pas exercée sur le terrain militaire ou géopolitique, mais par le biais de contraintes idéologiques et géoéconomiques. Au-delà du capitalisme rhénan, l’UE a surtout été le véhicule par lequel les élites des États-membres ont maintenu leur pouvoir, des liens élitaires transnationaux que Wilkinson pointe, mais aurait pu davantage expliciter signalons-le.
L’on pourrait rétorquer que les États ont volontairement décidé de s’en remettre à des autorités supranationales, qu’ils se sont eux-mêmes enferrés dans des normes et des structures qui outrepassaient leur souveraineté. Il n’est donc pas choquant, à ce titre, que la Cour Européenne de Justice soit désormais au sommet de la hiérarchie juridique communautaire. De plus, le droit de sortir de l’UE est garanti depuis 2007 par l’Article 50 du Traité de Lisbonne. Si un État conteste la suprématie juridique d’institutions telles que la BCE ou la CEJ, libre à lui de choisir la « sortie », en vertu d’une souveraineté toujours réelle. Cette rhétorique du consentement néglige l’aspect transformatif de l’intégration européenne (mutations des relations État-société, érosion de la souveraineté populaire et manque de légitimité démocratique). De même, si la sortie a été rendue possible, c’était pour signifier que la contestation, elle, ne l’était plus. Certes évoqué au moment du Brexit, l’Article 50 ne dit rien par ailleurs quant à la possibilité pour un État-membre de sortir de la zone euro.
La notion même de souveraineté a changé de sens. Dans la vision de Schmitt, la souveraineté est suspendue dans un contexte d’état d’urgence économique. Dans l’Europe d’après-crise, la souveraineté a été non seulement suspendue mais également érodée, comme l’a attesté le refus de reconnaître le résultat des élections et du référendum de 2015 en Grèce. L’idée d’un euro irréversible, une économie hyper financiarisée, l’ancrage de l’idéologie néolibérale et l’érosion de la souveraineté populaire ont réduit à néant l’autonomie de la sphère politique. L’Union Économique et monétaire a approfondi cette dépolitisation en y ajoutant le spectre de la « contrainte extérieure », introduit sous Giscard avec le système monétaire européen et amplifié après Maastricht. Comme l’a montré Mark Blyth, l’austérité fut l’arme maîtresse. Davantage qu’une théorie économique, il s’agit d’une stratégie politique visant à amplifier l’accumulation du capital par différents biais (consolidation fiscale, réduction de l’État social, réformes institutionnelles, liberté de circulation des capitaux, allègement de la fiscalité du secteur privé, réduction du coût du travail). Il s’agit d’une politique de classe promouvant les intérêts du capital aux dépens de ceux des travailleurs et des groupes sociaux vulnérables. En Grèce comme ailleurs, le symptôme (accélération de l’endettement public) a été traité comme une cause, ce qui a légitimé un processus d’accumulation par expropriation, pour reprendre le mot du géographe David Harvey : les dettes privées ont été transformées en dette publique. 
Les idées ordolibérales ont éclipsé avec succès le pouvoir constituant du peuple par « l’idéal » de liberté économique individuelle, qui demeure la source de l’ordre constitutionnel existant. L’impossibilité d’utiliser l’instrument monétaire a érigé la désinflation compétitive comme seule option valide, creusant les divergences macroéconomiques entre États de la zone euro. L’exemple grec, sur lequel Wilkinson revient longuement, a montré que le décret avait remplacé les engagements constitutionnels à respecter l’état de droit. Du point de vue rhétorique, ce raidissement s’est appuyé sur une diabolisation du « populisme », dont le seul but était de fustiger les promoteurs d’une Europe différente (pour rappel, Syriza était un parti anti-austérité, mais pro-européen). Le constat de Michael Wilkinson est dès lors sans appel : la crise de la zone euro a montré l’absence d’une opposition cohérente et transnationale au statu quo. Comme le rappelle Polanyi, l’austérité, l’érosion démocratique et la désagrégation sociale affaiblissent la capacité des sociétés à contrer la menace fasciste. Pour autant, même s’il n’a pas été possible (pour l’instant) de projeter une alternative attrayante à l’Union Européenne, l’histoire récente a eu le mérite d’exposer au vu et au su de tous la dimension profondément autoritaire du libéralisme économique.
Très dense, l’ouvrage de Michael Wilkinson offre l’une des analyses les plus complètes sur la force motrice de l’intégration européenne: à savoir la défense, quoi qu’il en coûte, du libéralisme économique. Même si Braudel n’est pas nommé, l’argumentation se démarque par son attention à la « longue durée » des phénomènes observés, et par la minutie avec laquelle les dimensions juridiques du libéralisme autoritaire sont appréhendées. À ce titre, l’ouvrage de Wilkinson offre un robuste pendant juridique à un phénomène déjà analysé sous l’angle philosophique par Grégoire Chamayou, d’abord à travers le prisme de la « société ingouvernable », et plus récemment à la faveur d’un recueil de textes commentés d’Hermann Heller et de Carl Schmitt. Bien qu’exigeante, la démonstration reste accessible à quiconque nourrit un intérêt pour les sciences sociales au sens large : c’est également en ce sens que la contribution de Wilkinson à l’étude du constitutionalisme économique est tout à fait remarquable. Pour aller plus loin dans la compréhension de ce phénomène, et en attendant une traduction française du livre de Michael Wilkinson qui serait fort bienvenue, on pourra explorer l’ouvrage collectif bilingue sur l’idée de constitution économique en Europe, coordonné par les juristes Guillaume Grégoire et Xavier Miny, tout récemment publié et disponible en libre accès. 
Thibault Biscahie 
Docteur en science politique de l’Université York (Toronto), il collabore régulièrement au site QG
Ouvrage ici recensé: Michael Wilkinson, Authoritarian Liberalism and the Transformation of Modern Europe (Oxford University Press, 2021), pas encore traduit en français
Photo en une : Alex Guibord

Alors que la France connaît une explosion des prix à la pompe et une inflation qui monte en flèche, l’économiste Jonathan Marie a répondu aux questions de QG. Trop forte dépendance de notre activité aux importations, revenus du travail cloués au sol, la situation est extrêmement difficile. Si la Banque centrale européenne décidait de remonter ses taux directeurs, tout pourrait bientôt s’enflammer. Interview par Jonathan Baudoin

Le 1er janvier 2002, il y a tout jute 20 ans, l’euro entrait en circulation. Aujourd’hui, après un bilan globalement catastrophique pour les travailleurs français et ceux des pays du sud, personne n’évoque cette question dans les débats de la présidentielle. Peur d’éloigner l’électeur, sentiment d’impuissance, cécité totale? L’économiste Frédéric Farah dresse le bilan de vingt ans de mensonges, d’aveuglement et d’occasions ratées. Une interview puissante à retrouver sur QG

Alors que l’inflation atteint des taux records depuis la mise en circulation de l’euro en 2000, pénalisant lourdement les classes moyennes et populaires, tandis que les propriétaires de portefeuilles financiers ont vu, eux, leurs actifs gonflés à l’hélium monétaire, les banques centrales se retrouvent face à des choix cruciaux pour l’avenir du monde. L’ex-trader Anice Lajnef analyse la situation pour QG
« le projet réactionnaire déployé sur le continent européen a associé la souveraineté à la « constitution » plutôt qu’au « peuple ». »
Cette phrase montre toute l’ambiguïté de la construction européenne, car en fait il aurait fallu écrire peuple au pluriel, peuples, et non au singulier. Le problème de fond de la construction européenne est justement qu’il n’y a pas de peuple européen, il y a des peuples européens. Ils partagent depuis l’exclusion de la Russie, l’ouest et le centre de ce bout de terre, ce continent appelé Europe. Ils ont des relations plus ou moins proches entre eux en fonction de l’histoire, de la langue, de la religion, du climat…
On peut donc comprendre que face à cette réalité le « projet » ne pouvait justement s’appuyer sur un peuple qui n’existe pas. Si le projet eut été de constitué un peuple européen, on peut dire qu’en fait le projet eut été de faire une deuxième Etats-Unis d’Amérique, un Etats-Unis d’Europe qui sans doute aurait fusionner avec la première à un point de l’histoire. Il aurait fallu alors imposer une langue commune (l’anglais ?), des valeurs communes (le projet LGBTQ+ ?), et un cadre institutionnel et légal central à mon avis. Mais il semble que le projet maintenant qu’il est bien avancé soit plutôt globaliste et mondial subordonné aux USA et non dans une relation paritaire. Une réalité qui n’est pas qu’européenne mais mondiale. Or je pense que l’on ne peut comprendre l’UE si on ne comprend pas en réalité qu’elle est au service de l’impérialisme américain et du projet globaliste dont Macron est pour ainsi dire l’enfant prodigue.
« l’UE a surtout été le véhicule par lequel les élites des États-membres ont maintenu leur pouvoir, » je suis bien d’accord et en réalité il est peut-être là le vrai peuple, le peuple c’est cette élite. Cette élite mondiale, ces jetsetteurs qui se réunissent à Davos, ces gens dont la patrie est l’argent.
Pas très facile cet article : les références nombreuses et quelques implicites opacifient un peu le sens.
Néanmoins, la question de la mondialisation me semble posée, et on ne peut s’empêcher, en écho à cette notion évoquée de « libéralisme autoritaire », de faire le parallèle entre « gestion d’une entreprise » et « gestion d’une nation », et même, par extension « gestion du monde ».
Cet obscur tropisme qui se révèle, est, en fait, un vieux serpent de mer qui taraude tout chef d’entreprise dans son inconscient marxien (et non pas marxiste) : il y a quelques dizaines d’années, le patron de l’entreprise « Majorette » s’était présenté aux élections présidentielles françaises avec comme programme de « Gérer la France comme une Entreprise ». Effectivement, dans l’entreprise ordinaire, le pouvoir est un pouvoir autoritaire par nature et par définition. Certes il peut y avoir du dialogue dit social (avec la CFDT), mais en final, l’arbitrage est toujours celui du chef d’entreprise, au motif que c’est lui qui a « pris le risque » d’investir son capital dans cette affaire (les fruits appartiennent au propriétaire de l’arbre, pas au jardinier). Par contrat (de travail), le salarié est subordonné à la direction en matière d’organisation, de définition des postes, d’objectifs, de rémunération…
Tout naturellement, les chefs d’entreprises et les financiers considèrent que cette « autorité » centrale de régulation et de commandement est naturelle, va de soi : c’est une nécessité pour atteindre une finalité quelle qu’elle soit !
Et donc, nous y arrivons : pour que le monde soit productif de façon pérenne et … soit profitable à la classe des possédants, il est nécessaire de gigogniser (poupées russes) l’entreprise ordinaire, dans une superstructure nationale plus vaste mais de même nature : l’Entreprise France. Puis de gigogniser cette dernière dans une supersuperstructure encore plus vaste : l’Entreprise Monde. Cette dernière poupée russe est pour l’instant une poupée américaine. Le principe de l’autoritarisme demeure cependant le cœur du dispositif : c’est la condition. Les nazis l’avaient compris avant tout le monde : l’Etat doit être « réduit » à une fonction de management uniquement (nécessairement autoritaire, sinon ça ne marche pas) confiée aux possédants des structures autoritaires locales (les Entreprises ordinaires : l’Etat ne possède rien sinon l’autorité ; le Capital est possédé localement et individuellement par les dirigeants d’entreprises qui détiennent collectivement, par délégation, l’autorité de l’Etat : en gros, c’est la dictature du Capital).
L’Amérique a véritablement adoré ce principe : en 1944, elle a débarqué ses troupes en Normandie pour aller à Berlin récupérer tous les dignitaires nazis susceptibles de les éclairer sur cette nouvelle méthode de gestion très innovante, très sexy. Nous connaissons la suite ; nous y sommes presque !
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