Interviewé par S. Es-Siari |
Avec la crise et face à l’analyse de la riposte marocaine, le mandat dual de Bank-Al-Maghrib est plus que jamais au cœur de l’actualité. La question se pose d’autant plus que l’inflation a évolué au cours des dernières années dans des territoires très proches de zéro. Autrement dit l’inflation n’est plus le 1er « ennemi » de la Banque Centrale. D’aucuns vont même jusqu’à considérer que l’esprit originel de la création de la banque centrale marocaine a été oublié au fil de l’eau et pas simplement à l’orée du phénomène de libéralisation, de décloisonnement des activités financières et bancaires. Le point avec l’économiste et spécialiste en politique de change Omar Bakkou.
EcoActu.ma : Depuis la genèse de la crise sanitaire, le débat sur l’indépendance de la banque centrale a refait surface au Maroc d’une manière un peu trop persistante. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Omar Bakkou : Je pense qu’on ne peut pas parler d’un débat au vrai sens du terme, mais plutôt d’un léger mouvement de protestation à l’égard du modèle de « gouvernance monétaire » adopté par le Maroc, modèle qualifié par les tenants de ce mouvement « d’orthodoxe », et ce, au regard de deux principaux jugements de valeur intimement liés.
Le premier est le caractère « relativement restrictif » de la politique monétaire adoptée par le Maroc : le volume des moyens de paiement mis à la disposition de l’économie par la banque centrale est jugé en deçà du niveau nécessaire pour insuffler une forte impulsion à la croissance économique et son corollaire l’emploi.
S’agissant du second, il réside dans le cadre surdimensionné du régime institutionnel adopté en matière de pilotage de la politique monétaire, régime fondé sur l’indépendance institutionnelle de Bank Al Maghrib à l’égard du gouvernement. Cette indépendance est considérée comme la principale cause de cette « politique rigide », du fait que cette institution est présumée adopter une stratégie qui vise principalement la maîtrise du taux d’inflation.
A votre avis, ce débat est-il fondé sur de bons arguments ?
Dans une société démocratique, tout débat de quelque nature que ce soit peut contribuer à l’amélioration de la réalité sur laquelle il porte, mais à une condition : il faudrait que le débat en question utilise de « la bonne théorie », c’est-à-dire des instruments analytiques pertinents. Dans le cas d’espèce, je pense que les lunettes à travers lesquelles on regarde la politique monétaire en vigueur au Maroc sont souvent des « des lunettes d’hier » et « des lunettes d’ailleurs ».
Lunettes d’hier, expliquez-nous cela ?
J’entends par cela qu’on continue de se référer au modèle de politique monétaire adopté au Maroc (et presque dans tous les pays du monde) avant la mise en place du programme d’ajustement structurel.
Ce modèle consistait en un système dans lequel l’Etat procédait au financement de l’économie essentiellement à travers la monnaie : les liquidités étaient mises à la disposition des banques par la banque centrale à des taux d’intérêts très bas (et même négatifs : les taux d’intérêt débiteurs se sont établis à -11% en 1974, -4,6% en 1977, -2,6% en 1981) en contrepartie de titres représentatifs de crédits accordés par ces banques au secteur public et à des secteurs privilégiés par l’Etat (politique des emplois obligatoires ) .
Ce système de domination de la politique monétaire sur celle financière se fondait sur la logique suivante : étant donné que le potentiel de développement de l’épargne privée était faible (en raison de la forte présence du secteur public dans l’économie et de la modicité du niveau des revenus liée au faible développement de l’économie à l’époque), il était jugé plus approprié de financer une bonne partie des investissements à travers une épargne artificielle coproduite par les banques commerciales et la banque centrale.
Cette stratégie s’est avérée avec le temps contreproductive, au regard de ses impacts pernicieux sur le système financier, impacts conceptualisés par Ronald Mckinon par l’expression « système de répression financière » : répression de l’épargne à travers le « dumping monétaire » (politique de bas taux d’intérêt pratiquée par la banque centrale ) et répression des investissements, à travers l’exclusion d’une partie importante de la demande de financement, en particulier les investissements des PME et des grandes entreprises ne satisfaisant pas aux critères d’industrialisation définis par l’Etat.
Ces impacts ont conduit les autorités à abandonner ce modèle de répression financière fondé sur le financement de l’économie à travers une « épargne artificielle », en faveur d’un modèle de libéralisation financière dans lequel le financement de l’économie sera appelé à être assuré par une « épargne effective ».
Ce nouveau modèle se fonde sur la logique séquentielle suivante : le développement économique requiert le développement de l’investissement ; le développement de l’investissement exige de son côté l’accroissement de l’épargne à long terme ; l’accroissement de l’épargne nécessite une bonne rémunération de cette épargne en termes réel ce qui exige la compression de l’inflation.
Si on comprend bien votre analyse, c’est ce modèle de libéralisation financière qui a contraint la politique monétaire à changer de fusil d’épaule ?
Effectivement , la logique de fonctionnement du modèle de libéralisation financière impose une séparation entre le marché monétaire (compartiment du court terme du marché des capitaux et lieu d’exécution de la politique monétaire) et le marché financier (compartiment du moyen et long terme du marché des capitaux et lieu d’exécution de la politique financière). Cette séparation entre le marché monétaire et celui financier s’est traduite par un changement profond au niveau des objectifs et des modalités de mise en œuvre de la politique monétaire.
En matière d’objectifs, ils se limitent désormais à l’évitement autant que possible de la survenance d’un niveau de taux d’inflation gênant pour le développement du marché financier : utilisation par la banque centrale des instruments à sa disposition (notamment le taux d’intérêt auquel elle accepte de fournir les liquidités aux banques, appelé taux directeur et les prélèvements forcés qu’elle peut opérer sur la liquidité des banques, appelés les réserves obligatoires ) dans l’objectif de contrer tout mouvement de hausse des prix.
Quant aux modalités de mise en œuvre de la politique monétaire, l’une des principales modifications à relever a trait au sens de la prise d’initiative en matière d’impulsion de mouvement de hausse ou de baisse de liquidités : auparavant la banque centrale pouvait sous l’instigation du gouvernement initier un mouvement d’augmentation des liquidités, cela à travers le système des emplois obligatoires (qui consiste à octroyer des ressources monétaires aux banques à un coût préférentiel dans l’objectif de promouvoir des secteurs bien définis : portefeuille minimum d’effets représentatifs de crédits à moyen terme réescomptables , portefeuille minimum en bons de caisse CNCA, etc.).
Alors qu’aujourd’hui, les mouvements d’augmentation de liquidités émanent essentiellement des demandes de crédits initiées par les opérateurs économiques, les particuliers et l’Etat. Pour parler en langage savant, l’offre de monnaie était exogène dans l’ancien modèle, alors qu’elle est devenue endogène dans le nouveau modèle.
Vous comprenez à travers les développements précédents que les ressources monétaires nécessaires pour promouvoir la croissance économique doivent être piochées sur le marché financier et non pas sur le marché monétaire. Par conséquent, je considère que le débat devrait porter non pas sur la politique monétaire, mais plutôt sur la politique financière.
Cette dernière devrait faire l’objet d’une réforme profonde, car aujourd’hui il y a un véritable problème de canalisation de l’épargne vers les circuits de production au Maroc; la preuve en est les sursouscriptions constatées d’une manière récurrente à l’occasion des opérations d’introductions en bourse de nouvelles sociétés.
Quid des lunettes d’ailleurs ?
J’entends par « lunettes d’ailleurs » le fait d’apprécier la politique monétaire adoptée par Bank Al Maghrib à l’aune de celle menée par les banques centrales américaine et européenne.
En fait, Bank Al Maghrib ne peut pas adopter un degré d’aisance monétaire équivalent à celui de ces deux banques , pour une raison simple : le Dirham est une monnaie évidemment moins forte que les monnaies émises par lesdites banques, lesquelles monnaies bénéficient d’un statut international qui permet aux banques centrales émettrices desdites monnaies de s’affranchir de la contrainte externe (une bonne partie des paiements extérieurs s’effectue en dollars et en euros faisant que le risque de survenance d’une crise de change aux Etats-Unis et dans la zone euro est quasi-nul : le déficit de la balance des paiements peut toujours être financé par pure création monétaire par les banques centrales américaine et européenne).
Alors qu’au Maroc, cette politique bute sur une contrainte majeure qui réside dans le niveau des avoirs de réserve : chaque nouveau dirham mis dans le circuit économique se convertit à concurrence d’environ 40% en devises , faisant ainsi qu’une politique d’aisance monétaire doit tenir compte du risque d’une crise de change.
Donc si on suit votre raisonnement, la politique monétaire telle qu’elle est menée actuellement au Maroc vise la promotion de la croissance économique indirectement à travers le développement de l’épargne. Pourtant, cela ne ressort pas clairement à la lecture de la loi portant statut de BAM qui stipule clairement que l’objectif de cette institution est de maintenir la stabilité des prix. Que diriez-vous de cela ?
L’objectif de stabilité des prix signifie de contrer les mouvements de hausse des prix (qui dépassent un certain seuil déterminé : la banque centrale ne vise pas un objectif d’inflation zéro) mais également ceux de baisse des prix, c’est-à-dire la déflation. Donc, l’objectif de croissance économique figure implicitement dans cette disposition.
Il faudrait ajouter à cela que la loi portant statut de Bank Al Maghrib (BAM) ne ferme pas la porte d’une manière définitive aux possibilités de recours à une politique d’aisance monétaire. En effet, cette loi prévoit la possibilité du financement par BAM du déficit budgétaire dans des circonstances exceptionnelles, en l’occurrence lorsque l’Etat ne peut plus financer son déficit budgétaire primaire sur le marché financier national et international.
Pourtant, plusieurs économistes qualifient cet objectif de maitrise de la hausse des prix affiché par BAM de trop « précautionniste » ; ils considèrent en effet qu’une inflation modérée ne ferait pas trop de mal. Etes-vous de cet avis ?
A mon avis, l’objectif de maintien de la stabilité des prix ne peut pas être qualifié de trop « précautionniste », car le recours à une politique d’aisance monétaire recouvre deux inconvénients majeurs.
Un premier d’ordre moral : quand l’Etat met en circulation un volume de moyens de paiements surdimensionné par rapport aux perspectives d’évolution de la production nationale, cela réduit la valeur de la monnaie ancienne détenue par les agents économiques. Cette réduction est perçue, lorsqu’elle devient durable, comme un acte de confiscation de la richesse des citoyens , laquelle confiscation porte atteinte à la confiance de ces citoyens dans leurs Etats.
Un deuxième inconvénient d’ordre économique qui réside dans le fait qu’il est difficile de prévoir avec précision le «cut off point de l’inflation », c’est-à-dire le point limite entre une hausse des prix modérée et prévisible ( plus ou moins gérable par l’Etat et la collectivité à l’aide de mécanismes, tels l’ indexation des salaires sur le taux d’inflation, l’augmentation des taux d’intérêt nominaux à concurrence du taux d’inflation anticipé, etc.) et une hausse des prix incontrôlable , et partant, imprévisible. Cette dernière catégorie d’inflation produit des effets « métastatiques » menaçants même pour le devenir d’un pays. Keynes disait à juste titre que l’importance de la monnaie découle essentiellement du fait qu’elle constitue un lien entre le présent et l’avenir.
Comment ? Oui , l’inflation emprunte une trajectoire similaire à celle d’un cancer virulent, cela pour trois principales raisons séquentielles. La première est liée à un fait amplement documenté (quoi que peu compris), c’est que lorsque l’inflation dépasse un certain seuil, son taux de progression devient très variable et exponentielle (tel l’épisode d’inflation en Bolivie où le taux a progressé en une année, 1985, de 38.000% ). La deuxième est que cette évolution souvent exponentielle plonge l’économie dans une spirale d’effets néfastes, lesquels effets engendrent un dysfonctionnement total de la machine économique. La troisième est que ces effets laissent des séquelles durables, et ce, même après sa disparition.
Endommagement de la machine économique ! pouvez-vous nous expliquer cela d’avantage ?
Effectivement, lorsque les prix se mettent à augmenter rapidement et lorsque cette augmentation est perçue comme étant irréversible, cela endommage fortement les fonctions essentielles du corps économique, à savoir l’épargne, la consommation, l’investissement et la répartition des revenus.
En effet, l’épargne notamment celle à long terme en monnaie nationale disparaît en raison de l’absence de visibilité quant à la valeur réelle du revenu (la quantité de biens et services qu’il permet d’acheter) qui sera dégagé à travers le placement de cette épargne (dépôts bancaires, prêts, produits d’assurance vie, etc.).
S’agissant de l’investissement productif, c’est-à-dire celui qui génère une augmentation de la production réelle et du patrimoine de la collectivité (transports, équipements collectifs, etc.), il est fortement affecté : dans un environnement inflationniste, l’investissement est canalisé vers des projets spéculatifs ayant une rentabilité à courte échéance.
Pour ce qui est de la répartition des revenus, elle se trouve altérée, du fait que les titulaires de revenus fixes (rentes, pensions, loyers, intérêts obligataires, etc.) connaissent une chute de leurs moyens d’existence, laquelle chute porte atteinte à la sécurité et à la confiance des citoyens dans la crédibilité de l’Etat.
Quant à la consommation, elle est fortement perturbée par trois effets de l’inflation, à savoir l’inconfort lié aux augmentations permanentes des prix (On raconte qu’au cours de l’hyperinflation allemande, les clients des cafés avaient pris l’habitude de commander deux verres de bière à la fois , du fait que la dépréciation de la qualité du deuxième verre due à son réchauffement était inférieure à celle de l’argent resté dans le portefeuille des consommateurs ), la pénurie des produits liée aux comportements spéculatifs des commerçants ( on cache les produits dans la perspective de les vendre à un prix plus élevé) et la réduction du pouvoir d’achat des salaires qui tend constamment à s’abaisser en dépit de la résistance des syndicats ( sur les registres de l’histoire de l’hyperinflation enregistrée aux Etats-Unis durant la guerre de sécession , on note cette citation fort éloquente : nous avions l’habitude de faire les courses avec de l’argent dans nos poches et de revenir avec de la nourriture dans nos paniers. Maintenant, nous allons avec de l’argent dans nos paniers et revenons avec de la nourriture dans nos poches) .
Quid des séquelles des épisodes d ’hyperinflation ?
En effet, au bout du compte l’effet ultime de ce dérèglement de la machine économique engendrée par l’hyperinflation réside dans la « démonétisation de l’économie » : la monnaie nationale perd sa fonction essentielle de réserve de valeur et par conséquent celles subséquentes d’unité de compte et d’intermédiaire des échanges.
Cette démonétisation engendre une fuite devant la monnaie nationale en faveur de monnaies fortes : dollarisation de l’économie, c’est-à-dire utilisation de monnaies comme le dollar ou l’euro dans les différentes transactions commerciales et financières à l’intérieur du pays.
Cette dollarisation demeure souvent persistante même après l’éradication de l’inflation : un Etat qui a trop abusé de son monopole sur la monnaie aura souvent plus de mal à l’imposer par la suite. Ce phénomène est communément appelé « effets d’hystérésis », c’est-à-dire la persistance des conséquences d’un phénomène même lorsque les causes à l’origine de ce phénomène disparaissent.
Mais cette dollarisation suppose qu’il y a une offre de devises contre la monnaie nationale. Or, puisque les prix augmentent sans cesse et que la monnaie nationale ne joue plus ses rôles précités, qu’est ce qui pourrait motiver des personnes détenant des devises à demander la monnaie nationale ?
En fait, la monnaie nationale demeure tout de même désirée quoi qu’à un prix très faible (le taux de change se déprécie fortement), car la dollarisation n’est jamais totale : l’Etat par exemple continue de percevoir ses recettes fiscales en monnaie nationale. De même certaines catégories de détenteurs de devises auraient intérêt à les convertir en monnaie nationale, notamment pour des motifs de blanchiment. A titre d’exemple, la plupart des dollars du marché noir en Bolivie lors de l’hyperinflation ayant frappé ce pays provenait du trafic de cocaïne avec les Etats-Unis.
Vous dites que cette dollarisation laisse des séquelles. Cela signifie qu’elle est nocive. Pourriez-vous nous expliquer cela davantage ?
La dollarisation d’une économie affaiblit son « système immunitaire ». Cet affaiblissement la rend très vulnérable aux chocs générateurs par ailleurs de crises d’endettement et de change : les pays qui connaissent le plus souvent des crises de change ont tous en commun le fait qu’ils sont affectés par la dollarisation liée par ailleurs à leurs passés inflationnistes.
La chute vertigineuse de la livre turque enregistrée durant l’année 2021 est l’une des preuves récentes de cet état de fait. En effet, cette chute demeure liée, entre autres, à la dollarisation partielle de cette économie (plus de la moitié des dépôts bancaires des résidents sont libellés en devises) inhérente à son passé inflationniste : le taux d’inflation moyen s’est établi à 35% durant la période 1990-2020. Ce taux très élevé fait que la valeur externe de la monnaie nationale turque constitue un repère naturel pour les anticipations inflationnistes des agents privés. Cela a pour conséquence que les dépréciations du taux de change engendrent une sur-réaction de ces agents : aggravation de ces dépréciations sous l’effet de conversion massive de la monnaie nationale en devises, conversion liée à la défiance à l’égard de ladite monnaie.
Lire la seconde partie : [Entretien] Bank-Al-Maghrib : l’époque de son autonomie est-elle vraiment révolue ?
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