Camille Jourdan
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Depuis le 7 novembre dernier, la Gonette commence à remplir les poches des Lyonnais. Non, ce n’est pas la dernière drogue à la mode, mais une Monnaie Locale Complémentaire (MLC). Comme l’Eusko dans le Pays Basque, le Brixton Pound dans un quartier londonien, le Palmas au Brésil, on estime que plus de 5.000 monnaies locales, parallèles aux devises officielles, circulent dans le monde.
En France, elles sont déjà nombreuses: SoNantes, le Sol Violette à Toulouse, l’Heol à Brest, les Lucioles en Ardèche… Avec l’arrivée à Lyon dans cette économie alternative, une question apparaît: pourquoi Paris reste-t-elle à l’écart d’un phénomène qui s’étend un peu partout (même si beaucoup d’expériences n’aboutissent pas ou restent éphémères)?
«Beaucoup pensaient que Paris serait la première ville à adopter une monnaie locale», confie Nicolas Briet, l’un des fondateurs de la Gonette de Lyon. Ces «petites» monnaies, qui fleurissent un peu partout, veulent offrir une alternative à l’économie globale. Au lieu de payer en euro, un Toulousain par exemple, peut échanger ses pièces jaunes contre des Sols violettes, qu’il dépensera chez des commerçants, artisans, ou autres partenaires, qui ont adhéré à cette MLC. L’intérêt? Relancer l’économie locale, dans la mesure où les prestataires doivent répondre à un certain nombre de critères. Le premier: rester dans la production locale. Bien souvent, des notions d’économie sociale et solidaire –respect de l’environnement, de l’humain– font également partie des «chartes» fondatrices des monnaies locales. Avec son Sol violette, le consommateur se tourne alors plus facilement vers cette économie alternative, à laquelle il ne se serait peut-être pas intéressé spontanément.
Autre intérêt des MLC mis en valeur: redonner à la monnaie son rôle de moyen d’échange, puisque chaque MLC se déprécie généralement avec le temps, ce qui pousse le consommateur à la dépenser. Un rôle que les devises nationales ont perdu avec la montée de la finance: aujourd’hui, environ 97% des transactions monétaires se font sur les marchés financiers, et non pour échanger des biens et des services.

Une monnaie locale, dite également «citoyenne», aurait-elle sa place à Paris? Pour Brigitte Abel, membre de l’association La Pêche, la monnaie locale de Montreuil, il n’y a pas de doute: la Pêche a vocation à s’étendre à Paris. Mais pour le moment, les billets de cette MLC circulent surtout à Montreuil. Seuls trois commerçants sont prêts à les accepter intra-muros. Alors pourquoi Paris n’a pas encore son propre Stück, son Retz’l ou son Abeille? Une telle monnaie fonctionnerait-elle dans la capitale?
Le principe premier d’une monnaie locale, c’est qu’elle est… locale. Une évidence qui amène à un premier obstacle lorsque l’on parle de Paris: la ville, qui compte 2,2 millions d’habitants intra-muros et s’étend sur 105 km², serait-elle trop grande?
Si la boulangerie la plus proche où je peux dépenser des Gonettes est à 60 km, je ne vois pas forcément l’intérêt
«Souvent, les monnaies locales partent d’un point précis puis s’étendent», constate Philippe Derudder, auteur de Les monnaies locales complémentaires: pourquoi ? Comment?. C’est ce qu’il s’est passé à Villeneuve-sur-Lot, première ville à avoir lancé une monnaie locale en France en 2010. Cinq ans après, l’Abeille est échangée dans tout le Lot-et-Garonne. Mais au départ, travailler sur une petite zone géographique a ses intérêts. «La mise en place d’une monnaie locale est un processus long et difficile», témoigne Nicolas Briet.
À Lyon, cela a pris quatre ans, avec des allers-retours de bénévoles, dont certains ont tenu bon. Gérer ceci sur une plus petite zone apparaît donc plus facile: moins de partenaires à contacter, moins d’utilisateurs potentiels à convaincre, donc moins de dépenses en argent et en énergie pour communiquer. Et des décisions à prendre en plus petit comité, ce qui n’est pas négligeable dans des processus qui se veulent le plus démocratique possible. «Cinq à dix personnes, ce serait insuffisant pour faire la promotion pour Paris», estime Philippe Derudder. Mais difficile de mobiliser davantage de monde sur un projet au long cours, qui se solde parfois par un échec au bout de plusieurs années à militer (le Sol Alpin à Grenoble ou encore Le Lingot à Castelnaudary).
Un autre problème se pose quand on parle d’une grande ville, expose Nicolas Briet: «Plus la ville est grande, plus les partenaires sont dilués: si la boulangerie la plus proche où je peux dépenser des Gonettes est à 60 km, je ne vois pas forcément l’intérêt», décrit-il. Plus la ville est grande, plus il faudra trouver de partenaires couvrant toute la zone, pour que la monnaie circule. «C’est peut-être pour ça qu’il y a eu des projets de MLC sur un seul arrondissement», en déduit Nicolas Briet, faisant référence au Faubourg, dans le Xe, qui n’a pas pu aboutir. Et depuis quelques mois, c’est le XIe qui essaie de se lancer dans l’aventure.
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La Gonette est d’ailleurs née d’un projet de MLC sur un quartier seulement –celui de la Croix-Rousse. Puis les porteurs du projet ont décidé de l’étendre à quatre arrondissements, pour finalement décider de couvrir toute la région lyonnaise, soit une superficie supérieure à celle de Paris. Comme quoi même une zone étendue (Toulouse, Lot-et-Garonne, Pays Basque) peut potentiellement voir circuler des pièces différentes de l’euro.
«On a été contactés par des agriculteurs de l’Est lyonnais, puis par des vignerons du Beaujolais», détaille Nicolas Briet pour justifier du choix de la Gonette de passer à la dimension supérieure. «Et l’agriculture est bien souvent à la base des échanges en monnaie locale», poursuit-il. Fruits et légumes cultivés sur place, viande issue d’élevages en plein air, miel récolté par des apiculteurs locaux; les produits du secteur agricole sont parmi les plus consommés via une monnaie locale. Comment faire dans une ville où les vaches viennent une fois par an, au Salon de l’Agriculture? «Une monnaie locale a pour vocation de relocaliser l’économie, notamment en favorisant les circuits courts», rappelle Philippe Derudder. Dans une ville où la production agricole est quasi inexistante, le défi peut s’avérer difficile.
Comme on est dans une zone urbaine, on s’est dit que la solution serait peut-être de se centrer sur les services
Brigitte Abel
Mais certains avancent des solutions. Nicolas Briet propose l’élargissement à la banlieue: «Mais ça supposerait une zone encore plus grande», nuance-t-il. Avec un avantage toutefois: la structure de la Pêche qui existe déjà. Pour Philippe Derudder, le tout est de «trouver une spécificité à Paris, et de s’appuyer dessus, pour montrer l’intérêt d’une monnaie locale aux Parisiens». Une spécificité qui ne serait donc pas l’agriculture, mais autre chose. Pour Brigitte Abel, la clé est de se tourner vers les services: «À Montreuil, on est un peu limité au niveau agriculture. Comme on est dans une zone urbaine, on s’est dit que la solution serait peut-être de se centrer sur les services.» Des librairies, des médecins, un serrurier, un peintre, un coiffeur… tous peuvent faire partie du réseau d’une monnaie locale, sous réserve de respecter les principes établis. La militante de la Pêche mentionne aussi dans leur réseau des boulangeries, ou encore un brasseur artisanal; possible de trouver tout cela à Paris, non?
Quand ces obstacles sont dépassés, encore faudrait-il convaincre les consommateurs parisiens d’utiliser la monnaie locale. Et la tâche est loin d’être facile, à Paris peut-être encore plus qu’ailleurs. Béatrice Sculier, à l’initiative du Faubourg, dans le Xe arrondissement de la capitale, en a fait l’expérience: «Les Parisiens ne voyaient pas vraiment l’intérêt de relancer l’économie locale». Pour elle, plusieurs raisons expliquent cela: «Les Parisiens n’habitent pas forcément l’arrondissement dans lequel ils travaillent, et les commerçants de Paris ne vivent pas forcément dans la ville. Par conséquent, ils ne sont pas vraiment attachés à leur territoire en tant que tel», conclut-elle.
Or, l’attachement à un territoire est un aspect essentiel pour qu’une monnaie locale attire des utilisateurs, assure Jérôme Blanc, professeur spécialisé dans l’économie monétaire. «Une monnaie locale suppose l’ancrage dans un territoire avec des problématiques communes», développe-t-il. Un trait de caractère qui ressort au Pays Basque, où l’Eusko connaît un fort succès. «Cet attachement à un territoire fait naître une communauté, poursuit Jérôme Blanc, dans le sens où des personnes habitent au même endroit, ont une identité commune, des aspirations communes.» Et voient ainsi un intérêt à avoir une monnaie commune, qui vise à redynamiser leur territoire.
Une communauté peut se construire et la monnaie locale peut servir de vecteur de construction de cette communauté
Jérôme Blanc
«À Paris, il y a des identités éclatées, observe Béatrice Sculier, alors que pour créer une MLC, il faut une identité forte.» Des aspirations communes existent-elles entre des habitants du XVIe et d’autres du XXe? «Une communauté peut se construire, insiste néanmoins Jérôme Blanc, et la monnaie locale peut servir de vecteur de construction de cette communauté.» Comme dans le quartier brésilien de Conjunto Palmeiras, à Fortaleza, où le Palmas a permis de relancer l’économie locale et d’améliorer les conditions de vie. Si des problématiques communes existaient au départ dans cette favela, la monnaie locale a fait prendre conscience à ses habitants son intérêt, et à participer à cette communauté.
Mais comment construire une communauté «parisienne»? Comme l’avait suggéré Philippe Derudder, il faudrait pouvoir détecter une «spécificité» de Paris. Ou s’appuyer sur un aspect essentiel d’une monnaie locale, à savoir «se réapproprier la monnaie». «Cela demande un gros effort pédagogique, reconnaît Philippe Derudder, mais il faudrait montrer aux Parisiens qu’une MLC est un moyen pour que la monnaie redevienne un symbole de la richesse, et un moyen d’échange, et non la richesse en soi.»
Cet effort pédagogique est nécessaire pour n’importe quelle monnaie locale. Mais l’argument militant, qui met en avant les possibilités de changement de société qu’offre une MLC, ne semble pas le plus populaire. «Ce qui parle au plus grand monde, c’est le soutien à l’économie locale», observe Nicolas Briet. C’est en tout cas l’aspect qu’ils ont choisi de valoriser davantage pour la Gonette. Pour Bruno de Menna, l’un des membres actifs du Sol Violette, le côté «participatif» de cette monnaie a également séduit beaucoup de Toulousains: «Comme ils peuvent prendre part aux décisions, cela permet de remotiver la participation des citoyens dans la vie locale, où le Sol Violette est utilisée pour valoriser certaines activités.» Mais tous les deux avouent que certains arguments touchent plus que d’autres, selon les publics: «Certaines personnes trouveront le côté relocalisation de l’économie plus intéressant. Pour d’autres, ce sera l’opportunité de remettre la finance à sa place.»
Je suis sûre que beaucoup de Parisiens ne connaissent même pas la Pêche
Brigitte Abel
Bruno de Menna confirme:
«On en a fait l’expérience: le Sol Violette est né sous une mairie de gauche. Nous avions alors mis en avant le côté social (recréer du lien, mettre en place des projets d’ESS). Maintenant, c’est une mairie de droite. On use d’une argumentation différente, réorientée vers la dynamisation de l’économie locale, les commerces de proximité… Et ils ne nous ont pas lâchés, preuve que ces projets sont transpolitiques.»
Le côté «militant» peut-il convaincre les Parisiens? À voir. Pour cela, la communication reste la clé de ces projets: faire connaître la monnaie, expliquer ses intérêts, montrer où elle peut être échangée… D’énormes moyens sont nécessaires, d’autant plus dans une grande ville comme Paris. «Je suis sûre que beaucoup de Parisiens ne connaissent même pas la Pêche», concède Brigitte Abel. Alors de là à penser la dépenser, il y a encore du chemin à parcourir. Dans ces cas, le soutien des collectivités se révèle extrêmement intéressant: «Cela donne de la crédibilité au projet», assure Nicolas Briet, qui espère que la ville de Lyon aidera aussi La Gonette, ne serait-ce que pour la communication.
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À Toulouse, la ville a été d’une grande aide pour le lancement du Sol Violette, en finançant à 100% les frais de la nouvelle monnaie. Aujourd’hui, leur part a baissé, mais la mairie continue de soutenir activement cette monnaie alternative. Alors, Paris aura-t-elle un jour son Stück, son Retz’l ou son Abeille? Même si les éléments à réunir sont nombreux, les premières graines ont déjà été plantées, comme avec la Pêche à Montreuil, ou un projet de monnaie locale dans le XIe. Mais l’on sait que pour que les billets emplissent les poches, le chemin est long.
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