Parfois, la fiction commence où le reportage s’arrête. Montrer les massacres, la haine pure de l’intérieur, au cœur des milices. « Donbass », sorti en 2018, remarqué au Festival de Cannes, fait partie de ces œuvres dérangeantes qui aident sinon à comprendre, du moins à ressentir l’effroi d’un pays en guerre. Sergei Loznitsa, un cinéaste ukrainien de 57 ans, qui a aussi réalisé le documentaire « Maïdan », a signé avec « Donbass » une œuvre de fiction pour aller plus loin.
Lui qui, ces derniers jours, s’est déclaré nullement surpris par la guerre totale lancée par Poutine dans son pays, en raconte dans ce film la genèse, à travers le conflit du Donbass, une zone ukrainienne peuplée largement de russophones que la Russie a envahi en 2014.
En s’inspirant de faits réels, le cinéaste montre très exactement la répétition générale de ce qui se passe aujourd’hui : comment distinguer l’ennemi de l’ami au sein de peuples si proches, dont la langue diffère surtout par la prononciation ? Comment ne pas s’entredéchirer à l’intérieur d’une même famille ? Une mère choisit de vivre dans la misère, avec ses valeurs, dans une précarité que sa fille appelle « clochardisation », elle qui a choisi de travailler pour la République séparatiste, la Nouvelle Russie, au service d’un président nommé par le pouvoir de Poutine.
Effroyables scènes de farce, quand un mariage réunit des miliciens, et qu’une adjointe au maire de la Nouvelle République met en œuvre les nouvelles règles, y compris juridiques. Annexer, c’est détruire des gens, mais aussi un patrimoine, des lois, des registres, des archives. C’est faire table rase du passé. Dans la haine. « Donbass » aide à comprendre que Poutine emploie sans cesse le mot « dénazifier » l’Ukraine depuis des années. Le film plonge au cœur des checkpoints, ukrainiens comme séparatistes russes. Chez ces derniers, « fascistes », « ordures », « nazis » tiennent de l’insulte quotidienne pour caractériser le voisin devenu ennemi parce qu’il a voulu son indépendance. Un journaliste allemand est même pris à partie : « Si tu n’es pas nazi, ton grand-père l’était. » On se croirait dans un mauvais film de caricature.
Parfois critiqué à sa sortie en 2018 pour ses excès et son aspect grotesque, aujourd’hui, tout ce qu’il décrit s’est réalisé à l’échelle d’un pays. Des bombes qui ne tombent d’on ne sait où, et visent n’importe quoi. L’attente interminable aux checkpoints. Des habitants recrutés pour de faux reportages où ils expliquent à quel point il fait bon vivre dans une région annexée, sous le joug russe. Payer des figurants et manipuler l’information télévisée, le quotidien de Poutine.
Tout ce qui paraît exagérément lourd dans « Donbass » ne reflète qu’une atroce banalité largement documentée aujourd’hui. Jusqu’aux règlements de compte. La mort entraîne la mort. Plus la guerre dure, plus la haine grandit. Plus les embryons de vengeances bourgeonnent. C’est le pari de Poutine : gagner ou perdre à moitié, mais réduire à néant l’espoir de paix et d’une vie tranquille de l’autre côté de « sa » frontière.
« Donbass » est apparu en 2018 comme un film de basse intensité sur un conflit régional qui ne nous concernait guère, un tout petit morceau de territoire réduit en confettis de cendres par l’armée russe. Allez le (re) voir au MK2 Beaubourg, à Paris (IIIe), ou sur myCanal. La chaîne le propose aussi en replay. Ce n’est pas du temps perdu. Ça ne donne pas le moral. Ça ouvre les yeux sur la déshumanisation totale de l’autre, préalable aux vols, aux bombes et aux exécutions.
Le 1er mars, Sergei Loznitsa a publié un texte pour défendre des cinéastes russes, « de nombreux amis et collègues, qui se sont élevés contre cette guerre insensée ». « Lorsque j’entends aujourd’hui, , écrivait-il, des appels visant à interdire les films russes, ce sont ces personnes qui me viennent à l’esprit, ce sont des gens bien, des gens dignes. Ils sont tout autant que nous les victimes de cette agression. Ce qui se déroule sous nos yeux en ce moment est affreux, mais je vous demande de ne pas sombrer dans la folie. Il ne faut pas juger les gens sur leur passeport. On ne peut les juger que sur leurs actes. Un passeport n’est dû qu’au hasard de la naissance, alors qu’un acte est ce qu’accomplit lui-même l’être humain. »
« Donbass », de Sergei Loznitsa, 2018, 1h50, disponible sur myCanal.
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