Les accusations de triche du champion du monde norvégien Magnus Carlsen contre l’Américain Hans Niemann secouent l’univers feutré des échecs. Derrière les soupçons de fraude, les jeux de pouvoir et d’argent ne sont jamais très loin.
Marcel Duchamp, dont le talent pour ce jeu universel et intergénérationnel l’avait amené à disputer quatre olympiades avec l’équipe de France dans l’entre-deux-guerres, considérait que « tous les joueurs d’échecs sont des artistes ». Chacun à sa manière, Pouchkine, Man Ray, Nabokov, Ernst, Zweig ou Dalí ont aussi réuni les deux mondes, perpétuant une culture échiquéenne où l’esthétisme côtoie un code d’honneur, où la grâce d’une combinaison incarne le dépassement de soi. Vertueux, noble, fascinant, prestigieux sinon élitiste, ce jeu millénaire se trouve aujourd’hui secoué par une mystérieuse affaire.
Le Norvégien Magnus Carlsen, 31 ans, champion du monde depuis 2013, accuse Hans Niemann, 19 ans, de tricher. Le 5 septembre, au lendemain de sa défaite avec les blancs, la première depuis 53 matchs, contre le jeune grand maître américain, ses soupçons le conduisent à se retirer de la Sinquefield Cup, à Saint Louis (Missouri), l’ultime étape du Grand Chess Tour, une série de tournois annuels où sont invités les meilleurs joueurs du monde (1,4 million de dollars de dotation). Du jamais-vu.
« J’ai été très déçu de son attitude, peste l’avocat Joël Gautier, membre du comité directeur de la Fédération française des échecs (FFE), ancien président de la commission fédérale de discipline (2013-2021) et président du club d’échecs du barreau de Paris. Il n’a pas respecté la procédure légale et en tant que champion du monde, il a un devoir d’exemplarité. Je déteste que quelqu’un soit mis à l’index sans preuve matérielle. C’est comme cela que l’on entre dans l’ère du soupçon permanent. » Le grand maître français Matthieu Cornette, champion de France 2016, appuie : « Je comprends sa démarche, mais la forme ne m’a pas plu. La manière dont Magnus a interrompu son tournoi était maladroite. Tricher est terrible, mais accuser quelqu’un à tort est aussi très mauvais. »
« Il faut écouter ce que dit Magnus même s’il n’a pas très bien joué dans cette partie, rétorque le grand maître français Laurent Fressinet, l’un des secondants du Norvégien, qu’il a accompagné dans ses cinq titres de champion du monde et avec lequel il entretient une relation privilégiée. Il n’est pas parano et ne se cherche jamais d’excuses quand il perd. Il se remet toujours en question, même quand il gagne. C’est d’ailleurs comme ça qu’il est arrivé à ce niveau-là. »
Le scandale devient rapidement d’ampleur mondiale. Le chercheur et mathématicien américain Kenneth Regan, expert en détection de la triche de la Fédération internationale des échecs (FIDE), analyse alors la partie de Carlsen contre Niemann mais ne décèle rien de suspect. Le Russe Ian Nepomniachtchi et l’Américain Fabiano Caruana, deux des meilleurs joueurs du monde, s’étonnent néanmoins à leur tour de l’exploit de Niemann. Ironie du sort, ce dernier ne devait pas disputer la Sinquefield Cup. Il a remplacé au pied levé le Hongrois Richárd Rapport, bloqué par les restrictions de voyage aux États-Unis liées au Covid. « Quand il a appris cela, Magnus a songé à annuler sa participation au tournoi », confie Laurent Fressinet.
Le 12 août, une photo des deux joueurs est prise sur la plage de Miami, dans le cadre de la promotion de la FTX Crypto Cup (15-21 août), le sixième événement du Champions Chess Tour, un circuit de tournois rapides en ligne (1,6 million de dollars de dotation), organisé par le groupe Play Magnus, fondé par Carlsen en 2013. La relation semble alors au beau fixe. « Il s’est ensuite passé quelque chose », estime Laurent Fressinet. Deux semaines après la Sinquefield Cup, les protagonistes se retrouvent face à face lors de la Julius Baer Generation Cup, l’étape suivante du Champions Chess Tour. Le Norvégien abandonne la partie avant même de jouer le deuxième coup. « Pour l’instant, je suis limité dans ce que je peux dire sans la permission explicite de Niemann de parler ouvertement », précise-t-il dans un communiqué le 26 septembre, semblant vouloir se prémunir d’une action en justice. « Ce qui est clair, c’est que Magnus n’a pas de preuve, mais il a une intime conviction », pense Laurent Fressinet, double champion de France (2010, 2014).
Il est arrivé en retard, en tee-shirt et en tongs. Son attitude m’a un peu énervé
Peut-être parce que la progression peu académique de Hans Niemann interpelle. Né à San Francisco d’un couple danois et hawaïen, il commence à jouer aux échecs à l’âge de 9 ans, en 2012 à Utrecht (Pays-Bas), où ses parents sont expatriés. Sa mère travaille chez Capgemini, son père est employé par Oracle. Il poursuit ensuite sa scolarité à New York. Treize joueurs de moins de 25 ans se classent aujourd’hui parmi les 50 premiers mondiaux. Niemann est le seul d’entre eux qui soit devenu grand maître, le titre suprême aux échecs, à 17 ans. Les douze autres joueurs ont tous obtenu ce titre entre 12 et 16 ans. Or, un joueur qui ne l’est pas à 14 ans est réputé n’avoir quasiment aucune chance de devenir l’un des meilleurs au monde.
Matthieu Cornette a affronté Niemann au Festival de Sitges (Espagne) en 2020, alors que l’Américain n’était encore que maître international (avec un classement de 2478 Elo*). « Je ne le connaissais pas avant ce match, raconte-t-il. On m’avait dit que c’était un jeune prometteur qui streamait ses parties de blitz. On était au mois de décembre. Il est arrivé en retard, en tee-shirt et en tongs. Son attitude m’a un peu énervé. J’avais une bonne position mais j’ai joué un très mauvais coup. Après cela, il m’a roulé dessus. Pendant la partie, je n’ai rien vu de suspect. En discutant avec lui après le match, j’ai trouvé qu’il était extrêmement prétentieux. Il m’a dit que mon ouverture n’était pas bonne… Un petit con, comme on dit chez nous. Mais c’est un joueur talentueux. J’ai joué contre Carlsen quand il avait 17 ans et aussi contre de grands espoirs comme Gukesh, Praggnanandhaa ou Abdusattorov. Je sais qu’on peut être très fort quand on est jeune. »
Sacré champion de France 2022 cet été, le grand maître Jules Moussard a sympathisé avec Niemann en fin d’année dernière. « Nous nous parlons souvent au téléphone, dit-il. Nous analysons nos parties. Ce qui lui arrive me surprend, même s’il faut reconnaître que les statistiques de ses performances dans certains matches sont assez bizarres. C’est un joueur surmotivé, sûr de lui, qui travaille énormément. Nous avons joué de nombreuses parties de blitz en ligne, il est très fort et je n’ai jamais rien remarqué d’anormal. »
Mardi, la plateforme américaine de jeu en ligne Chess.com, qui réunit 20 millions de joueurs chaque mois, a cependant dévoilé que Niemann avait triché plus de cent fois jusqu’à ses 17 ans en utilisant ses services, y compris à l’occasion de compétitions primées, confessions écrites et repentance du joueur à l’appui. Carlsen a-t-il eu connaissance de ces données confidentielles avant la Sinquefield Cup ? Cette hypothèse, contestée par Chess.com, n’en reste pas moins plausible quand on examine les hasards du calendrier. Fin août, Play Magnus Group annonce en effet accepter une offre de 82,9 millions de dollars pour son rachat par Chess Growthco, propriétaire de Chess.com, soutenue par la société de capital-investissement américaine General Atlantic, spécialisée dans les entreprises mondiales en croissance. « La combinaison de ces deux sociétés crée des opportunités pour le jeu d’échecs que personne n’avait imaginées auparavant, commente alors Carlsen. J’ai beaucoup de respect et d’admiration pour Chess.com et ce qu’ils ont accompli. J’ai hâte de commencer à travailler avec leurs équipes pour créer le meilleur avenir pour les échecs. »
Effet des confinements liés à la pandémie, du succès retentissant de la série Netflix Le Jeu de la dame et du développement des échecs sur YouTube et Twitch, le jeu en ligne connaît un essor remarquable, et les échecs un regain de popularité. Revers de la médaille, c’est aussi durant ces dernières années que le phénomène de la triche en ligne, facilitée par le recours aux logiciels d’analyse aisément accessibles, s’est généralisé. Mais il existait déjà auparavant. Le grand maître américain Maxim Dlugy, entraîneur de Niemann, a ainsi été banni de Chess.com en 2017. Cette semaine, Joachim Nilsen, maître international et président de la Fédération norvégienne des échecs, a reconnu avoir triché lors du tournoi en ligne Pro Chess League en 2016-2017. Une personne présente à ses côtés lui soufflait les meilleurs coups à jouer.
En 2020, une vingtaine de grands maîtres ont été attrapés par le système de détection de Chess. com. La plateforme de jeu sanctionne les tricheurs qu’elle détecte en fermant leur compte tout en respectant leur anonymat. Mais ceux-ci n’encourent aucune mesure disciplinaire de la part de la FIDE. Le choc provoqué par l’affaire Carlsen-Niemann a néanmoins décidé la fédération internationale à créer une commission d’enquête spéciale dont les conclusions seront particulièrement scrutées.
Si elle semble devenue monnaie courante en ligne, la triche avérée devant l’échiquier demeure rare. « Comme pour le dopage dans le cyclisme, la technologie aura toujours un temps d’avance », craint pourtant Joël Gautier. L’hypothèse farfelue du recours à un plug anal par Niemann lors de sa partie contre Carlsen a créé un « bad buzz ». Nos interlocuteurs évoquent d’autres pistes, comme l’utilisation d’implants qui permettraient au joueur de recevoir les consignes des meilleurs coups à jouer. Des dispositifs que les portiques ou détecteurs de métaux ne pourraient pas contrecarrer. « Les problèmes commencent vraiment lorsqu’un joueur fort et intelligent triche, ajoute Matthieu Cornette. C’est-à-dire un joueur qui ne triche pas à chaque coup, à chaque partie, et qui devient donc difficilement repérable. »
Il adopte le même comportement. Il se lève et va aux toilettes. Quasiment à tous les coups. Il n’était pas très malin, on voyait la forme d’un téléphone dans sa poche, ce qui est interdit
Lors de deux tournois fermés disputés à Barcelone à l’été 2020, Jules Moussard a eu affaire à un tricheur, un maître international espagnol alors âgé de 19 ans. « Lors du premier tournoi, il joue contre l’un de mes amis, qui soupçonne quelque chose d’anormal, détaille-t-il. J’affronte ce joueur deux jours plus tard. Il adopte le même comportement. Il se lève et va aux toilettes. Quasiment à tous les coups. Il n’était pas très malin, on voyait la forme d’un téléphone dans sa poche, ce qui est interdit. Il me défonce pendant tout le début de partie et, la position étant devenue trop écrasante, il décide de la finir “seul”. Mais il s’est planté et j’ai gagné. Je le retrouve lors du deuxième tournoi et il recommence son manège. Là, il ne s’arrête pas et il me bat. Le lendemain, je vais voir l’arbitre en pleine partie contre un autre adversaire. Nous nous retrouvons tous les trois dans une salle. Il nie avoir un téléphone sur lui mais il finit par se cacher pour le sortir et, en même temps, ferme l’application qui l’aide à tricher. Les preuves s’envolent. L’arbitre lui permet de continuer la partie alors que, selon le règlement, la partie qu’il est en train de jouer doit être perdue. Il fait match nul. Le lendemain, l’arbitre finit par déclarer sa partie perdue. Ce joueur est toujours en activité et triche probablement encore un peu. »
Le maître international français Julien Song a disputé quelques-uns des plus importants tournois du monde cette année : Abu Dhabi, Dubai, l’Open de Serbie, Bienne ou encore Reykjavík. « Force est de reconnaître qu’il est bien trop simple de tricher aux échecs », tweete-t-il le 28 septembre. Il explique que parmi ces grands tournois – sept en tout –, un seul contrôlait la présence d’un appareil électronique avant le début de la partie et un seul autre s’assurait des entrées et sorties dans la salle de jeu. « Ce laxisme crée une ambiance délétère dans les tournois et génère très souvent des incidents graves qui troublent le bon déroulé du jeu », déplore-t-il.
« Quelques joueurs sont soupçonnés par les meilleurs du monde, enchaîne Laurent Fressinet. Personnellement, je n’ai jamais eu l’impression d’avoir perdu contre un tricheur. Il y a quelques années, le Géorgien Nigalidze a triché contre moi. Il m’a massacré pendant les 25 premiers coups mais il s’est mis en zeitnot [à court de temps à la pendule]. Il ne pouvait plus se lever. Il a fini par faire n’importe quoi et j’ai gagné. J’ai eu beaucoup de chance dans cette partie. Peu après, il s’est fait attraper à l’Open de Dubai avec un smartphone dans les toilettes. » La FIDE lui a retiré son titre de grand maître.
Le monde des échecs est ainsi codifié : les titres de maître FIDE, maître international et grand maître situent le niveau des joueurs. Ceux dont le classement dépasse les 2700 Elo accèdent au titre virtuel de « super grand maître » et gagnent en respect. Ils sont mieux payés par leur club et invités dans les tournois les plus prestigieux et les mieux dotés. En réaction à l’affaire Carlsen-Niemann, la fédération internationale promet de renforcer les moyens dont elle dispose pour lutter contre la triche. Mais le grand maître danois Peter Heine Nielsen, qui est aussi l’entraîneur principal de Carlsen, pointait récemment que, sur un budget de 12,8 millions d’euros, 26 000 euros seulement avaient été affectés à la commission du fair-play, chargée de ces problématiques.
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Nielsen est l’un des opposants les plus virulents au pouvoir en place. Colistier de l’Ukrainien Andrii Baryshpolets, il échoue au début du mois d’août dans sa tentative de renverser l’ordre établi à la FIDE. Le président sortant, le Russe Arkadi Dvorkovitch, fils d’un arbitre international d’échecs, est réélu (157 voix contre 16) pour un second mandat. Nielsen blâme régulièrement le manque de transparence financière de l’institution, qu’il estime soumise à l’hégémonie russe. Dvorkovitch, économiste de 50 ans et vice-président dans le gouvernement de Dmitri Medvedev (2012-2018), a présidé le comité d’organisation de la Coupe du monde de football 2018 en Russie. Il fut aussi à la tête des chemins de fer publics russes, grand argentier de la FIDE pendant de nombreuses années. En 2018, il succède à son compatriote Kirsan Ilioumjinov, ancien président de la République de Kalmoukie, finalement mis au ban après vingt-trois ans de règne (1995-2018) pour violation de l’éthique. Le département du Trésor américain avait placé cet oligarque sur une liste de personnalités à sanctionner pour avoir aidé matériellement le gouvernement syrien de Bachar El-Assad. Les avoirs de la FIDE avaient été gelés et la banque suisse UBS avait fermé ses comptes.
Dvorkovitch a repris cette institution en pleine crise et l’a stabilisée, en signant par exemple un partenariat commercial de six ans avec Chessable, la plateforme mondiale d’apprentissage en ligne des échecs, propriété de Play Magnus. Mais ses liens avec le Kremlin, dont il a nié la réalité lors de sa dernière campagne électorale à la FIDE, demeurent prégnants. Après avoir publiquement condamné l’invasion en Ukraine, il est revenu sur ses propos.
Avant sa réélection, Dvorkovitch n’est pas parvenu à convaincre Carlsen de défendre son titre lors du championnat du monde 2023, qui opposera le Russe Ian Nepomniachtchi au Chinois Ding Liren. « Je ne suis pas motivé à l’idée de disputer un autre match, explique la star norvégienne dans son podcast, The Magnus Effect. Je pense simplement que je n’ai pas grand-chose à gagner. » Carlsen pourrait notamment avoir souhaité en vain un changement de formule. Cette semaine, il jouait en Autriche la Coupe d’Europe avec son club norvégien d’Offerspill. Niemann, lui, commençait le championnat des États-Unis, à Saint Louis, doté de 250 000 dollars. De nombreux clichés de son passage à la fouille, jusqu’à la banane qu’il tenait à la main, ont circulé en ligne. L’ère du soupçon ne fait que commencer.
* Système d’évaluation comparatif du niveau des joueurs d’échecs.
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