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Cinq ans après sa mort à Zagreb en 2017, Predrag Matvejevic demeure l’auteur croate le plus traduit. Mais l’héritage de ce grand intellectuel est toujours « refoulé » dans son pays. Les plumes libres des pays slaves (5/5).
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La Croatie de Predrag Matvejevic, renié en son pays
Essayiste de renommée internationale, l’héritage de Predrag Matvejevic tend vers l’oubli en Croatie.
Basso Cannarsa/Opale
Predrag Matvejevic est né dans le village de Mostar, dont le pont est emblématique des Balkans.
Oliver TJaden/Laif/Rea
Série
Les plumes libres des pays slaves
La maison natale de Predrag Matvejevic a été détruite début juin. Elle se trouvait à Mostar, en Bosnie-Herzégovine. L’écrivain y avait passé son enfance, avec sa mère Angelina, Croate de Bosnie, et son père Vsevolod, Russe d’Odessa. Il y a quelques années, le bâtiment de quatre étages, dont les Matvejevic louaient le rez-de-chaussée, était sur le point d’être racheté par la ville et transformé en musée. Mais depuis, le projet a été abandonné. La maison, longtemps inhabitée, envahie par la végétation, a été rasée.
C’est ce même destin vers l’oubli que semble suivre l’héritage de Predrag Matvejevic (Mostar, 1932-Zagreb, 2017). L’auteur du Bréviaire méditerranéen (1), essai poétique sur la Méditerranée publié en 1987 et traduit en 23 langues, demeure presque méconnu en Croatie, où il a pourtant passé la majorité de sa vie. Il a été un essayiste de renommée internationale, professeur de langues slaves à la Sorbonne-Nouvelle et à l’université La Sapienza de Rome, et il a reçu de nombreux prix. Mais à Zagreb, c’est comme si sa carrière intellectuelle n’avait laissé aucune trace.
« Predrag n’a pas été oublié par la Croatie, il a été refoulé », explique Nenad Ivic, professeur de littérature française à l’université de Zagreb et assistant de Matvejevic durant les années 1980. « Il a toujours eu une position à l’écart. Au temps de la Yougoslavie, il était allé jusqu’à inviter le maréchal Tito à démissionner pour le bien du pays. Après l’indépendance de la Croatie en 1991, il œuvrait pour une réunification culturelle de l’ex-Yougoslavie, et cela ne plaisait pas », poursuit Nenad Ivic.
Issue d’une famille « mixte » comme on dirait aujourd’hui –, Predrag Matvejevic n’a jamais adhéré aux rhétoriques nationalistes qui ont porté à la dissolution de la Yougoslavie, et il défendait la liberté de penser autrement. « On lui reprochait de ne pas être assez croate », résume Sanja Roic, amie de l’écrivain et professeure de littérature italienne à l’université de Zagreb. Attaqué à deux reprises par les nationalistes croates et serbes, Matvejevic décide de déménager à Paris en 1990, après avoir trouvé dans sa boîte aux lettres deux balles de pistolet et un message : « Sale yougoslave ». Il rentrera dans la capitale croate en 2008, après avoir passé plusieurs années en France et en Italie.
Dans un article publié dans le quotidien croate Jutarnji List en 2010, il qualifiait de « talibans » certains écrivains nationalistes croates, ce qui lui a valu à l’époque une condamnation pour diffamation. Il avait choisi de ne pas faire appel du jugement, pour ne pas donner plus de poids à ce procès politique. « Les vrais vainqueurs, ceux qui savent défendre des valeurs, perdent le plus souvent leurs batailles », disait-il dans ses confessions intitulées « Le monde “ex” ».
Les nationalistes des Balkans n’étaient pas la seule cible de Predrag Matvejevic. En 2007, quelques mois après l’assassinat de la journaliste russe Anna Politkovskaïa, l’écrivain croate s’est adressé à Vladimir Poutine. « Il me semble indigne de soutenir des alliés politiques tels que le stalinien Alexandre Loukachenko ou le tyran Ramzan Kadyrov », affirmait Matvejevic, et d’ajouter : « Il est répréhensible de se moquer de la souveraineté des pays voisins, notamment de l’Ukraine ». « Nous aurions attendu un établissement progressif de la démocratie (en Russie), pas la poursuite de la dictature », regrettait-il dans sa lettre restée sans réponse.
Suzanna Matvejevic, la fille du grand écrivain, s’imagine son père vivant. « Aujourd’hui, mon père serait probablement à Odessa en train d’organiser des manifestations contre la guerre et le régime de Poutine ». L’année dernière, elle a contribué à lancer le prix littéraire Predrag Matvejevic, qui promeut « les idées d’humanisme, de liberté d’expression et de solidarité ».
La deuxième édition du prix sera organisée cet automne au centre d’information sur la culture de la ville de Zagreb. « On a démarré ce projet sans prévenir aucune institution croate, mais maintenant, je suis contente que la municipalité ait décidé de s’engager, se réjouit Suzanna Matvejevic, cela permettra de pérenniser le prix, dans un lieu qui était très cher à mon père. » Tous les livres publiés en ex-Yougoslavie peuvent participer à ce concours. Encore un défi aux nationalistes, signé Predrag Matvejevic.

(1) Traduit du croate par Évaine Le Calvé-Ivicevic, Fayard, 1992.
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