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Alors que l’euro est la principale monnaie rivale du dollar sur le marché des changes, il n’a pas réussi à le détrôner comme monnaie internationale. L’évolution du rapport de force entre les deux devises reste liée à des facteurs tant économiques que politiques.
Par Céline Antonin
Temps de lecture 13 minutes
Lors de l’introduction de l’euro en 1999, beaucoup d’observateurs voyaient dans la monnaie unique un moyen de concurrencer le dollar au niveau international. Vingt ans plus tard, cette prédiction ne s’est pas réalisée et le dollar conserve sa suprématie, notamment comme principale monnaie de réserve au monde.
L’émergence de l’Union économique et monétaire a en revanche permis à l’Union européenne d’apparaître comme un marché de taille suffisante pour concurrencer stratégiquement les États-Unis en matière de taux de change.
Le taux de change est un outil économique stratégique qui répond à des déterminants économiques, financiers et politiques. Ses soubresauts depuis 1999 illustrent l’évolution du rapport de force entre les deux zones concurrentes.
Le taux de change répond tout d’abord à des déterminants financiers et psychologiques. À court terme, l’évolution du différentiel de taux d’intérêt ou encore la présence de comportements spéculatifs de masse peuvent expliquer les évolutions du taux de change.
Tout d’abord, le différentiel de taux d’intérêt ou la parité des taux d’intérêt est l’un des déterminants du taux de change : en situation de mobilité internationale des capitaux, il devrait y avoir une égalisation permanente des taux de rendement des placements financiers entre pays.
Supposons que les taux d’intérêt européens soient supérieurs aux taux américains. Les investisseurs américains vont être alors incités à accroître la part de leurs portefeuilles en euros, ce qui entraînera une appréciation de l’euro par rapport au dollar. De même, la spéculation, qui consiste à acheter (ou vendre) des devises dans l’espoir de tirer profit d’une augmentation (ou d’une baisse) future du cours de celles-ci, a un effet de court terme sur le taux de change.
Sur le long terme, l’évolution des taux de change résulte du jeu de l’offre et de la demande sur le marché des changes, et dépend essentiellement de quatre fondamentaux économiques permettant d’estimer ce que serait la “juste valeur” de l’euro par rapport au dollar :
Enfin, le taux de change dépend de déterminants politiques sous la forme des interventions de change. Les autorités monétaires peuvent choisir de combler un déséquilibre de marché des changes par des interventions officielles d’achat ou de vente conjointe de devises. Mais depuis l’introduction de l’euro, le nombre d’interventions concertées entreprises par les États-Unis ou la zone euro sont très rares, car les deux zones se sont fixé un objectif d’inflation et non un objectif de change.
Entre 1999 et 2021, on peut distinguer plusieurs grandes phases d’évolution de la parité entre l’euro et le dollar.
1999-début 2002 : des débuts difficiles pour l’euro
Entre 1999 et 2002, l’euro s’est déprécié de 30% par rapport au dollar. Plusieurs facteurs expliquent cette dépréciation : le différentiel de croissance et de taux d’intérêt à l’avantage des États-Unis – avec l’émergence de la nouvelle économie –, et l’importance des flux financiers de l’Europe vers les États-Unis. Les interventions conjointes sur le marché des changes de la Banque centrale européenne (BCE), de la Réserve fédérale américaine (Fed) et de la Banque du Japon n’ont alors pas réussi à faire remonter l’euro.
2002-2008 : l’irrésistible appréciation de l’euro face au dollar
L’année 2002 marque le début d’une période de transition. Après une stabilisation de l’euro face au dollar, l’euro s’apprécie pour atteindre 1,47 dollar en 2008. Malgré un écart de croissance favorable aux États-Unis, cette appréciation s’explique par la baisse des taux d’intérêt américains et la hausse des taux d’intérêt en zone euro, ainsi que par la stabilité du solde extérieur courant de la zone euro, resté positif jusqu’en 2007, alors que celui des États-Unis se creusait, passant de – 3,7% du PIB en 2002 à – 6% en 2009.
2008-mi 2014 : “taux de change yoyo” et euro fort
La crise de 2008 a entraîné un rapatriement des avoirs en dollars des pays émergents vers les États-Unis en raison d’une montée de l’aversion au risque des investisseurs financiers. Cette pénurie de dollars dans les pays émergents a augmenté la demande de billets verts et a permis au dollar de s’apprécier.
Le dollar s’apprécie (ou se déprécie) vis-à-vis de l’euro lorsque la politique monétaire devient plus restrictive (ou plus expansionniste) aux États-Unis.
Depuis 2008, la parité entre l’euro et le dollar se caractérise par une très forte volatilité, liée à la coexistence de deux facteurs contradictoires. D’une part, les États-Unis ont mené une politique active d’”assouplissement quantitatif” (quantitative easing) dès 2008, visant à augmenter massivement la quantité de monnaie en circulation dans l’économie, ce qui a limité l’appréciation du dollar. En effet, le dollar s’apprécie (ou se déprécie) vis-à-vis de l’euro lorsque la politique monétaire devient plus restrictive (ou plus expansionniste) aux États-Unis.
D’autre part, la crise des dettes souveraines, qui a touché la Grèce et l’Irlande en 2010, a menacé de se propager à d’autres pays européens fragiles. Ce risque a alimenté les craintes d’implosion de l’euro et les soubresauts sur le cours de la monnaie européenne. Le célèbre discours du 26 juillet 2012, dans lequel le président de la BCE Mario Draghi déclare que celle-ci fera tout ce qu’il faut pour sauver l’euro (“whatever it takes“) a néanmoins permis d’enrayer la chute de l’euro. L’euro est ainsi resté fort entre 2008 et mi-2014, avec une parité moyenne de 1,36 dollar pour un euro.
2014-2019 : assouplissement quantitatif versus normalisation
Il a fallu attendre que la BCE se convertisse à son tour à l’assouplissement quantitatif – après avoir privilégié le refinancement à long terme des banques – pour que l’euro baisse. Même si ce programme n’a été formellement adopté qu’en 2015, les annonces de Mario Draghi à la conférence de Jackson Hole d’août 2014 avaient convaincu les marchés que l’assouplissement quantitatif était imminent, alors même qu’en octobre 2014 la Fed mettait un terme aux achats d’actifs.
Ainsi, entre septembre 2014 et fin 2016, la hausse de 35 % de la taille du bilan de la BCE par rapport à celle de la Fed a fait reculer l’euro de 12 % par rapport au dollar. L’augmentation du bilan de la BCE au moment où la Fed tente de normaliser sa politique monétaire explique le retour à une parité autour de 1,15 dollar pour un euro.
Les évolutions récentes
En 2020 et 2021, la pandémie mondiale de covid-19 qui a entraîné une forte réduction des échanges commerciaux n’a pas eu un effet notoire sur les taux de change. À la différence de la crise de 2008 qui avait été suivie d’une importante volatilité des cours des devises, les turbulences sanitaires qui affectent l’économie mondiale n’ont pas eu pour l’instant une telle conséquence.
Si l’on reprend chacune des caractéristiques recensées par l’économiste américain Paul Krugman pour définir une monnaie internationale (monnaie d’intervention, monnaie d’ancrage et monnaie de réserve), le dollar apparaît comme la seule monnaie internationale. Tout d’abord, contrairement à l’euro, il s’est imposé comme une monnaie de libellé : les prix de référence utilisés pour les matières premières, les biens industriels ou les biens de consommation sont exprimés en dollars.
Il est également le moyen de paiement privilégié dans les transactions mondiales, que ce soit la facturation commerciale ou les transactions financières. D’après la Banque des règlements internationaux (BRI) en 2019, avant la pandémie mondiale de covid-19, 88% des transactions se faisaient en dollars, contre seulement 32% en euros et 17% en yens.
Par ailleurs, 80% des importations libellées en dollars ne transitaient pas par les États-Unis. A contrario, quasiment tout le commerce libellé en euros passe par au moins un pays de la zone euro. Cela contribue à faire du dollar la monnaie d’investissement par excellence, les investisseurs étrangers souhaitant détenir des actifs en dollars. Les actifs sûrs comme les bons du Trésor américains de même que les obligations d’entreprises américaines sont des actifs recherchés.
La Fed assume le rôle de banque centrale du monde.
Du côté du secteur public, le dollar a renforcé son rôle de monnaie d’ancrage et de monnaie d’intervention. Jusqu’aux années 1970, 30% des pays étaient ancrés au dollar, les autres se partageant entre la livre sterling, le franc français et le rouble. De nos jours, 60% des pays fixent la valeur de leur monnaie par rapport au dollar. Enfin, le dollar est la principale monnaie de réserve au monde : les réserves de change officielles des États sont encore essentiellement constituées de titres en dollars, l’euro ne représentant qu’un quart de celles-ci.
Disposer d’une monnaie internationale confère à un pays plusieurs avantages. D’abord, cette situation permet de toucher des recettes dites de seigneuriage, liées à la circulation des billets et des pièces hors de la zone d’émission (plus précisément, le seigneuriage est l’avantage financier direct qui découle, pour l’émetteur, de l’émission d’une monnaie du fait de la différence entre le coût de fabrication et la valeur faciale de la monnaie). En outre, l’exposition au risque de change est réduite et l’impact de la variation du taux de change sur les prix intérieurs est atténué.
Disposer d’une monnaie internationale permet également de relâcher la contrainte extérieure, grâce au financement du déficit externe par la monétisation de la dette. La Fed assume ainsi le rôle de banque centrale du monde. La capacité à imposer des sanctions, comme l’ont fait ces dernières années les États-Unis à l’encontre de l’Iran ou du Venezuela, fait également partie des privilèges dits “exorbitants” du dollar.
Même si l’histoire économique semble avoir toujours privilégié l’hégémonie d’une unique monnaie internationale, beaucoup d’éléments plaident pour une multipolarité en matière monétaire. L’internationalisation du yuan chinois (ou renminbi), bien que graduelle, illustre ce changement. Dans ce basculement, la question est de savoir quelle sera la place de l’euro. Il convient de rappeler que la taille de la zone euro, qui détermine la liquidité et les coûts de transaction sur le marché financier, est comparable à celle des États-Unis.
Sans conteste, l’euro a développé son rôle international en tant que monnaie de réserve. La part de l’euro a augmenté dans les encours d’obligations internationales, les prêts et dépôts bancaires transfrontaliers et les réserves de change, au détriment du dollar.
En revanche, comme monnaie véhiculaire, le dollar reste la monnaie pivot du marché des changes. L’euro ne s’est pas encore imposé comme monnaie mondiale, mais plutôt comme monnaie de diversification et comme monnaie régionale utilisée par ses voisins. L’euro pourrait ainsi commencer par renforcer sa force d’attraction pour les pays candidats à l’Union européenne, en Afrique subsaharienne et dans le pourtour sud de la Méditerranée.
Cependant, l’euro doit encore surmonter plusieurs obstacles pour prétendre concurrencer le dollar et, en premier lieu, les coûts de transactions. Une monnaie déjà en place bénéficie en effet d’économies d’échelle, et les coûts d’échange de toutes les monnaies mondiales sont plus faibles contre le dollar que contre l’euro.
Par ailleurs, la zone euro ne produit pas suffisamment d’obligations publiques, actifs sûrs pouvant être achetés par les ressortissants étrangers : le ratio d’endettement public rapporté au PIB de la zone euro devrait baisser de 85% en 2018 à 76% dans les cinq prochaines années selon le Fonds monétaire international, en vertu des traités budgétaires.
Notons également que la zone euro connaît une gouvernance complexe. La responsabilité de la politique de change est partagée entre le Conseil des ministres des Finances (ECOFIN) et la BCE. Cette dernière gère les réserves de change et conduit les opérations de marché (art. 127.2 du traité de Lisbonne). Le Conseil ECOFIN conclut des accords monétaires avec les pays tiers, définit les “orientations générales de la politique de change” (art. 219), mais sa mission manque de clarté, contrairement aux États-Unis où le gouvernement est seul responsable de la politique de change.
Même sur la politique de change, il existe des tensions internes à la zone euro, entre pays du Nord, partisans d’un euro fort, et pays du Sud, partisans d’un euro faible. Les pays de la zone euro ont donc du mal à parler d’une seule voix, ce qui souligne la persistance du propos prêté à Henry Kissinger : “L’Europe : quel numéro de téléphone ?”
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