Qui veut la peau du service public depuis 20 ans et pourquoi ? Comment s’en sortent les agents qui ne parviennent plus à faire leur métier du fait des réorganisations incessantes, du management par les indicateurs et le reporting ? Quel impact cela a-t-il sur les usagers ? C’est à toutes ces questions que Claire Lemercier, historienne, Julie Gervais, politiste, et Willy Pelletier, sociologue, ont répondu au terme d’enquêtes au long cours, dans La valeur du service public (La Découverte, 2021).
A partir de nombreux témoignages, ils montrent les conséquences des politiques mises en œuvre par une nouvelle noblesse d’Etat, qu’ils nomment la « noblesse managériale public-privé », formée dans les nouvelles écoles du pouvoir et coupée des réalités du terrain. Entretien avec Claire Lemercier et Willy Pelletier.
Quelles réformes du service public et leurs effets avez-vous analysées ?
Claire Lemercier : Les critiques du service public, avec l’idée que celui-ci serait une chose du passé, poussiéreuse et inefficace, sont aussi anciennes que le service public ! Et dès les années 1960-70 apparaît chez certains hauts fonctionnaires la volonté d’imposer une « rationalisation des choix budgétaires »
Qui veut la peau du service public depuis 20 ans et pourquoi ? Comment s’en sortent les agents qui ne parviennent plus à faire leur métier du fait des réorganisations incessantes, du management par les indicateurs et le reporting ? Quel impact cela a-t-il sur les usagers ? C’est à toutes ces questions que Claire Lemercier, historienne, Julie Gervais, politiste, et Willy Pelletier, sociologue, ont répondu au terme d’enquêtes au long cours, dans La valeur du service public (La Découverte, 2021).
A partir de nombreux témoignages, ils montrent les conséquences des politiques mises en œuvre par une nouvelle noblesse d’Etat, qu’ils nomment la « noblesse managériale public-privé », formée dans les nouvelles écoles du pouvoir et coupée des réalités du terrain. Entretien avec Claire Lemercier et Willy Pelletier.
Quelles réformes du service public et leurs effets avez-vous analysé ?
Claire Lemercier : Les critiques du service public, avec l’idée que celui-ci serait une chose du passé, poussiéreuse et inefficace, sont aussi anciennes que le service public ! Et dès les années 1960-70 apparaît chez certains hauts fonctionnaires la volonté d’imposer une « rationalisation des choix budgétaires ». Mais nous nous sommes surtout centrés sur les réformes mises en place à partir des années 2000, en analysant leur cohérence et la façon dont elles répondent à une manière de penser qui n’est même plus interrogée tant elle est intégrée par les élites. D’où viennent ces idées et pourquoi un tel acharnement ? Pourquoi suscitent-elles aussi peu de débat, sauf de manière très ponctuelle, comme lorsqu’a été dénoncée la politique du chiffre dans la police par exemple.
Nous démontrons la force de cette idéologie, qui parvient à étouffer assez largement le débat dans l’œuf. Elle fait en tout cas clairement consensus parmi les dirigeants des différentes administrations.
A quand remonte la quantification dans le secteur public ? Comment celle-ci s’est-elle peu à peu transformée en politique systématique ?
Willy Pelletier : L’idée de quantifier les coûts publics existe déjà chez une fraction de la direction du budget au début des années 1970. Il s’agit d’un groupe minoritaire, qui s’emploie à se faire une place en utilisant ce vecteur de distinction par rapport aux autres élites d’État, qu’ils tentent de délégitimer comme étant trop dépensières. Mais ces fonctionnaires modernisateurs libéraux avant l’heure ne parviennent pas à gagner tout de suite, car ils en sont empêchés par une série de contrepoids. La concurrence interministérielle, en premier lieu. Elle existe depuis longtemps, mais on va assister progressivement à une re-hiérarchisation. Au cours des années 1980, les « budgétaires » du ministère des Finances gagnent en puissance, entre autres car ils deviennent des alliés nodaux pour les gouvernements convertis à l’austérité. Sont alors rabaissés les ministères de l’Equipement et des transports, donc de l’aménagement du territoire, et le ministère de l’Intérieur, pour lesquels la dépense publique était gage d’infrastructures et d’efficacité.
Autre frein durant les années 1970, les puissantes mobilisations syndicales d’alors. Mais, peu à peu, l’éclatement des collectifs de travail, l’accentuation des concurrences entre collègues, l’individualisation des carrières, affaiblissent les implantations syndicales.
Une noblesse nouvelle, la noblesse managériale publique-privée, gouverne aujourd’hui l’Etat. Jusqu’aux années 1980, c’était plutôt une autre noblesse qui avait prééminence, la noblesse d’État. Ces hauts fonctionnaires portaient d’autres visions de l’action publique, fondées non pas sur la traque des coûts mais sur la supériorité de l’intérêt général. En s’octroyant le monopole de l’édiction de l’intérêt supérieur, de l’intérêt général, la noblesse d’État imposait sa supériorité aux autres élites (notamment économiques). Elle garantissait aussi la permanence des services publics et de ses missions.
La noblesse d’État va perdre du terrain, et la noblesse managériale publique-privée devenir le pilote de l’action publique, à mesure que les écoles du pouvoir vont être, de plus en plus, transformées en business schools, dans les années 1990. Cela vaut pour Sciences Po et l’ENA, mais jusqu’à Polytechnique, où sont enseignées des mathématiques financières, et les X-Ponts font des séminaires en partenariat avec HEC. Le cursus de l’excellence dans l’élite change alors : pour être au top, il faut passer désormais par des hautes écoles d’État et par des hautes écoles commerciales (HEC, l’Essec, ou des business schools anglo-saxonnes).
Une fois la noblesse managériale publique-privée aux manettes dans l’État, la modernisation libérale va s’opérer partout. Par le biais de lois, comme la RGPP (la révision générale des politiques publiques), qui supprima 90 000 postes de fonctionnaires. Ou bien avec la MAP (modernisation de l’action publique), qui a boosté la numérisation à marche forcée – au détriment des plus faibles. Quant à la loi de transformation de la fonction publique, en 2019, elle « défonctionnarise » beaucoup de postes occupés par des agents publics, au moyen de contrats recourant à des va-et-vient entre les secteurs privé et public.
Mais il y a aussi l’invisible : passe sous les radars le fait que sans besoin supplémentaire de lois, de façon incessante, les modernisations managériales s’opèrent maintenant sans discontinuer. Tout simplement car de plus en plus de managers libéraux dirigent les services publics, à tous les étages, et y font ce qu’ils savent et doivent effectuer. Ils pratiquent la « foi » libérale qu’ils ont intériorisée pour se hisser à leur poste : la rentabilité financière. Et pas n’importe laquelle : la rentabilité financière immédiate.
Les modernisations libérales, ce sont alors de perpétuelles fusions de services, un mouvement constant du personnel qui désorganise le travail, oblige au surtravail faute d’effectifs, et fait travailler mal.
Les modernisations continueront ensuite sans s’arrêter, sans critiques. Pourquoi ?
W. P. : Dans la noblesse managériale public-privé, la réussite des carrières exige des va-et-vient permanents, tous les deux ou trois ans – sinon on a l’impression d’être hors-jeu ! – entre hauts postes dans le privé et hauts postes publics. Car ces derniers permettent d’obtenir des postes encore plus élevés en grande entreprise, si l’on sait montrer au recruteur, qui a l’œil et dont c’est le métier, que sous sa direction de manager public, on a fait fonctionner le service public comme une entreprise ou que l’on a mis des morceaux du secteur public au service des entreprises.
« Les managers public-privé n’ont aucune relation avec les salariés qu’ils restructurent. Ils ne savent pas plus ce qu’ils font endurer aux usagers » – Willy Pelletier
Outre ces carrières, où s’affermit leur foi initiale (dont le mantra est d’aligner le public sur le privé), les managers public-privé passent leur vie dans l’entre-soi, parmi leurs semblables. Ils viennent des beaux quartiers et sont sans relation aucune avec les salariés qu’ils restructurent, aussi parce qu’ils ne restent pas en poste longtemps. Ils ne savent pas plus ce qu’ils font endurer aux usagers. Ils ne vivent pas parmi eux. Et ce n’est pas leur souci. Leur préoccupation principale, c’est cette concurrence entre eux, qui fait ou défait leur carrière. Leur ADN professionnel est renforcé par leur endogamie sociale.
Vous écrivez que les élèves n’ont pas toujours conscience des valeurs et des règles qu’on leur inculque. Quid des enseignants qui enseignent ces matières et cette « foi » ? Et comment expliquer qu’elle se transmette avec très peu de remises en question 
C. L. : Je pense à un intervenant lors d’un débat auquel j’ai récemment participé à Toulouse, Alexandre Tisserant, un ancien de la direction du budget, un polytechnicien désormais libre de ses paroles car il est parti dans le monde des start-up. Tout à fait en consonance avec nos recherches, il insistait sur la manière dont il avait été construit pour penser abstraitement, puis qu’ensuite ce mode de pensée était entretenu par ses collègues.
Polytechnique est le sommet du système scolaire français, qui valorise toujours plus les matières les plus abstraites – les maths en sciences, la philo en matières littéraires. Les quelques enseignants qui ne partagent pas cette manière de pensée dans les écoles d’élite ne pèsent pas lourd et surtout, même s’ils convainquent certains élèves, des forces de rappel s’exercent ensuite en début de carrière.
On construit le haut fonctionnaire à la française comme étant un généraliste au service de l’intérêt général, qui ne doit pas s’identifier à un secteur ou à une profession en particulier. L’honneur d’un directeur d’hôpital, par exemple, est de ne pas penser comme un médecin.
On voit les avantages de cette pensée focalisée sur l’intérêt général. Mais depuis quelques décennies, elle est poussée à l’extrême : la belle carrière, c’est passer en permanence d’un secteur à un autre très différent, et entre public et privé. Ceux et celles qui montrent un intérêt durable pour un secteur ou métier sont en butte au mépris de leurs pairs et sont moins promus. Beaucoup ne persistent pas et rentrent dans le rang, ou quittent définitivement la haute fonction publique.
 Vous décrivez un système très français, alors que la pensée néolibérale portée notamment par les business schools anglo-saxonnes, s’est imposée dans un très grand nombre de pays. S’agit-il d’une évolution propre à la France ?
C. L. : Il s’agit, en effet, également d’un courant mondial. Mais cela n’a conduit nulle part au remplacement des élites anciennes par des élites nouvelles. Comme en France, ce sont globalement les mêmes élites qu’avant, ce sont leurs enfants qui ont fait les mêmes écoles, dont le programme a simplement un peu changé.
« L’amour des indicateurs promu par le new public management se marie parfaitement avec la culture de l’abstraction à la française » – Claire Lemercier
Une des caractéristiques propres à la France est que l’on a gardé ce syndrome de l’abstraction, qui s’accommode bien du nouvel amour de l’indicateur dans le cadre du new public management. Si on ne s’intéresse fondamentalement ni aux médecins, ni aux musées ni à rien de trop « particulier », ces indicateurs fournissent une solution pour comparer tout et n’importe quoi dans les termes d’une « efficacité » abstraite. Cette version-là du libéralisme se marie parfaitement avec la culture de l’abstraction à la française.
Pour revenir à cette petite histoire d’Alexandre Tisserant, il a raconté que lorsqu’il s’occupait du budget du ministère de la Justice, il a souhaité se rendre à la prison de Beauvais, l’une des plus vétustes de France, pour voir concrètement ce sur quoi il travaillait. Ses collègues lui ont alors dit qu’il risquait de se faire « stockholmiser », d’être victime du fameux syndrome de Stockholm : c’est-à-dire qu’il prenait le risque de se rendre compte de la réalité derrière les indicateurs et de ressentir de l’empathie pour les usagers comme pour les fonctionnaires, en l’occurrence les prisonniers et les gardiens. Cette façon de travailler ne peut se perpétuer que si les gens ne voient pas les conséquences de leurs décisions – donc ils s’empêchent activement de les voir.
Ce nouveau management public qui se veut libéral l’est-il dans ses résultats au vu des conséquences de sa mise en œuvre ?
C. L. : Il est vrai qu’il existe une généalogie du libéralisme et du néolibéralisme derrière ce nouveau management. Mais ce que montrent les collègues qui ont travaillé sur sa mise en œuvre, et dont nous vulgarisons les travaux dans notre livre, c’est que la conséquence dans la pratique, c’est toujours plus de bureaucratie. Ce sont des gens qui pensent depuis leur bureau l’agilité, l’efficacité, la modernisation, mais les indicateurs se transforment en usines à faire des tableaux Excel. Ce dont témoignent les fonctionnaires, c’est qu’on leur fait remplir des tableaux aux dépens de l’exercice de leur métier, quel que soit celui-ci, et que cela les rend malheureux.
Le fait que tout cela se fasse au nom du libéralisme pourrait beaucoup se discuter entre libéraux théoriciens, tant cela conduit systématiquement à de nouvelles couches de bureaucratie, et de « cheffitude », de petits chefs, rendant les rapports hiérarchiques d’autant plus prioritaires. Mais tout cela reste caché sous cette soi-disant neutralité des indicateurs.
Or toutes les personnes qui sont allées voir sur le terrain rapportent que la dématérialisation des procédures, par exemple, se passe extrêmement mal. Mais tant qu’on reste dans un univers de présentations Powerpoint – je ne le dis pas par hasard, le Powerpoint joue un rôle cognitif important –, on reste éloignés de la réalité.
Existe-t-il, dans ces modernisations, une volonté honnête d’amélioration de la qualité du service rendu 
W. P. : Vous posez la question de la bonne foi. C’est la question « sartrienne » : ces gens sont-ils des salauds, au sens de Sartre ? Nous répondons que c’est plus compliqué. La morale ici n’est pas de mise. Ils sont pris par leur position : ils prennent une position, qui les prend. Ils sont, comme disait Marx, hérités par l’héritage. Et ensuite, agités par les concurrences entre eux, qui les aveuglent.
Et puis, le rythme de leur travail les absorbe. Nous avons examiné, par exemple, le quotidien d’une directrice d’hôpital, dans l’Indre, qui a fermé de concert avec la directrice de l’ARS, plusieurs maternités de proximité. Son quotidien, c’est la gestion permanente des soucis et de l’urgence : remplacer des infirmières qu’elle fait craquer, remplacer des aides-soignantes en burn-out et des médecins qui ne tiennent plus… Son quotidien c’est aussi des négociations de partenariats public-privé, avec des grosses entreprises du BTP pour monter des plateaux ultra-modernes ; c’est, en même temps, la concurrence avec les directeurs des autres hôpitaux de la région, pour tenir haut son rang.
« Les managers ne sont pas des salauds, ils sont juste possédés par leur place » – Willy Pelletier
Dans cet affairement, les populations en-dehors de l’hôpital représentent des soucis supplémentaires : elle n’a plus l’espace cognitif pour les traiter. Leurs demandes ne sont simplement ni entendues ni comprises. Les managers ne sont pas des salauds, ils sont juste possédés par leur place.
C. L. : Depuis la parution de notre livre, nous avons eu des rencontres intéressantes avec deux collectifs où sont réunis pas mal de hauts fonctionnaires, d’un côté « Nos services publics », de l’autre « Le sens du service public ». Au début, il y avait un peu de méfiance, ils se demandaient si c’était d’eux dont il s’agissait lorsque nous parlions de noblesse managériale publique-privée !
En lisant de plus près le livre, ils voient bien que non : la personne qui leur correspond, c’est plutôt la directrice d’hôpital qu’on a évoquée plus haut, qui court partout et qui fait les choses malgré elle. Le questionnaire lancé par Nos services publics a donné lieu à plusieurs milliers de réponses, et on peut imaginer que beaucoup de répondants étaient plutôt des agents en position de responsabilité : ce qu’il en ressort, c’est l’absurdité ressentie par un très grand nombre de fonctionnaires.
C’est lié au fait que beaucoup de personnes pensent encore que ces modernisations visent vraiment à améliorer le service public, que la dématérialisation par exemple permettra de limiter le non-recours aux aides sociales, etc. Ils y voient un sens au départ, mais ils observent la disparition de ce sens dans la mise en œuvre, d’où un grand sentiment de malaise.
En effet, tout le monde n’est pas aussi déconnecté que la direction du budget. Les cadres intermédiaires, qui font davantage face aux usagers et aux professionnels, se rendent compte de l’absurdité des indicateurs ainsi que de celle des réorganisations constantes. Mais ils ne savent pas comment faire autrement, car c’est cela qu’on leur a appris. Et s’ils font autrement, ils ne progressent pas dans leur carrière.
On se sait pas jusqu’où elle ira, mais il semblerait, pour reprendre la fameuse typologie d’Albert Hirschman, qu’une stratégie plus « voice » (on se parle entre personnes malheureuses et on se fait entendre) que « exit » (on démissionne) apparaisse. Plutôt que de partir travailler dans des associations et des start-up, certains fonctionnaires commencent à se parler davantage, que ce soit dans le cadre de Nos services publics ou Le sens du service public ou sur les réseaux sociaux, notamment.
Lorsque nous avons écrit ce livre, nous avions lu des travaux sur le sujet et fait le pari qu’il y avait beaucoup de cadres intermédiaires ressentant ce malaise face aux réorganisations en cours, mais nous n’en connaissions personnellement que peu. Nous nous sommes aperçus qu’il y en a réellement beaucoup : 80 % des répondants au questionnaire de Nos services publics ont « régulièrement » ou « très fréquemment » un sentiment d’absurdité dans leur travail, à tous les niveaux de responsabilité et dans tous les services publics.
Les « écoles du pouvoir » abritent-elles des dissidents ?
C. L. : Oui, bien sûr, et on en trouve aussi dans les débuts de carrière, mais ce que nous ont expliqué certaines ex-haut fonctionnaires, c’est que ces personnes-là se fatiguent et finissent par s’en aller.
W. P. : Il ne faut pas oublier, aussi, qu’il y a des directions dans ces écoles, lesquelles sont issues de processus de cooptation au trébuchet. Au sein de cette nouvelle élite parmi l’élite, qu’est la noblesse managériale public-privé, le dernier recrutement du directeur de Sciences Po, Mathias Vicherat, vaut cas d’école : commençant sa carrière par des postes publics, passant ensuite par une entreprise privé-public, la SNCF, il oblique dans le privé chez Danone, puis revient à la tête de la formation des élites, qui partiront et dans le public et dans le privé.
Cette orchestration n’est pas complètement sans chefs d’orchestre. Ce n’est pas un hasard si Alain Finkielkraut enseignait à Polytechnique, pas Pierre Bourdieu.
Quel est le rôle joué par les cabinets de conseil dans l’obsession pour les réorganisations et la prégnance d’un certain discours et pratiques managériaux, prônés par des experts « indépendants » et en tout cas extérieurs au monde de l’entreprise ?
W. P. : Les cabinets de conseil ont été l’arme fatale contre la noblesse d’État. Par eux, est court-circuitée l’expertise des plus hauts fonctionnaires d’État concernant leurs services. Or, on le sait, ces cabinets délivrent une fausse expertise, car c’est une expertise menée de très loin, sans contacts avec les agents publics et les usagers, et avec le calcul des coûts pour boussole. Mais cette fausse expertise fournit maints alibis aux modernisateurs managériaux pour effectuer les coupes budgétaires et de personnels qu’ils avaient déjà l’intention d’opérer.
Un cas d’école : demander à McKinsey pour 500 000 euros une étude sur l’avenir du métier d’enseignant, alors qu’on peut le demander à des enseignants, éparpillés dans des zones géographiques différentes et confrontés à des élèves différents, et éventuellement confier cette mission aux inspecteurs, c’est un grand doigt d’honneur – si on peut s’exprimer de la sorte – au corps de l’inspection.
Cela participe d’une lutte au sein de l’élite, pour la hiérarchie à l’intérieur de l’élite, qui s’apparente à une bombe atomique. Si vous donnez de l’argent à des amis, ils vous en redonneront un jour, de l’argent ou du pouvoir…
C. L. : Le début du recours important aux cabinets de conseil remonte à la fin des années 1990 et au début des années 2000, et il est devenu encore plus massif ces dernières années. Notre livre en parle car notre coauteure Julie Gervais les étudie depuis plusieurs années. Il s’agit d’un petit groupe de cabinets de conseil qui proposent tous plus ou moins la même chose, à partir d’une pensée unique construite dans les mêmes écoles que celles qui forment les hauts fonctionnaires. L’avis extérieur qui est demandé provient de personnes issus du même monde.
« Solliciter les avis standardisés des cabinets de conseil, c’est nier l’expertise non seulement de la haute fonction publique, mais aussi des personnels des universités et des organismes publics de recherche » – Claire Lemercier
De plus, demander ces avis standardisés, c’est nier l’expertise non seulement de la haute fonction publique, mais aussi des personnels des universités et des organismes publics de recherche. Ils et elles publient des éléments de recherche appliquée, tout à fait lisibles, le plus souvent librement accessibles en ligne – que ce soit sur les politiques agricoles, éducatives, culturelles, fiscales ou autres. Mais rares sont les personnels des administrations centrales qui pensent à les lire. Ils préfèrent commander à un cabinet de type McKinsey un rapport, dont souvent, d’ailleurs, les données de base seront extraites de ce travail des universitaires – mais dont les conclusions iront toujours dans le sens du nouveau management public. Et les appels d’offre pour « prestations intellectuelles » des ministères sont le plus souvent rédigés d’une façon qui ne permet pas aux laboratoires de recherche publics d’y répondre, alors que leurs rapports coûteraient infiniment moins cher.
Le nombre de fonctionnaires augmente, surtout dans les collectivités territoriales et à l’hôpital, pourtant dans votre livre il est question de coupes dans les effectifs, et dans le débat public, on pointe le manque de personnels soignants. Comment l’expliquer ?
C. L. : Les effectifs qui baissent sont ceux des titulaires dans la fonction publique d’État, ce qui n’était pas arrivé depuis très longtemps. C’est donc une réussite partielle du projet de défonctionnarisation, qui passe par des vases communicants : on fait passer des personnes qui étaient dans la fonction publique d’État vers la territoriale. C’est le cas notamment dans l’Équipement.
Dans les années 1970, les personnes qui entretenaient les routes par exemple étaient payées sur le compte de l’État, même si elles travaillaient à l’échelle départementale ; elles sont désormais payées par les collectivités, il n’y a presque plus de routes nationales. Mais le statut de la fonction publique territoriale est moins protecteur à beaucoup d’égards.
Derrière une façade d’effectifs qui restent globalement constants dans les grandes masses, et en légère baisse pour les titulaires de la fonction publique d’État, se produit une vague de fond : le transfert de nombreuses tâches autrefois effectuées par des fonctionnaires à des contractuels ou des vacataires, ce que montre bien l’historien Émilien Ruiz. Ce sont souvent des femmes, embauchées sur des contrats de plus en plus courts, de quelques mois voire de quelques heures.
Ce changement pose un grand problème du point de vue de la qualité du service public, même lorsque les personnes sont surdiplômées et de très bonne volonté. Elles passent davantage leur temps à réfléchir au prochain contrat ou aux transports pour passer d’un demi-poste à un autre demi-poste, plutôt qu’à mettre toute leur énergie dans le service qu’elles rendent.
Tout cela contribue à des services publics moins bons, surtout que s’y ajoute comme évoqué plus haut, le temps passé par les fonctionnaires en poste à faire du reporting sur leur métier, ou à remplir des objectifs absurdes, tels ces policiers qui mettent tel type de contraventions parce que c’est plus facile pour remplir les cases, plutôt que d’autres actions perçues positivement par la population.
La droite et LREM critiquent en ce moment le supposé sur-encadrement administratif des hôpitaux, mais ce que racontent les infirmières et les médecins, c’est qu’ils et elles passent beaucoup de temps à des tâches administratives plutôt que de soigner.
W. P. : Le nombre de fonctionnaires n’a de sens que par rapport aux besoins, et notamment au volume de la population. Ce dernier croissant, si le nombre de fonctionnaires décroît ou est stable, alors les besoins ne seront pas remplis.
Claire Lemercier l’a dit, il y a également la question du savoir-faire professionnel. Ce que montre le livre, et c’est pour cela que l’on emploie le terme de massacre à la modernisation, en précisant que nous l’employons d’un point de vue littéral, c’est que ces modernisations sont véritablement des massacres. Des massacres professionnels, car elles déprofessionnalisent. Les infirmières à l’hôpital deviennent des ouvrières du soin. Elles n’ont plus le temps de s’occuper avec humanité des malades, lesquels ne sont pas juste des lits. Les assistantes sociales sont obligées de faire du reporting en permanence sur quatre logiciels différents. Leur temps de travail est cannibalisé par une mesure abstraite. Elles ne peuvent plus aider les personnes au RSA ou contre les expulsions locatives.
Dans bien des cas, la vocation, au principe du choix du métier, devient mission impossible. Le travail lui-même devient mission impossible. Or il faut pouvoir pratiquer son métier. Cela se traduit par de nombreux burn-out, par des violences au guichet. Au fur et à mesure que les équipes de travail sont en mouvements permanents tout en étant précarisées, un certain savoir-faire pour gérer les situations compliquées au guichet est en effet perdu.
Ces dévalorisations de la fonction publique font aussi perdre leur fierté aux fonctionnaires, qui pour beaucoup se sentaient auparavant investis d’une tâche sociale majeure. Je pense aux agents des impôts qui font les contrôles fiscaux des entreprises. Avec les nouvelles techniques logicielles comme le data mining, ils sont quasiment interdits d’investiguer ; c’est l’algorithme, lequel a d’énormes trous, et conduit à beaucoup moins de contrôles des entreprises désormais, qui leur indiquent où investiguer ou pas…
Fort de votre enquête, n’avez-vous pas le sentiment que la campagne présidentielle a révélé un changement de positionnement des candidats sur ces questions ?
C. L. : J’ai l’impression qu’il y a un moindre consensus sur l’idée d’abaisser le nombre de fonctionnaires. Peut-être les questions des journalistes sont-elles plus incisives. Peut-être la crise du Covid a-t-elle rendu plus visibles les services publics.
Lors d’une précédente catastrophe, certes moins globale, la tempête de fin 1999, les usagers avaient pris conscience de l’importance du bon fonctionnement des services publics (EDF était encore public à l’époque). Des enquêtes effectuées à l’époque avaient montré que des agents avaient retrouvé le sens de chaque métier (réparation, accueil). Les crises constituent parfois des tournants.
« Pendant la crise sanitaire, le pays n’a tenu qu’à un fil, et ce fil, c’était les services publics » – Willy Pelletier
W. P. : Un prix Nobel très libéral d’économie, Robert Lucas, farouche adversaire de Keynes, disait : « Je suppose que tout le monde est keynésien dans les tranchées ». Avec le Covid, nous avons été dans la tranchée, et on s’est aperçus que les services publics n’étaient pas « archéos », passifs, ni inutiles, mais au contraire, qu’ils ont été très réactifs. Le pays n’a tenu qu’à un fil, et ce fil, c’étaient les services publics. Ce n’était pas seulement un dévouement des agents publics, des aides-soignantes, des infirmières, des praticiens hospitaliers, mais aussi des enseignants et des enseignantes – qui sont allés à l’école en sachant qu’ils attraperaient le Covid –, des agents d’entretien, des premières de corvée, travaillant souvent dans le secteur public. C’était un sacrifice. Tout le monde en a aujourd’hui conscience, ce qui permet un regard neuf sur le service public et les hôpitaux publics. Même si les riches se servent assez peu des services publics, ils ont été obligés de compter avec.
Concernant la présidentielle, les candidats étaient entourés d’élus confrontés à la fermeture en cascade des maternités de proximité, des classes de primaire (400 en 2019), des CAF, et qui saisissent que ces fermetures mettent en péril les équilibres sociaux.
Peut-être y-a-t-il aussi un seuil au-delà duquel le désaménagement du territoire n’est plus possible. On veut le croire.
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