Du temps du communisme, Bulgares et Roumains se connaissaient à peine. Aujourd’hui, ils découvrent avec un émerveillement enfantin la vie que l’on mène de l’autre côté du fleuve.
Le long du Danube, les villes bulgares et roumaines vont par paires : Ruse-Giurgiu, Svichtov-Zimnicea, Toutrakan-Oltenita. Ainsi, lorsqu’on dit Vidin [prononcer “Vidine”], l’association spontanée est Calafat. Calafat est bien plus qu’une association, la ville est même visible de l’autre côté du grand fleuve, mais jusqu’à récemment, c’était un endroit où l’on ne pouvait pas aller comme ça, sur un coup de tête. Il fallait un passeport et même un visa de sortie. C’est pour cela que nous avons décidé de nous rendre dans cette ville voisine en utilisant ce sésame européen nouvellement acquis qu’est la carte d’identité.
L’embarcadère du ferry Vidin-Calafat se trouve à 2,5 kilomètres de Vidin. On accède facilement jusqu’au quai en taxi. Ce ferry dessert le couloir de transport paneuropéen n° 4, celui qui part de l’Allemagne, traverse l’Autriche, la Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie et la Grèce pour arriver jusqu’en Turquie ; un couloir qui passe ici, sur quelques milles nautiques du Danube, pour effectuer la jonction entre Vidin et Calafat. [La construction d’un pont, sur les modalités de laquelle Bucarest et Sofia n’arrivent pas à se mettre d’accord depuis des décennies, est prévue pour “bientôt”.] La distance entre les deux villes ne dépasse pas les 3 à 4 kilomètres en ligne droite, une ligne qui traverse obliquement le fleuve puisque Calafat est légèrement en amont de Vidin. Avant d’arriver au port du ferry, on passe par le poste-frontière, où il fallait se soumettre, il y a encore quelques mois, à des procédures complexes. Aujourd’hui, il suffit de montrer sa carte d’identité à un employé écrasé par l’ennui.
Le ferry n’a pas d’horaires, c’est son seul inconvénient. L’attente n’excède cependant jamais une heure, le temps nécessaire pour que le bateau arrive, décharge et se remplisse à nouveau. En une dizaine de minutes, il engloutit douze poids lourds et quelques voitures de tourisme. Les derniers à monter sont les piétons, d’habitude une dizaine de personnes qui s’apprêtent à rendre une visite ou à faire des emplettes de l’autre coté. S’il fait beau, vous restez sur le pont pour observer le Danube, qui est ici, près de Vidin, particulièrement beau et majestueux. S’il fait mauvais, vous pouvez entrer dans la cabine réservée aux passagers. Mais elle est exiguë, avec sa petite fenêtre et son banc sur le côté. Comme elle fait penser à une cellule de prison, personne n’y reste bien longtemps. Le trajet jusqu’à Calafat dure une vingtaine de minutes. L’aller coûte 6 leva [3 euros]. Le tarif du retour est équivalent, sauf qu’il faut payer en monnaie roumaine (13 lei) ou en euros. Il faut donc penser à s’en procurer. Certains, à Vidin, nous avaient fait peur en nous disant que les flics roumains ne vous laissaient pas passer avec la carte d’identité et exigeaient parfois des passeports. Nous étions prêts à protester et à faire un scandale lorsque nous avons tendu nos cartes au douanier roumain. A notre grande déception, il les a vaguement regardées avant de nous souhaiter un bon séjour. Et cela en bulgare, s’il vous plaît, même s’il avait un fort accent valaque.
Ce passage en douceur nous a tout de suite donné des ailes. Nous nous sommes donc empressés de découvrir cette fameuse cité de Calafat. C’est une petite ville qui ne compte guère plus de 12 000 habitants. La première impression est celle d’un endroit paisible et tranquille. Les pigeons y roucoulent de la même façon qu’en Bulgarie, mais ils ne sont pas perchés sur les mêmes toits. Car les maisons roumaines ont des toits un poil plus pentus que les nôtres. Ce qui est normal, compte tenu de la géographie et du climat ; du nord au sud les toits s’aplatissent progressivement pour devenir horizontaux dans les pays arabes. On sait pourquoi.
Ce qui nous a le plus frappés, ce sont les rues. Elles sont relativement propres. Mais peu importe. Elles sont surtout incroyablement larges ! Et quand je dis larges, je ne plaisante pas : la chaussée fait de 15 à 20 mètres, alors qu’il n’y a pratiquement pas de circulation automobile. Et les rues sont presque partout goudronnées. On y voit, bien entendu, quelques nids-de-poule, tout comme chez nous. Mais on y voit peu de voitures et à peine plus de piétons. Il y règne un profond calme provincial.
Bien décidés à goûter la bière roumaine, nous cherchons un bureau de change. Sauf qu’ici il n’y en a pas ! Une vendeuse interloquée nous explique que seul un “banco” nous sortira d’affaire. On en trouve finalement un et l’on se met sagement dans la queue en compagnie de quelques épargnants calafatais. Quand vient notre tour, que vous le croyez ou pas, l’employé de banque doit noircir cinq ou six formulaires pour changer nos dix malheureux euros. Nous sommes surpris par cet excès de bureaucratie. Mais c’est ainsi, et l’Etat perçoit un pourcentage.
Cela dit, accordons un bon point à nos voisins roumains. Je ne sais pas si vous avez remarqué ce phénomène très agaçant : quand on entre dans un établissement bulgare – que ce soit une poste, une banque, un magasin ou un restaurant –, on se retrouve immanquablement témoin d’une bruyante conversation entre employés. On y apprend ce qu’ils ont mangé la veille, comment Untelle était habillée, comment Untel a avalé deux cognacs, comment toute une bande de potes ont fait une apparition inattendue, ce qu’Untel a dit à son beau-frère et comment ce dernier s’est fâché tout rouge… Soit personne ne leur a jamais expliqué de ne pas déballer leur vie privée en public, soit ils sont imperméables à l’idée qu’ils sont là au service de leurs clients, et que ces derniers ne sont pas une bande d’importuns qui tentent de s’incruster pour leur gâcher la journée. Nos voisins de Calafat semblent, eux, comprendre l’importance du client : lorsque celui-ci arrive, ils le fixent silencieusement et se mettent à sa disposition. C’est bien de lui que dépend leur salaire, non ?
Nous passons à côté de la grande église Saint-Nicolas, qui est malheureusement fermée. Nous décidons alors de suivre le meilleur conseil que l’on puisse donner à tous les touristes : va là où vont les gens du cru ! Car ils savent où l’on mange bien et pour pas cher. Il semble malheureusement que les habitants de Calafat restent chez eux et se bornent à aller au travail. Les rues sont désertes et les restaurants – quand il y en a (en tout cas, moins qu’en Bulgarie) – le sont aussi. Nous arrivons au marché couvert, pour constater que les prix ne sont pas différents de ceux pratiqués à Vidin. A propos, nous avons pu constater que les marchands ambulants locaux importent de Bulgarie des choses surprenantes : des cartons pleins de paquets de graines de tournesol grillées, des céréales, des petits gâteaux et d’autres broutilles. En revanche, nous avons vu le ferry se remplir, dans l’autre sens, de poids lourds transportant des voitures de marque Dacia. Les affaires marchent !
A la sortie du marché, un homme bizarre surgit, visiblement désireux de nouer des relations avec nous. S’il y a un dieu des reporters, c’est certainement lui qui nous a envoyé le domnul [“monsieur” en roumain] en question. M. Popescu est vétérinaire, aujourd’hui à la retraite. Il brûle d’envie d’expliquer la situation politique roumaine aux deux “invités de Bulgarie” qui se baladent si désœuvrés dans sa ville natale. Il parle beaucoup, le Dr Popescu. Il s’emporte dans au moins quatre langues : nous avons perçu des bribes de russe, de français et de bulgare, considérablement altérés. Quant au roumain, nous ne le pratiquons pas, hélas. Malgré tout, M. Popescu arrive à nous convaincre que les services secrets roumains sont toujours aussi puissants et empêchent les gens libres comme lui de vivre leur vie. “Securistu, KGBistu !” s’exclame le docteur, alors que les passants se retournent en sursaut à la vue de notre trio.
Il nous a gentiment emmenés jusqu’à la primaria [mairie], nous expliquant que le bâtiment appartenait jadis à un gros exploitant agricole dont les communistes avaient confisqué les biens. Il nous a montré aussi le centre culturel bulgare, malheureusement fermé par trois cadenas. Il voulait encore nous emmener dans les larges rues désertes, mais nous avons déclaré fermement que, dans notre pays natal, on préfère la bière fraîche au “securistu-KGBistu”, et que, personnellement, nous détestons tourner en rond… Popescu se résigne ; il est prêt à tout pour avoir un contact international. Nous nous attablons près du port pour goûter la bière Ursus, qui s’avère, au passage, buvable. La bouteille coûte 2 lei [1 lev ou 0,50 euro].
C’est là que le docteur s’empare du sujet des Daces et des Thraces et de ce qu’avait dit Hérodote sur la question. Mais, lorsqu’il faut trinquer, l’homme cultivé laisse tomber les sujets de haute culture pour lancer un toast local typique : “Hai norok si bucurie, toti tiganii in puscarie !” La traduction qu’il nous fait avec une certaine pudeur révèle que le toast n’est pas très flatteur pour les minorités, c’est-à-dire que l’on boit à notre santé et notre bonne fortune à nous, en revanche pour ce qui concerne les Tsiganes, ils peuvent aller… Bref, ils peuvent aller quelque part, mais on n’a pas trop bien compris où. Oui, bon d’accord, ce n’est pas très en phase avec la politique antidiscriminatoire de l’Union européenne, mais nous avons promis de ne pas en souffler mot lorsque nous irons à Bruxelles.
Boïko Lambovski
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