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Par Roger Vicquéry
Les récentes tensions géopolitiques ont replacé au cœur des réflexions le rôle hégémonique du dollar et son potentiel déclin. Une nouvelle mesure à long terme de la concurrence entre monnaies à l’échelle mondiale montre qu’en deux siècles, aucune des grandes devises internationales n’a été capable de conserver aussi longtemps un tel leadership.
L’hégémonie du dollar au sein du Système monétaire international (SMI) fait depuis longtemps l’objet d’une controverse. Dans les années 1960, Valéry Giscard d’Estaing dénonçait un « privilège exorbitant » lié à l’émission de la monnaie globale dominante. Aujourd’hui, la dominance du dollar se traduit par une contrainte, via un cycle financier mondial largement déterminé par la Fed, sur la politique économique menée dans de nombreux pays tiers. Un émetteur hégémonique d’actifs sûrs mondiaux pourrait d’ailleurs menacer la stabilité financière mondiale : la demande croissante d’actifs sûrs risque d’excéder la capacité budgétaire des États-Unis, donnant ainsi lieu à un « nouveau dilemme de Triffin ».
Hors des États-Unis, certains décideurs plaident depuis longtemps en faveur d’une transition vers un SMI davantage multipolaire (Villeroy de Galhau, 2022 ; Carney, 2019). Plus récemment, la décision des États-Unis et de ses alliés de geler les réserves de la banque centrale russe a suscité un nouveau débat sur la pérennité de l’hégémonie du dollar dans le contexte géopolitique actuel.
 
Une transition du SMI vers un dispositif dans lequel le dollar ne serait pas dominant est-elle à l’ordre du jour ? Et à quoi ressemblerait une telle transition ?
L’hégémonie du dollar a donné lieu au paradigme de la monnaie dominante (Gopinath et al., 2020), selon lequel les effets de réseau et les interactions stratégiques engendrent un équilibre au sein du SMI dans lequel le gagnant remporte tout. Toutefois, à partir d’une analyse historique, Eichengreen et al. (2017) montrent comment un SMI davantage multipolaire a pu constituer la norme par le passé et être maintenu sous réserve d’une large coopération monétaire internationale.
En prolongeant de façon significative les quantifications historiques du SMI existantes, Vicquéry (2022) fournit une nouvelle mesure, continue sur deux siècles, de l’importance relative des grandes devises mondiales. Il utilise un algorithme simple, fondé sur des modèles de co-mouvement des changes, pour calculer le poids de dominance monétaire internationale, depuis 1825, de chaque grande devise mondiale. Ce travail empirique, qui s’appuie sur une base de données inédite, à fréquence hebdomadaire, couvrant le marché des changes de Londres depuis le début du 19e siècle, met en évidence la singularité de l’hégémonie du dollar depuis deux siècles (Graphique 1).
 
À partir des poids estimés, on peut quantifier la structure et l’intensité de la concurrence au sein du SMI sur deux siècles. Cet exercice mène à un constat majeur : l’ampleur, la stabilité et la persistance de la dominance du dollar depuis la Seconde Guerre mondiale contrastent nettement avec l’expérience du SMI au cours des 150 années précédentes. En effet, aucune monnaie leader au plan mondial n’a été capable de conserver cette position aussi longtemps par rapport à sa concurrente la plus proche (Graphique 2).
La livre sterling peut être considérée comme une monnaie mondiale hégémonique sur la période 1825-1939. Son leadership a cependant été fréquemment menacé par ses proches concurrentes. Ces épisodes de concurrence accrue sont souvent liés à des processus d’intégration monétaire régionale. Ce fut le cas avec la montée en puissance du franc français au cours de la période précédant l’établissement de l’Union latine dans les années 1850. Ce fut également le cas à deux reprises avec le mark allemand, à partir de la fin des années 1860 alors que l’unification allemande était en cours, et dans les années 1970, lorsque la fin de Bretton Woods a marqué le début de l’intégration monétaire européenne.
S’agissant de l’entre-deux-guerres, période réputée correspondre à un pic de concurrence monétaire internationale, le dollar a brièvement dépassé la livre sterling une première fois à la fin des années 1920 puis à nouveau à la veille de la Seconde Guerre mondiale. La dévaluation de la livre sterling en 1931 marque également une importante discontinuité – précédemment négligée par la littérature – le SMI étant alors caractérisé par une forte dominance du franc français jusqu’en 1936.
Le caractère inédit de l’hégémonie du dollar soulève la question d’un possible « retour à la moyenne » vers la norme historique de long terme. Si discontinuité il devait y avoir, on pourrait bien imaginer que les niveaux sans précédent de cette hégémonie se traduisent par des niveaux de perturbations financières également sans précédent.
Une interprétation plus optimiste est bien sûr également possible. La persistance de l’hégémonie du dollar pourrait être cohérente avec de potentiels changements structurels intervenus durant la seconde moitié du siècle dernier, qui auraient significativement renforcé les effets de réseau du leadership monétaire international par rapport à l’expérience de la livre sterling. Dans cette perspective, le modèle de compétition entre actifs sûrs mondiaux de Farhi et Maggiori (2018) montre que l’ampleur de l’avantage du dollar par rapport aux monnaies concurrentes pourrait être en soi un indicateur de la stabilité future de son statut hégémonique.
L’indice Herfindahl-Hirschman Index synthétise le niveau de concentration des scores de dominance monétaire globale, un indice plus faible indiquant davantage de concurrence. L’avantage du leader est calculé comme la différence entre le score de la devise mondiale leader et celui de sa concurrente la plus proche.
Les débats concernant le futur de l’hégémonie du dollar se concentrent souvent sur les implications pour la stabilité financière mondiale d’une évolution vers plus de multipolarité.
Il ressort de l’estimation de la structure concurrentielle du SMI sur deux siècles (Graphique 2) qu’un système davantage multipolaire a pu être durablement maintenu par le passé. Toutefois, cela a effectivement pu être associé à davantage d’instabilité. Une plus grande concentration de la dominance monétaire est en effet négativement corrélée à la prévalence de crises financières durant deux siècles (Graphique 3).
La relation n’est en rien causale et dépend fortement de sous-périodes spécifiques, ce qui demeure compatible avec une stabilité d’un dispositif multipolaire conditionnelle à un environnement de coopération monétaire. Il est néanmoins intéressant de constater que les niveaux de concurrence entre devises mondiales durant la période classique de l’étalon-or (1878-1914), couramment considérée comme un bon exemple de multipolarité coopérative et stable, étaient nettement inférieurs à ceux observés à l’époque de l’étalon de change-or, période de l’entre-deux-guerres marquée par l’absence de coopération et l’instabilité. Cela devrait pousser à relativiser le parallèle fréquemment dressé entre les deux régimes.
En résumé, une nouvelle quantification sur le long terme du SMI met en évidence le caractère idiosyncratique de l’hégémonie actuelle du dollar. De futurs travaux, s’appuyant sur ce nouvel outil empirique, devront approfondir les déterminants du statut de monnaie internationale et des discontinuités monétaires internationales ainsi que la relation entre stabilité financière mondiale et structure du SMI.

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