Sur les traces des États-Unis qui ont renforcé leurs positions militaires en Europe de l’Est cette semaine, le Canada a annoncé jeudi qu’il envisage lui aussi d’envoyer des soldats en Pologne et dans les pays baltes, se disant « très préoccupé par les menaces de la Russie » envers l’Ukraine, a résumé la ministre canadienne de la Défense, Anita Anand, lors d’une visite en Lettonie.
Alors que la diplomatie piétine depuis des semaines pour dénouer la crise sécuritaire à la frontière russo-ukrainienne, le bruit de bottes se fait de plus en plus entendre en Europe, où la Maison-Blanche estime qu’une invasion de l’Ukraine par la Russie pourrait survenir « à tout moment », a rappelé une nouvelle fois mercredi la porte-parole du président Joe Biden, Jen Psaki.
Washington a même affirmé le lendemain avoir la preuve que Moscou prépare des « vidéos de propagande très violentes » montrant des attaques contre ses intérêts en Ukraine pour servir de prétexte à une invasion de l’ex-république soviétique.
Or, cette mise en alerte et cette préparation à la riposte qui s’intensifie chaque jour un peu plus tranchent avec la réaction même de l’Ukraine qui, depuis le début de la crise et surtout depuis les premières loges de ce conflit, est loin d’être aussi catégorique sur le risque d’invasion et appelle même ses alliés occidentaux à cesser de « paniquer ».
Jeudi, le ministre ukrainien de la Défense, Oleksiï Reznikov, en a d’ailleurs remis une couche en jugeant « faible » le risque d’une « escalade significative », alimentant ainsi une asymétrie des perceptions face à la menace qui devient de plus en plus criante. Menace que le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, réduit depuis le commencement de la crise à un « jeu diplomatique complexe », plutôt que d’y voir un réel risque d’invasion.
« Nous vivons depuis des années avec la menace russe à notre frontière, résume Bohdan Nahajlo, rédacteur en chef du quotidien Kiev Post, joint cette semaine par Le Devoir dans la capitale ukrainienne. Même si certains Ukrainiens se préparent à une attaque militaire russe, la plupart estiment que ces tensions relèvent surtout d’un bluff de la Russie qui, par cette crise, cherche à obtenir des concessions de l’Ouest » en matière de sécurité et d’influence géostratégique dans la région.
En faisant monter la pression sur l’Ukraine, Moscou espère empêcher que ce pays adhère à l’OTAN, comme l’ont fait au cours des dernières années plusieurs autres pays de l’Est anciennement sous son giron, comme la Roumanie et la Bulgarie. Le Kremlin a d’ailleurs mis sur la table le retrait des armées de l’Alliance de ces deux pays avant d’envisager une désescalade dans le conflit en cours.
« L’intention de la Russie est aussi de faire paniquer les Ukrainiens pour mieux les diviser, ajoute M. Nahajlo. Et céder à cette panique, c’est finalement faire le jeu du Kremlin. »
L’annonce du rapatriement des familles et du personnel non essentiel de l’ambassade américaine — suivi par ceux des missions canadienne et britannique — la semaine dernière a d’ailleurs laissé plusieurs Ukrainiens interdits face à la nécessité d’une telle mesure. « Très franchement, ces Américains sont plus en sécurité à Kiev qu’ils ne le sont à Los Angeles… ou dans toute autre ville américaine en proie à la criminalité », a d’ailleurs indiqué une source proche du président Zelensky citée par le média en ligne BuzzFeed.
« Il n’y a même pas de preuves qu’une attaque est en préparation », a dit samedi dernier David Arakhamia, leader parlementaire du parti au pouvoir et homme le plus influent du Parlement ukrainien, dans les pages du magazine allemand Der Spiegel . « Mais chaque matin, nous nous réveillons et voyons dans un média international un nouveau reportage sur l’Ukraine avec des cartes et des flèches. Cela ne vous semble-t-il pas étrange ? »
Céder à cette panique, c’est finalement faire le jeu du Kremlin
Mardi, le président russe, Vladimir Poutine, a cherché une nouvelle fois à brouiller les cartes en se posant désormais en victime de la crise en cours, et ce, après avoir pourtant accru le nombre de ces militaires à sa frontière avec l’Ukraine et fait planer en décembre dernier le spectre d’une riposte « militaire et technique » si ses demandes ne sont pas entendues par l’Occident.
Le chef du Kremlin a accusé Washington et ses alliés d’utiliser l’Ukraine comme « instrument pour entraîner [la Russie] dans un conflit armé », et ce, pour mieux la frapper par la suite « de sanctions plus dures », a-t-il lancé lors d’une conférence livrée à Moscou, à la suite de sa rencontre avec le premier ministre hongrois, Viktor Orbán. Des mots qui, pour le moment, sanctionnent surtout l’Ukraine, dont l’économie pâtit le plus des tensions actuelles, justifiant sans doute les nombreux appels au calme lancés par le président Zelensky.
« C’est probablement une des raisons les plus importantes pour comprendre cette asymétrie  dans les perceptions du risque, lance à l’autre bout du Skype Bohdan Nahajlo. La perspective d’une attaque frontale de la Russie est peu plausible, mais la seule existence d’une menace mine la confiance des investisseurs dans l’économie de l’Ukraine et fait partir des investissements dont le pays a pourtant besoin. »
Sur 136 compagnies européennes installées en Ukraine et sondées par l’European Business Association, 17 % songent en effet à déménager dans une région de l’Ouest européen où la menace russe n’existe pas.
En janvier, la banque centrale ukrainienne a dû dépenser plus d’un milliard de dollars pour éviter la chute de la hryvnia, la monnaie nationale, plombée par la fuite de capitaux étrangers en raison de l’inquiétude exprimée par les alliés de l’Ukraine. Son cours a perdu 8,4 % face au dollar américain, depuis que Moscou a accentué ses mouvements de troupes en novembre dernier à la frontière.
Des manœuvres militaires qui pourtant, du point de vue ukrainien, ne s’éloignent pas vraiment du quotidien imposé par la Russie à l’Ukraine depuis l’annexion de la Crimée en 2014 et l’occupation de facto de la région du Donbass par Moscou.
« Je ne dirais pas que les gens sont blasés, dit Bohdan Nahajlo. Il y a une préoccupation face à une des menaces les plus importantes depuis 2014. Mais objectivement, avec 100 000 militaires, les Russes n’ont pas assez de soldats pour attaquer des villes majeures. Et puis, contrairement à 2014, ils vont faire face à une armée beaucoup mieux préparée, ce qui laisse penser que tout ça n’est finalement rien de plus qu’un bombage de torse à des fins stratégiques. La Russie cherche aussi à convaincre les Ukrainiens qu’ils ne sont pas capables de vivre sans les Russes et qu’ils ne seront pas soutenus par les Européens. »
Un scénario malmené par l’aide de 1,2 milliard d’euros promis à Kiev par Bruxelles pour aider le pays à traverser cette crise et par la quête d’unité des Occidentaux qui, depuis des semaines, affirment leur soutien à l’Ukraine face à la belliqueuse Russie.
Jeudi, le président français, Emmanuel Macron, a tenté d’ailleurs de remettre l’Europe au cœur des négociations de paix en cours, dominées jusque-là par Washington, en discutant avec M. Poutine des « garanties de sécurité » exigées par Moscou lors de la troisième conversation téléphonique de la semaine sur ce sujet avec son homologue russe.
M. Zelensky a pour sa part indiqué avoir discuté avec M. Macron d’une « accélération du processus de paix » dans le cadre du format diplomatique dit de Normandie, qui réunit autour de la même table la Russie et l’Ukraine, sous la médiation de Paris et de Berlin. Un maintien des discussions qui, contrairement à la menace d’une invasion, semble pour le moment faire davantage l’unanimité.
Mercredi, le premier ministre britannique, Boris Johnson, et Vladimir Poutine se sont entendus en effet sur le fait qu’« une aggravation [de la crise en Ukraine] n’était dans l’intérêt de personne » et sur la nécessité de maintenir « un esprit de dialogue », a indiqué Downing Street après leur conversation téléphonique.
Avec l’Agence France-Presse
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