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Le voyage d’Emmanuel Macron dans la péninsule arabique, du 2 au 4 décembre 2021, a été l’occasion pour la France, à la veille de sa présidence de l’Union européenne, d’affirmer un rôle de puissance stabilisatrice dans une zone Moyen-Orient Méditerranée déboussolée par le retrait américain de Kaboul le 30 août, en pleine recomposition depuis la signature des Accords d’Abraham au second semestre 2020, et marquée par une pression migratoire persistante, qui prend en otage les débats électoraux dans les démocraties du Vieux Continent, en termes sécuritaires, démographiques et culturels.
Ce déplacement scandé par les trois étapes de Dubaï, Doha et Djedda, intervient aussi alors que la dynamique impulsée par les accords d’Abraham entre Israël et quatre États arabes (Émirats Arabes Unis, Bahreïn, Soudan et Maroc – avec le nihil obstat saoudien) est en passe de fracturer « l’axe fréro-chiite » mis en place par la Turquie, le Qatar et l’Iran en soutien à l’islamisme politique des Frères musulmans depuis le blocus de l’émirat gazier par ses voisins, de juin 2017 à janvier 2021 [cartes 1 et 2]. La réconciliation saoudo-qatarienne, marquée par la tournée de l’ensemble des membres du CCEAG [Conseil de Coopération des États Arabes du Golfe] qu’a effectuée le prince héritier saoudien Mohammed ben Salman dans la foulée de la visite du président français, témoigne de la remise en selle de cette alliance régionale, créée comme syndicat professionnel des exportateurs d’hydrocarbures et s’engageant désormais dans une mutation majeure afin de devenir le principal pourvoyeur mondial des énergies renouvelables pour demain, sous la menace du réchauffement global.
L’enjeu économique, et ses conséquences sociales et politiques pour chacun des pays concernés, sont tels que ceux-ci ont mis sous le boisseau des rivalités autrefois aiguisées par la présidence de Donald Trump. L’itinéraire même de l’Airbus présidentiel, qui a lié symboliquement trois destinations dont les dirigeants étaient encore à couteaux tirés un an auparavant, en témoigne éloquemment. Il en va de même de la symbolique des escales – par-delà la fin du statut de paria de Doha : aux Émirats et en Arabie, les puissances invitantes n’ont pas choisi la capitale pour recevoir leur hôte.
L’enjeu économique, et ses conséquences sociales et politiques pour chacun des pays concernés, sont tels que ceux-ci ont mis sous le boisseau des rivalités autrefois aiguisées par la présidence de Donald Trump.
En premier lieu Dubaï – et non Abu Dhabi, fief de la famille émirienne régnante des Âl Nahyan : c’était l’occasion pour celle-ci de témoigner, à l’occasion de l’Exposition Internationale, de son emprise complète sur l’ensemble de la fédération des Émirats (le cheikh Mohammed Âl Maktoum, ruler de Dubaï, pourtant ministre de la défense en titre, n’avait pas été convié au déjeuner, dans un restaurant italien de l’Expo 2022… opportunément dénommé « Boussole » (Bussola), alors qu’était conclu le « contrat du siècle » avec 80 Rafales vendus pour un montant de plus de 16 milliards d’euros). Mais le choix de la cité-marchande de la fédération était aussi une manière de défendre et illustrer le rôle irremplaçable de celle-ci, au moment où l’Arabie Saoudite, qui a libéralisé l’accès à son territoire et modernisé son administration, exige que le siège social des entreprises étrangères y travaillant soit désormais localisé sur place, et non plus à Dubaï. Jusqu’à tout récemment, cette métropole-champignon était la seule place fonctionnelle pour les affaires dans une région richissime en hydrocarbures, mais où les institutions étaient inadaptées au commerce international, tant dans l’Arabie wahhabite, que l’Irak de Saddam Hussein ou la République islamique d’Iran.
Quant à Djedda, cette ville historique, port pour les pèlerins se rendant à La Mecque depuis le VIIème siècle, symbolise le recentrage du Royaume sur la mer Rouge voulu par Mohammed ben Salman [cartes 3 et 4] : désormais au sud de la cité futuriste et « post-hydrocarbures » de NEOM, Mecque numérique à proximité d’Israël et du canal de Suez, sur l’une des principales « routes de la soie » maritimes par laquelle transitent les marchandises chinoises vers l’Europe.
Du point de vue français, ce voyage s’inscrivait aussi dans la continuité du déplacement du président à Bagdad le 28 août pour un sommet régional, au moment précis où s’amorçait le retrait américain de Kaboul : l’initiative irako-française y contribuait à instaurer la capitale de la Mésopotamie, où le Premier Ministre Moustapha Kazemi est parvenu à se distancier de la pesante tutelle iranienne tout en conservant des rapports étroits mais plus égalitaires avec Téhéran [carte 5], en un lieu de dialogue neutre où purent se retrouver les dirigeants de puissances comptant dans la région (le président égyptien Al-Sissi, le roi de Jordanie Abdallah II, les émirs Nawaf du Koweït et Tamim de Qatar, ainsi que les ministres des Affaires Étrangères turc, iranien et saoudien). En se rendant à Bagdad, Mossoul et Erbil – soit dans les zones chiite, sunnite et kurde du pays – et en y co-animant avec le Premier Ministre Kazemi le dialogue régional, Emmanuel Macron signifiait que, au moment même où les États-Unis quittaient Kaboul, la France, et potentiellement l’Europe (dont la France a la présidence de janvier à juin 2022) avec elle, entendaient y jouer un rôle de stabilisation et de réduction des tensions.
La lutte contre le terrorisme et son financement, contre l’islamisme politique (ou « séparatisme islamiste », selon les termes du discours des Mureaux du 2 octobre 2020), contre l’immigration illégale et la prolifération nucléaire iranienne sont en effet des enjeux majeurs pour les États du nord de la Méditerranée. En revanche ceux-ci ne revêtent plus semblable caractère d’urgence pour les États-Unis désormais focalisés sur leur compétition polymorphe avec la Chine – et qui ont basculé de l’Atlantique Nord au Pacifique Sud leur centre d’attention stratégique auquel sont affectées les forces redéployées depuis le Moyen-Orient. De plus, en réaffirmant son soutien à M. Kazemi, le président Macron fait retour à la tradition de ses prédécesseurs Charles de Gaulle et Jacques Chirac, tous deux particulièrement attachés à l’alliance irakienne, mais que les tutelles américaine, puis iranienne, sur ce pays depuis l’invasion de mars 2003 avaient vidée in concreto de toute substance.
La question iranienne, au moment où reprennent à Vienne les négociations du JCPOA, inaugurées le 14 juillet 2015 sous la présidence Obama puis interrompues par son successeur le 8 mai 2018, se pose à l’aune du rapport de forces fluctuant entre Téhéran, ses adversaires et ses alliés – tant contraints que d’opportunité. En 2021 [carte 6] le « croissant chiite » – selon l’expression du roi Abdallah II en décembre 2004 – a renforcé, grâce à l’appui russe, son implantation en Syrie où Bashar al Assad a réussi à conserver le pouvoir à l’issue d’une décennie de guerre civile. En revanche, ses positions sont moins assurées en Irak, où Washington a fait tuer par un drone le commandant de la force Qods des Gardiens de la Révolution, le général Soleymani, le 2 janvier 2020, alors qu’il venait mater le soulèvement de chiites irakiens contre l’extorsion sur les revenus du pétrole exercée par la République Islamique suite à l’embargo consécutif au retrait américain du JCPOA le 8 mai 2018.
Au Liban, la pesante mainmise du Hezbollah est remise en cause depuis les soulèvements de 2019 par une partie croissante de la population, y compris parmi la moitié des chrétiens qui s’y étaient ralliés au nom de l’alliance des minorités confessionnelles contre l’agressivité du sunnisme wahhabisé que promouvait Riyad avant l’arrivée au pouvoir de Mohamed ben Salman. En conséquence de cette domination du « parti de Dieu » sur le pays du Cèdre, les investissements des pétromonarchies de la péninsule y ont cessé, le plongeant dans un chaos jamais vu : en 2020, 1,7 million de Libanais avaient basculé dans la pauvreté, et 3 millions en 2021. Cela a accéléré la fuite massive des cerveaux et des classes moyennes qui pouvaient se réinsérer sur le marché international. Or Téhéran ne peut se permettre de « lâcher » le Hezbollah car les missiles de celui-ci, implantés dans le sud au pourtour de la frontière israélienne, tiennent l’État hébreu sous leur menace et constituent la principale force de dissuasion à toute attaque contre le territoire de la République islamique. On sait à Washington que toute attaque sur l’Iran se traduirait immédiatement par une pluie de roquettes sur la Galilée et jusqu’à Tel-Aviv, causant un nombre de morts insupportable politiquement pour les dirigeants et l’opinion publique américaine. Il en va de même de Hamas dans la bande de Gaza, fourni en missiles par Téhéran, et capable par ce biais de peser sur la vie politique israélienne – comme l’a montré la « Guerre des Onze Jours » de mai 2021 [carte 7 et notre « chronique » dans LGC du 27 mai ] qui revêtait ainsi un caractère d’avertissement sur les dommages que pourrait causer l’activation des batteries du Hezbollah, lesquelles se sont abstenues d’entrer en action pour maintenir à cet affrontement un caractère limité.
Dans ce contexte tendu, le déjeuner de Djedda a permis de renouer les fils du dialogue saoudo-libanais : grâce à la médiation française, une conversation téléphonique entre le prince héritier et le Premier ministre Najib Mikati (le premier contact depuis quatre ans à ce niveau) a permis d’engager un processus devant conduire à la constitution d’un fonds sous la houlette franco-saoudienne pour reconstruire les infrastructures de santé, d’éducation, de défense et l’approvisionnement en énergie du pays du Cèdre (l’Iran s’y étant substitué en fournissant le pays en pétrole par des tankers arrivant au port de Beyrouth). Cette ouverture saoudienne s’est produite en parallèle au réchauffement des relations avec Qatar, marqué trois jours plus tard par des signes concrets. Le prince héritier s’y est rendu les 7 et 8 décembre, troisième étape après Oman et Abu Dhabi de sa tournée du CCEAG. Alors que le communiqué commun avec Mohammed ben Zayed lors de la deuxième étape demeurait assez froid et formel, celui qui conclut le séjour qatari, où le dirigeant saoudien a passé la nuit, un signe symbolique fort dans la culture bédouine de la diyafa [hospitalité], fut marqué par une chaleur inédite. De la longue accolade avec le cheikh Tamim à la descente d’avion en passant par la visite commune au stade de Lusail où doit se dérouler la finale du Mundial de football de 2022 dont le blocus du Qatar de 2017 à 2021 avait menacé le déroulement -, cette visite démonstrative affirmait, selon le communiqué saoudien à l’issue de celle-ci « la solidité des relations fraternelles entre nos deux pays, et la volonté commune d’approfondir la coopération bilatérale dans tous les domaines ». Pareille déclaration sanctionne en outre le succès du Qatar dans sa résilience à résister aux trois années de blocus, due notamment à la mobilisation à cette fin de son soft power financier international – dont le rachat par un fonds d’investissement où figurait la Qatar Investment Authority du gratte-ciel new-yorkais du 666 5th Av. en faillite appartenant à Charles Kushner – père du gendre de Donald Trump Jared Kushner et son conseiller pour le Moyen-Orient, toujours très actif en 2021 dans la péninsule arabique – a constitué l’un des moments paradigmatiques.
La lutte contre le terrorisme et son financement, contre l’islamisme politique, contre l’immigration illégale et la prolifération nucléaire iranienne sont des enjeux majeurs pour les États du nord de la Méditerranée.
La recherche d’un modus vivendi avec Téhéran, outre la consécration du rôle de médiateur du Qatar, avait également été menée par les ÉAU : le lundi 6 décembre, à la veille de l’arrivée du Prince héritier à Doha, cheikh Tahnoun, conseiller national de sécurité de son frère Mohamed ben Zayed leader des ÉAU, fut reçu à Téhéran par son homologue l’amiral Ali Chamkhani, explicitant la multiplication des contacts entre les deux rives du Golfe pour décélérer les tensions. En effet, les États membres du CCEAG demeurent inquiets face aux armes non conventionnelles dont les menacent l’Iran et ses divers proxies régionaux, à la manière du Hezbollah libanais et du Hamas palestinien face à l’État hébreu : le 14 septembre 2019, les raffineries saoudiennes d’Abqaïq et Khumaïs furent endommagées par des tirs de missiles revendiqués initialement par les Houthis yéménites, mais imputables en réalité au Hezbollah irakien (deux organisations téléguidées par les Gardiens de la Révolution iraniens), suscitant une baisse de 5 millions de barils/jours des exportations pétrolières du royaume avant leur réparation, sans que le Pentagone, même sous la présidence Trump, l’eût empêcher préventivement. Et les ambitieux projets de développement des pétromonarchies arabes ne peuvent aboutir si le chantage militaro-terroriste iranien se traduit en actes. C’est dans cette perspective que s’effectue la montée en gamme de l’acquisition d’une panoplie tous azimuts : l’acquisition des 80 Rafales consacrée lors de la visite d’Emmanuel Macron à Dubaï en est une illustration (dans les heures précédant l’arrivée du cheikh Tahnoun en Iran, Téhéran avait dénoncé la France, accusée de « déstabiliser » la région en y vendant des armes). Mais – signe de la désagrégation en cours de la Triplice fréro-chiite – le cheikh Mohammed ben Zayed s’était rendu le 24 novembre à Ankara chez M. Erdogan, autrefois vilipendé comme sponsor des Frères musulmans anathématisés à Abu Dhabi. Dans le contexte de la crise économique préoccupante de la Turquie, où l’usage massif de la planche à billets en perspective d’élections difficiles pour l’AKP au pouvoir s’est traduit par une dépréciation accélérée de la lira faisant craindre le passage d’Ankara devant le FMI à moyen terme, le leader émirati a annoncé la création d’un fonds de 10 Md $ pour des investissements en Turquie, dont le fleuron serait l’acquisition de drones Barayktar TB2, dont l’usage par Ankara en Libye, dans les territoires syriens sous contrôle kurde et au Haut-Karabakh a démontré l’efficacité dans des conflits non-conventionnels – ceux-là mêmes que privilégie Téhéran.
La relation qataro-turque, l’un des axes de la Triplice fréro-chiite, est dans le même temps revue en baisse : M. Erdogan s’est rendu à Doha précipitamment les 6 et 7 décembre, quittant la capitale de l’émirat gazier quelques heures avant l’arrivée de Mohamed Ben Salman, dans un calendrier assez chargé en symboles… Par-delà l’amabilité des échanges avec le cheikh Tamim, les perspectives du soutien financier de celui-ci ont été significativement revues en baisse : le BTP turc, largement mis à contribution pour construire les stades du Mundial, n’a plus de contrats, la part des investissements de la Qatar Investment Authority en Turquie stagne à 5 % des 400 Md $ placés à l’étranger, celle des exportations d’Ankara vers Doha n’est que de 0,1 % du total, et Qatar a pris des parts dans l’exploitation du gaz chypriote dans une zone revendiquée par l’État-croupion de la République Turque de Chypre du Nord, contrôlé par Ankara – qui a manifesté son ire à cette occasion. Autre signe des temps, le projet d’une déclinaison en turc d’Al Jazeera a été enterré, tandis que la version arabe de la chaine satellitaire, devenue le canal de propagande principal des Frères musulmans à travers le monde, serait réexaminée afin de limiter l’expression de ces derniers, dont la conséquence a été de ruiner la crédibilité de ce média, entamant ainsi le soft power de Doha. La chaîne a néanmoins consacré de nombreux reportages à Éric Zemmour, dont elle fait l’expression paroxystique de « l’islamophobie » française, dans une perspective proche des « décolonialistes » et fortement teintée d’idéologie frériste) ; et dans le domaine militaire, M. Erdogan a offert à Qatar de déployer ses Rafale sur le sol turc pour s’y exercer, dans une tentative pour contrebalancer l’achat de 24 appareils par la Grèce.
Si la visite présidentielle d’Emmanuel Macron dans la péninsule arabique s’est située, comme on vient de l’analyser, au cœur des recompositions à l’œuvre dans la région du Golfe, elle a également prolongé la conférence sur la Libye qui s’est tenue à Paris le 12 décembre 2021. Les discussions avec les dirigeants émiriens puis qataris, principaux soutiens de chacun des camps en confrontation à Benghazi et Tripoli respectivement, a permis là encore d’engager un processus de décélération des tensions, afin de faciliter le début d’un processus d’élections générales prévues à compter du 24 décembre 2021. Le retrait des nombreux mercenaires africains présents en Cyrénaïque a été évoqué à Abu Dhabi, préalable à celui des supplétifs syriens qu’Ankara a transféré en Tripolitaine (carte 8) – rien n’ayant en revanche été mentionné à ce sujet lors du compte-rendu des entretiens à Doha entre M. Erdogan et l’émir Tamim…
Ainsi, à la veille de la présidence française de l’Union européenne, la visite d’Emmanuel Macron dans la péninsule prend un relief particulier au moment où les États-membres, tous impactés par les tensions en Méditerranée et au Moyen-Orient, sont plus que jamais contraints de construire un stratégie commune dans le contexte de la réorientation américaine vers le Pacifique Sud. De la Libye à l’Iran, le spectre évoqué s’est inscrit dans la cohérence plus vaste d’un projet de la présidence française qui souhaite, selon la déclaration de Paris le 9 décembre, « faire de l’Europe un grand continent ».
Cet article a été l’objet d’une discussion entre Gilles Kepel et Andrew Parasiliti dans le podcast On the Middle East.
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