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La monnaie est une question éminemment supérieure. Les auteurs, les acteurs, les théoriciens, et les créateurs de la monnaie sont aussi nombreux qu’anciens. Partout, la monnaie dicte le destin tumultueux des prix, le comportement effréné des individus et des entreprises, et le monopole absolu qu’elle confère à la chose publique. Mais n’existe-t-il pas d’autres façons de concevoir la monnaie ? Pourquoi, malgré l’expansion du capitalisme, la construction légale de la monnaie est restée au stade primitif du monopole politique ? Au long de cette publication, nous attacherons notre attention sur les penseurs d’une forme de privatisation de la monnaie. Nous verrons notamment que les monnaies privées sont assez naturelles à l’économie moderne, et que les différentes guerres et les diverses crises ont mené à l’oubli d’une certaine idée de la monnaie comme outil libre de commerce.
La monnaie est une construction sociale complexe, et ne se définit ni par son émetteur, ni par certaines lois. Plusieurs auteurs ont tenté de retracer les fonctions et l’histoire de la monnaie, mais la tâche reste ardue. La monnaie, si on peut toutefois l’écrire ainsi, c’est « le pouvoir d’un seul envers tous, et la dette de tous envers un ». La monnaie possède donc un émetteur, et un propriétaire. Le propriétaire est celui qui reçoit la monnaie ; l’émetteur et celui qui assure à tous la propriété et la valeur de cette dernière.
La définition de la monnaie n’est pas l’acquis d’une institution, elle peut être multiple. Il y a d’abord la définition institutionnelle de la monnaie. Une monnaie est alors un moyen d’échange (transaction), une réserve de valeur (confiance), et une unité de compte (dénombrable). Cette définition fut établie par William Stanley Jevons dans Money and the Machanism of Exchange (1875). Cependant, l’Histoire économique nous impose une lecture plus contrastée de cette définition. Aussi, la définition initiale de la monnaie par Jevons comprenait aussi la fonction de moyen de paiement différé. C’est-à-dire la capacité de la monnaie à devenir une dette qui assure le remboursement d’une valeur dans l’avenir. La monnaie n’est pas née des billets. Elle n’est pas née des pièces non plus, ni même du troc. Les premières formes de monnaies étaient des dettes plus ou moins avancées.
La monnaie (du latin moneta), au sens étymologique du terme, est originaire du temple Juno (déesse de Rome, épouse de Jupiter) à Rome où l’on frappait les pièces. Le terme latin moneta est lui-même dérivé du terme monēre, qui se traduit par le fait d’avertir, de faire souvenir quelque chose. Les racines historiques, fonctionnelles, et étymologiques de la monnaie sont aussi celles de la dette.
Les premiers échanges se font d’abord avec des grains, des animaux et des plantes, de manière plus ou moins standardisée. Ensuite, les temples se voient confier certaines denrées en l’échange d’une reconnaissance de dette, en particulier en Mésopotamie (à partir du troisième millénaire avant notre ère). On considère souvent le shekel comme une des premières formes de monnaie en Mésopotamie.
« L’économie sumérienne était dominée par de vastes complexes de temples et de palais. Leur personnel se comptait souvent par milliers : des prêtres et des dignitaires, des artisans qui œuvraient dans leurs ateliers industriels, des agriculteurs et des bergers qui travaillaient sur leurs immenses domaines. […] il semble que les administrateurs des temples avaient déjà élaboré un système de comptabilité unique et uniforme. […] L’unité monétaire de base était de sicle (shekel). Le poids d’un sicle était défini comme équivalent à un gur, un boisseau d’orge. Un sicle était subdivisé en soixante mines : cette unité correspond à la ration d’orge – le principe étant qu’il y a trente jours par mois et que les ouvriers du temple reçoivent deux rations d’orge par jour. On voir aisément ici que la « monnaie », ici, n’est en rien le produit de transactions commerciales. »
– Dette : 5 000 ans d’Histoire (2013), page 51, David GRAEBER.
Dès lors, on remarque avec quel brio la construction de la monnaie est ambigüe. La monnaie est une sorte de système d’écriture, combiné à un système d’échange et de pouvoir. La condition préalable à l’apparition de la monnaie est nécessairement la présence de surplus (grains, bétail, métaux…), et d’un système d’écriture et de comptabilité pour les monnaies qui revêtent, comme sous la Mésopotamie, des airs de standardisation. Rappelons enfin que l’écriture est apparue à partir de la comptabilité et de la documentation financière, et que, par abus philosophique, le langage est (aussi) une monnaie.
« Il y avait une controverse sur le pouvoir que la banque centrale devrait avoir et ce qu’elle devrait essayer de faire, mais aucun économiste respectable n’a suggéré que la banque centrale elle-même était inutile ou nuisible jusqu’à ce que Hayek argumente finalement en 1976 et commence à soutenir que la seule façon parvenir à la stabilité monétaire consistait à dénationaliser la monnaie (Hayek 1976). La suggestion de Hayek a suscité un intérêt considérable et la banque libre est devenue le point central d’un effort de recherche majeur. Bien que l’idée ait semblé nouvelle et même bizarre, il est vite devenu évident que les systèmes bancaires libres avaient effectivement existé dans le passé et que la banque libre avait une longue et respectable histoire.« – The Experience of Free Banking (1992), Kevin Dowd.
L’idée de privatiser la monnaie est intimement liée à certaines périodes historiques. En effet, le développement du commerce tout au long de l’Histoire a accentué le rôle économique de la monnaie. A toutes les époques, on remarque l’existence de formes de monnaies utilisées par certains groupes sociaux dans un objectif d’échange. Les monnaies privées se sont répandues durant l’Histoire du capitalisme, en particulier dans le système financier américain du milieu du XIXe siècle. On entend par monnaies privées la capacité d’institutions ou de personnes privées à émettre leur propre monnaie qui peut être ensuite échangée, détenue et conservée, ou remboursée.
Ainsi, la monnaie n’a pas toujours été une et une seule, au contraire. Il existerait à ce jour plus de 4 000 monnaies privées dans plus de 35 pays. La capacité d’institutions économiques indépendantes à émettre de la monnaie n’est pas historiquement anormal. Les monnaies privées ont fondé certaines périodes économiques. Entre les années 1830 et 1860, les Etats-Unis étaient dans une ère bancaire libre (free banking en anglais). Les institutions (églises, commerces…), et en particulier les banques, étaient libres d’émettre leur propre monnaie en échange de réserves en or ou en monnaie nationale. En 1860, il est estimé qu’il qu’il y avait plus de 8 000 monnaies privées aux Etats-Unis. Il est important de saisir le fait que la faillite de l’émetteur du billet entraîne systématiquement la disparition de la monnaie associée. New York a fortement profité du développement du « free banking ».
Mais l’ère des monnaies privées aux Etats-Unis s’estompât à partir du National Bank Act of 1863. Cet acte est une décision primitive de création d’une banque centrale aux Etats-Unis. De plus, la dépréciation des garanties associées aux monnaies privées, en grande partie des bons du Trésor, a mis un terme à l’ère largement légalisée des monnaies privées aux Etats-Unis.
De plus, la construction d’une banque nationale aux Etats-Unis est issue d’un long débat. En 1790, face à la dette fédérale, Alexander Hamilton (1755-1804) propose la création d’une banque nationale au Congrès des Etats-Unis. Le but de cette institution serait d’émettre de la monnaie, de gérer les fonds publics et les opérations fiscales. Mais Thomas Jefferson (1743-1826) était fermement opposé à la proposition. Pour Thomas Jefferson, la création d’une banque nationale aller créer un monopole financier à l’encontre des banques d’Etat, et de plus la Constitution ne permettait pas au gouvernement de créer des corporations.
Finalement, la banque des Etats-Unis devient officielle en 1791. Dans tous les cas, ce débat fondamental des Etats-Unis d’Amérique sera à l’image des décennies qui suivront. Partout, le secteur bancaire et monétaire s’est monopolisé à quelques institutions, et le « libre commerce » de la monnaie est tombé dans l’oubli au grès des guerres et des crises.
L’idée de confier la monnaie à plusieurs institutions, de manière relativement libre, est en vérité assez naturelle. Adam Smith ventait déjà les bienfaits d’une émission de monnaie libre et légale basée sur des réserves sonnantes et trébuchantes. Mais la succession des crises et des guerres à partir du XVIIIe siècle a progressivement monopolisé la chose monétaire. A la fin du XXe siècle, ce sont les théories de Friedrich Hayek qui ravivent la flamme de la privatisation forte de la monnaie.
« Car dans tous les pays du monde, je crois, l’avarice et l’injustice de princes et d’États souverains abusant de la confiance de leurs sujets, ont peu à peu diminué la qualité réelle du métal, qui contenue à l’origine dans leurs pièces. » – Adam Smith
Il est important de rappeler que même Adam Smith, considéré comme le Père de la science économique, a apporté une compréhension de la doctrine du « real-bills », ou « doctrine des effets réels » en français. Pour John Law, la doctrine du real-bills est une « monnaie régie par la production, sécurisée sur les biens immobiliers et répondant aux besoins du commerce ». En clair, il s’agit pour les banques d’émettre des billets en échange de richesses existantes, de sorte que la quantité de monnaie ne soit jamais malencontreusement modifiée.
Dans son livre, Adam Smith (Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776) rappelle que la création de monnaie dans les limites des réserves détenues par les banques n’a aucune incidence sur les prix. En cela, Adam Smith était un des premiers grands auteurs à soutenir implicitement l’idée que les institutions étaient légitimes pour émettre de la monnaie dès lors que les réserves similaires existent en stock. Cependant, les lois et même les penseurs économiques libéraux se sont détournés de cette idée sans raison immédiatement apparente, puisque le pouvoir monétaire de l’Etat n’était pas directement affecté.
Mais c’est en 1976 (Denationalisation of money) que l’économiste Friedrich Hayek remet à l’ordre du jour un « free banking » radical. Pour lui, la concurrence de monnaies privées serait un mécanisme sain qui assurerait la stabilité économique. D’une part, Friedrich Hayek insistait sur les effets pervers d’une manipulation arbitraire de la quantité de monnaie en circulation. Les décisions en matière de politiques monétaires et budgétaires étaient parfois à l’origine de crise d’investissement, d’épargne, de consommation, de chômage… C’est en second temps qu’intervient le marché.
Ainsi, l’ajustement naturel par la concurrence de plusieurs monnaies offrirait à l’économie une grande rapidité d’adaptation et un meilleur fonctionnement. Cette théorie est d’autant plus forte qu’elle s’oppose radicalement aux banques centrales et à l’idée d’une monnaie unique, qu’il compare à un monopole injuste et proprement politique. Sans concurrence des monnaies, la monnaie est un objet politique.
Dans la théorie de l’économiste, la concurrence des monnaies ne serait pas seulement un moyen d’abolir la monnaie unique. C’est un moyen d’introduire une multitude de monnaies, d’où seulement une partie de ces monnaies les plus stables viendraient à se diffuser selon lui. La concurrence des monnaies apparaîtrait comme un moyen d’introduire un fonctionnement rationnel des flux de capitaux, avec une intervention de l’Etat et des banques centrales transférée aux besoins des acteurs du système productif. Cette théorie est défendue chez des économistes contemporains comme George Selgin ou Lawrence White.
En bref, la monnaie est une question nécessairement complexe. L’origine étymologique, fonctionnelle et historique de la monnaie rappelle sa racine essentiellement liée à la dette. Celui qui émet une dette garantit au détenteur une certaine valeur. La monnaie s’est standardisée sous l’effet des systèmes comptables au Moyen-Orient. qui ont codifié la création de monnaie. Mais la monnaie est aussi celle des commerçants et des premiers systèmes financiers. L’expansion du commerce tout au long de l’Histoire donne à la monnaie un caractère bientôt plus économique que politique.
La naissance du système bancaire, en particulier à partir de la Renaissance, laisse ouvert la naissance de monnaies commerciales. Les banques émettent des billets, des garanties, qui revêtent bientôt les mêmes utilités que les métaux eux-mêmes. Le débat naît alors entre la création des banques nationales, à la fonction centralisatrice, et le maintien d’un système bancaire libre. Ce système se maintien au XIXe siècle dans certains pays occidentaux. Mais progressivement, les différentes crises et guerres provoquent la centralisation qui aboutit à la création d’un monopole monétaire. Bien que la création des banques centrales ait mené à la fin du pouvoir de création monétaire par l’Etat, il n’en demeure pas moins que l’émission de monnaie reste unique et indiscutable. Les travaux scientifiques sur l’application de la concurrence des monnaies sont encore restreints et ouvrent de nombreuses possibilités théoriques.
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Auteur de plusieurs livres, rédacteur économique et financier sur plusieurs sites, je noue depuis de nombreuses années une véritable passion pour l’analyse et l’étude des marchés et de l’économie.
Les propos et opinions exprimés dans cet article n’engagent que leur auteur, et ne doivent pas être considérés comme des conseils en investissement. Effectuez vos propres recherches avant toute décision d’investissement.
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