Pierre Polard — Édité par —
Temps de lecture: 8 min
Entre Paris (France) et Kiev (Ukraine).
En plein Paris, boulevard Auriol, au métro Chevaleret: une table et trois Ukrainiens. Le plus jeune s’approche. C’est le seul qui parle anglais. Igor n’a que 20 ans, il a encore un appareil dentaire. Son sourire n’en est que plus éclatant. Quand partent les prochains bus pour l’Ukraine? Il répond: «Trois fois par semaine. Demain, samedi ou dimanche.» Dimanche serait tout de même mieux, Igor acquiesce. Une poignée de main et tout est signé.
Igor conduit les «marchroutki», ces convois qui emportent et ramènent des produits d’Ukraine –éviter les intermédiaires, quelques réglementations aussi, permet à la diaspora ukrainienne de profiter d’articles à prix imbattables. Depuis que la guerre a éclaté, les marchroutki ont changé de contenant. Transitent désormais les tonnes de dons que la communauté ukrainienne amasse et dépose chaque semaine.
Si les biens ont changé, les hommes et leurs routes aussi. Dimanche, au rendez-vous convenu, des bus attendent. Chacun a sa propre destination –Lviv, Tchernivtsi, Kiev… Près d’une centaine d’Ukrainiens attendent devant. Ils s’en retournent dans un pays que 4 à 5 millions de réfugiés ont déjà fui. 100 euros le trajet. 100 euros pour revenir chez soi, en guerre.
Un marchroutki. | Pierre Polard
Les au revoir se disent comme des adieux… pour ceux qui ont des proches ici. La famille restée en Ukraine, ou ayant fui partout ailleurs, beaucoup se présentent seuls avant d’inscrire sur une feuille leur nom et leur destination. Une babouchka retourne en Ukraine après s’être réfugiée en France au début de la guerre. Sa fille et son petit-fils, eux, restent. Entre deux embrassades, sa fille explique, épuisée et désolée: «Elle était trop malheureuse ici en France. L’Ukraine a beau être en guerre, cela reste son pays, là où elle se sent le mieux.» Le petit-fils babille sans trop comprendre ce vers quoi s’en va sa grand-mère.
Sur un trottoir parisien, se recomposent les fragments de cette diaspora ukrainienne disséminée partout en Europe mais restée fidèle à ses origines. Une fidélité encore intacte. Un marchroutki charge une camionnette de cartons de dons plus grands que lui –comme si le moindre interstice rempli était une bataille gagnée. Autour, les adieux s’accélèrent. Ces hommes et ces femmes disent des mots en ukrainien à leurs proches qui restent. À côté le métro gronde, des passants circulent, des jeunes jouent au basket… Ni fanfare ni discours. Depuis le boulevard Auriol, c’est discret et anonyme qu’on part en guerre.
Le bus s’ébranle. Les derniers saluts par la fenêtre se font de la main. À l’avant du véhicule s’agitent un petit sapin odorant et une banderole «POLSKA» (Pologne) –qui devient «ROUSKA» (Russie, avec la lettre O ajoutée pour en faire un jeu de mots) en fonction de la lumière. Les deux conducteurs sont peu loquaces, la cargaison doit arriver à bon port, ils se relaient toutes les cinq heures. Ils ne peuvent quitter l’Ukraine qu’à condition de revenir. L’un d’eux a toujours sa famille là-bas: «À l’ouest, à Tchernivtsi, là où la guerre n’est pas encore.»
Notre bus voyage avec un autre, en convoi. Au début du conflit, dans ce même bus, les hommes étaient majoritaires. Tous jeunes, assez du moins pour combattre. Ils fumaient en cercle, se montraient les premières preuves filmées des exactions russes. Dans ce maelström de cadavres et de ruines, l’un des hommes prenait la parole et disait toute sa rage. Une bouteille de whisky roulait sous les sièges.
Ces hommes se préparaient à peut-être tuer, à potentiellement mourir: ils admettaient en 2.500 kilomètres la potentialité du pire. Quatre mois ont passé. Ces hommes (Leonid, Serguei, Andrei…) qui partaient faire la guerre, la font maintenant. Certains se battent dans le Donbass ou à Kherson. D’autres ne donnent plus de nouvelles.
Des femmes ont pris leur place. Des adolescentes, des grands-mères ou de jeunes mariées… Ces femmes partent en guerre car elles seules peuvent en revenir. Les seuls hommes dans le bus, outre les conducteurs, sont très vieux ou très jeunes: ils ne risquent pas la conscription –obligatoire entre 18 et 60 ans– et peuvent donc revenir en Ukraine sans craindre d’y rester bloqués.À LIRE AUSSI
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Les passagers, principalement des passagères donc, savent pourtant qu’à leur destination la mort rôde. Elle tombe du ciel, sans vraiment de raison, ni de cible stratégique, rien qui puisse justifier l’anéantissement mais voilà, la mort tombe. Marina, une vielle femme, très bien apprêtée comme avant un rendez-vous important, écarte pourtant cette possibilité d’un revers de la main: «À Kiev les choses vont bien, normalement…» Elle dit ça sans même percevoir sa bravoure.
Beaucoup disent le «normalement» de Marina comme un mantra, une invocation qui tient tout. Dans le bus on répète cet impensable, on donne du bon sens à la guerre. Si la mort vient c’est sans rendez-vous, comme un cauchemar: une mort à ne tout simplement pas faire.
Rien ne dit la peur. Une hôtesse distribue du thé ou café toutes les trois heures –elle tangue au gré des virages mais jamais une goutte ne tombe de ses gobelets ni son sourire ne fléchit. Le paysage que les gens regardent ne défile pas derrière les fenêtres mais tient sur des rectangles de trente centimètres sur quarante.
Des films sont diffusés sur les trois écrans du bus, sans discontinuité, pendant près de vingt heures. Doublage en russe, principalement des films avec Isabelle Huppert –apparemment très populaire en Ukraine. Vlad, une femme de 30 ans, yeux bleus étincelants au milieu de sa tignasse brune, commente rêveusement: «Quelle femme extraordinaire…» alors qu’Isabelle Huppert savate des dealers qui font deux fois sa taille.
Vlad est psychologue, son mari est resté en France –son arrivée remonte à «avant la guerre». Comme beaucoup d’autres femmes ici, Vlad est en mission: «Je vais chercher ma mère et ma nièce. Ma sœur, elle, doit rester. Elle travaille dans un tribunal, son emploi est essentiel.» Originaire d’Irpin, Vlad montre la photo d’une camionnette calcinée: «En janvier mon mari et moi nous l’achetons. En février les Russes la bombardent.»
Dans le siège d’à côté se trouve Anna. À Paris, elle disait au revoir à sa mère et à sa fille: «Je les ai laissées en France car je reviens. Je vais en Ukraine pour mes dents. Je n’ai rien contre la médecine française mais je préfère mon dentiste ukrainien.» Elle sourit. Ses dents semblent pourtant parfaitement saines et intactes. Anna finit par ajouter, avec pudeur: «Il y a mon mari aussi à voir… Cela fait près de trois mois que je l’ai quitté.»À LIRE AUSSI
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Si son mari n’a pas pu sortir d’Ukraine, il est un exilé interne –lui et leurs chats. «Nous venons de Kharkiv. Quand la guerre sera finie et l’Ukraine libérée, l’horreur restera quand même dans ma mémoire.» Anna ne montre plus rien. Même plus ses dents.
Anna et Vlad. | Pierre Polard
Le paysage dehors défile et rien ne change vraiment. Sur la route, des poids lourds bulgares transportent ingénierie allemande ou oranges espagnoles. Si les langues diffèrent, et qu’en Pologne la monnaie finit par diverger, c’est uniformément que la paix règne en Europe. Dans ce voyage long de déjà vingt heures, l’ennui finit par régner. On se plaint de la climatisation trop faible –ou trop forte, c’est un débat…
D’autres disent un besoin d’uriner, de fumer sinon –mais jamais trop fort, en prenant toujours sur soi. On se dirige vers un pays ravagé par la guerre et le néant s’agite à grands coups de petits riens. Traversée d’un corps sain, par les artères, jusqu’en extrémité mourante.
Le passage entre la Pologne et l’Ukraine est long –comme il l’est toujours. Deux adolescentes ne peuvent s’empêcher de poster sur Instagram l’«UKRAINE» en grosses lettres du poste-frontière. Puis une fois entrés en Ukraine, rien, pas un mot, les visages restent impassibles. Ce qui dit d’abord la différence avec l’Europe ce n’est pas la guerre, mais la pauvreté. L’ouest de l’Ukraine est particulièrement désolé –ce qui en dit beaucoup sur le sort du pays si l’est, plus riche, plus industrialisé, tombe. Des agriculteurs s’agitent à une tâche pas même motorisée pour certains.À LIRE AUSSI
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Depuis le passage en Ukraine, il n’y plus ni Isabelle Huppert, ni film du tout. Le paysage suffit. Anna retrouve les étapes de son exil: «Cet hôtel nous y étions passés!» Les deux adolescentes qui jusque-là restaient sur leurs smartphones regardent dans le vague, au loin. L’une d’elles voit un cimetière et s’effondre alors en pleurs. Sa copine tente de la rassurer, de la prendre dans ses bras. Au milieu des larmes, un rire les prend soudain.
À Lviv, il faut changer de bus, sous un soleil de plomb. Chacun espère arriver à Kiev avant la tombée du couvre-feu, à 23h –ou sinon il faudra attendre dans le bus jusqu’à 5h du matin… Le voyage dure depuis maintenant trente heures. Les corps sont fourbus, les yeux cernés. Le nouveau chauffeur est un colosse chauve et transpirant. Il porte la «vyshyvanka», le vêtement traditionnel ukrainien. Il éructe ses blagues au microphone du bus et les passagers se prennent au jeu.
En même temps, quelques sièges au loin, de grands ongles vernis trifouillent une ventilation. Anastasia a 20 ans et des yeux aussi verts que son vernis. Tout en caressant ses longs cheveux blonds, elle raconte: «Je vis maintenant à Pau mais je viens d’Odessa! J’ai fui. Maintenant je reviens pour chercher de la famille à Kiev, puis à Odessa. Je dois aussi passer mon permis! J’avais demandé à le faire mais c’était le 24 février, quand la guerre a commencé… L’examinateur m’a dit que j’étais folle, à vouloir passer comme ça mon permis alors que la Russie venait de nous envahir.»
Anastasia raconte la récupération de tous les membres de sa famille comme une petite formalité. Son sourire est étincelant. «Je veux ramener ma famille en France, près de la mer si possible… Marseille c’est bien?» Elle se répond à elle-même: «Tous les Français m’ont dit que c’était dégueulasse! Donc c’est forcément bien. Ça sera comme Odessa: en Ukraine, tout le monde déteste!» L’annonce du chauffeur l’interrompt, le bus arrivera à minuit, après le début du couvre-feu. Il faudra attendre 5h du matin.
Le dernier checkpoint avant Kiev a l’allure d’une forteresse. Un militaire monte dans le bus et inspecte les papiers. Il confirme l’importance du couvre-feu, ou plutôt l’impératif vital de le respecter: «Encore hier soir des agents du FSB ont été trouvés près de la gare centrale. Ils avaient même des papiers ukrainiens…» Quelques jours auparavant, toujours à Kiev, un individu est parti en courant alors que des militaires lui demandaient la raison de sa présence dehors. Il a été abattu. Le policier calme néanmoins l’assemblée: «Respectez le couvre-feu et tout ira bien.»À LIRE AUSSI
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Arrivés à Kiev, près de la gare centrale, les passagers se rassemblent en dehors du bus et discutent en arc de cercle. Sourires et rires se multiplient. La joie d’arriver après deux jours de voyage prend le pas sur la fatigue et la contrainte de l’attente. Quelques bières circulent –mais il faut les cacher quand l’armée ou la police passent, l’alcool est interdit dehors et de nuit… Une légère débauche d’hospitalité prend les passagers. Aux quelques sans-abri qui errent près de la gare, on offre un peu d’argent, à boire… Par des valeurs communes, et la fierté qu’elles inspirent, il s’agit de se réapproprier momentanément un pays que l’ennemi a partiellement pris.
Au-dessus, pour une fois, la nuit se contente d’étoiles pour briller. Aucune sirène, ni bombardement. Le silence murmure, un temps, la paix. Au loin, le soleil ne va pas tarder à se lever. Quelques rayons brillent déjà, rouges sang. Anastasia aux longs ongles, Anna à la parfaite dentition et tant d’autres se préparent à repartir, dans leurs quêtes. Dire adieu ou au revoir? Les mots sont désormais inutiles. La guerre est rentrée dans l’ordre.
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