Pour Philippe Brassac, "il n'y a aucun doute que la révolution de l'énergie se fera. Mais il faut en forcer le rythme et donc la prise de risque qui l'accompagne."
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L’Express : Il y a deux ans, en pleine pandémie du Covid, vous teniez dans L’Express un discours résolument optimiste, convaincu que nous surmonterions cette crise sanitaire sans trop de casse. Êtes-vous toujours dans le même état d’esprit ?  
Philippe Brassac : C’est vrai, je n’avais à l’époque aucun doute sur le fait que nous avions la capacité d’encaisser ce choc, mais j’ai toujours prévenu que la période post-crise serait plus difficile, parce que ce serait une période de “renormalisation”. Depuis, la situation est devenue à la fois plus complexe et inédite, car elle superpose trois ondes de choc qui s’enchevêtrent. La première est liée à la période post-traitement de la crise Covid, qui ne pouvait qu’être moins favorable à l’économie, puisque celle-ci est moins soutenue. Pendant la pandémie, les États ont décidé de confiner, donc de ralentir volontairement l’économie, ce qui a d’une part créé des désordres dans les chaînes d’approvisionnement, et d’autre part fortement augmenté la masse monétaire en circulation, via le creusement des déficits publics.  
Lorsque les confinements ont cessé, les perturbations planétaires sur les circuits d’approvisionnement et la masse monétaire ainsi créée, ne pouvaient que générer de l’inflation, et peser sur la valeur de l’euro. C’est ce que l’on constate aujourd’hui. Pour favoriser un retour à la normale, les autorités n’ont d’autre choix que de relever les taux, dans le but de lutter contre le gonflement des dettes. Cette première onde de choc n’est cependant pas la plus dévastatrice : la crise sanitaire est en grande partie derrière nous, je dirais qu’elle constitue une phase de normalisation ou de convalescence. 
Quels sont les deux autres chocs que vous évoquiez ? 
Il y a évidemment la guerre russo-ukrainienne, qui se traduit depuis le 24 février par de violentes turbulences sur les prix de l’énergie, par des ruptures d’approvisionnement et par la réapparition de blocs géopolitiques. La troisième secousse, certainement la plus puissante et lourde de conséquences, est liée, quant à elle, à la fin de deux cycles majeurs. Celui de l’hyper mondialisation, qui nous a fait considérer pendant trente ans que la terre était plate et sans frontière sur le plan économique, nous apportant ainsi une croissance maximisée, ainsi qu’une constante maîtrise des coûts de production au bénéfice ultime de consommateurs de plus en plus nombreux. Et celui de l’usage, qu’on peut qualifier d’irresponsable, des ressources de la planète, dont on feignait d’ignorer les limites.  
La crise, cette fois, est donc beaucoup plus grave que prévu ? 
Oui, la guerre russo-ukrainienne a provoqué un basculement, et nous sommes entrés dans une phase de remises en cause multiples, qui nourrissent de grandes inquiétudes. A court terme, on ne distingue pas grand-chose, on ne sait même pas prévoir l’inflation à deux mois ou à quinze jours. Mais paradoxalement, et de mon point de vue c’est une bonne nouvelle, le long terme n’a jamais été aussi lisible : on voit émerger des consensus au sein des opinions publiques ou des Etats, sur la nécessaire révolution énergétique, le besoin de protéger davantage l’environnement, d’un meilleur système de santé pour des populations vieillissantes, d’une plus grande inclusion sociale pour défragmenter nos sociétés… On n’a jamais eu dans les décennies passées de diagnostics aussi convergents, et de volontés aussi claires sur l’avenir qu’il nous faut construire.  
Dans son dernier ouvrage, le Prix Nobel d’économie Jean Tirole évoque “l’urgence de long terme”. Mais comment pouvez-vous être certain qu’un consensus se dégage sur les sujets que vous citez ? 
Ce qui me rend optimiste, c’est que pour une fois, on voit d’assez loin ce que le futur devra être. Et comme le dit effectivement Jean Tirole, il est urgent d’investir sur le long terme. Cette réflexion vaut aussi pour les banques. Entre autres enseignements, cette crise Covid, a réaffirmé le lien vital et naturel entre la pérennité d’un système bancaire et celle de son environnement. Et dans ce cadre, l’universalité et la proximité sont des valeurs cardinales. Nos stratégies ne peuvent pas se limiter aux meilleurs marchés, aux meilleures activités, aux meilleurs produits ou aux meilleurs clients. Il faut en finir avec cette pratique qui consiste à butiner sur ce qui peut rapporter le plus ! Au Crédit Agricole, nous essayons de conjuguer deux axes : l’approche individuelle, pour chacun de nos clients, et dans le même temps l’approche collective : tout ce que l’on peut mettre en oeuvre pour faciliter et accélérer les transformations indispensables de la société.  
Concrètement, que proposez-vous de plus à votre clientèle ?  
Nous voulons proposer des gammes complètes de produits, de l’entrée de gamme au plus sophistiqué. Quand je dis “entrée de gamme”, je ne veux pas dire “bas de gamme”. Il s’agit de proposer des services accessibles au plus grand nombre dans tous les domaines : l’offre bancaire bien sûr, mais on peut aussi l’imaginer pour la multirisque habitation, l’automobile, l’immobilier. Si vous ne proposez pas des services de ce type, pensés pour les clients les moins favorisés, vous excluez une partie de la population. C’est un changement d’approche assez profond, car on voit bien que les entreprises, de façon générale, ont tendance, par réflexe marketing, à toujours favoriser la montée en gamme, et finalement se détournent des services les plus abordables.  
La démarche inclusive que nous revendiquons n’est pas, pour nous, une mission caritative. Il s’agit de redonner ses lettres de noblesse à l’universalité : partout, tout le temps, et pour tous, des plus fortunés aux plus modestes. Peu d’établissements peuvent affirmer que leur stratégie s’étend des centres-villes, qui peuvent être très huppés, aux quartiers les plus déshérités. Pourquoi ? Parce que le paradigme culturel dominant est celui de l’optimisation permanente : il considère implicitement que l’universalité vous éloigne de l’optimalité. C’est une culture très court-termiste.  
Dans les phases de chocs que nous traversons, je pense au contraire qu’il faut soutenir au maximum les clients fragilisés – et ils peuvent être nombreux dans les mois qui viennent -, ne pas fuir les difficultés et assumer des prises de risques supérieures pour favoriser les transitions nécessaires, notamment dans l’énergie. C’est ce qui va nous amener, par exemple, à proposer une offre de voiture électrique à 100 euros par mois en leasing. Participer à la transition énergétique auprès des très grandes entreprises, en finançant l’innovation, c’est une chose ; l’accélérer en la diffusant au plus vite auprès du plus grand nombre, c’en est une autre. Je dirais que c’est un acte politique, et il n’est absolument pas contradictoire avec notre intérêt économique sur le long terme. 
Vous pensez que la vitesse de ces transitions reste trop faible ? 
Il n’y a aucun doute que la révolution de l’énergie se fera. Mais il faut en forcer le rythme et donc la prise de risque qui l’accompagne. On ne peut pas se permettre d’attendre cinq ans un modèle de revenus équilibré sur la filière hydrogène pour décider s’il faut investir en ce domaine : il faut accélérer, tout en visant l’accessibilité le plus large possible. C’est une bonne chose de voir à présent les Etats élaborer des architectures et des filières industrielles. Cette réhabilitation des politiques industrielles, énergétiques, sociales, de santé est une excellente nouvelle. A leur niveau, les banques, elles, ont le choix d’être simplement suiveuses, ou d’être des facteurs d’accélération, capables de démultiplier ces mutations pour le plus grand nombre. Je me répète : il y a là une forme de bascule culturelle.  
Pendant longtemps nous avons été guidés au sein des entreprises par un seul objectif : la satisfaction individuelle des clients. On considérait que l’intérêt collectif était du ressort des autorités, de l’Etat. Cette stricte répartition des rôles est aujourd’hui à bout de souffle ; on voit bien que les entreprises doivent jouer un rôle politique. Elles doivent copartager la question de l’intérêt collectif, et ce n’est pas contre-nature. C’est juste plus complexe à mettre en oeuvre. Demain, les entreprises qui ont le plus de chance de se développer et de réussir seront celles qui satisferont le plus leurs clients, individuellement, et qui dans le même temps seront reconnues comme apportant des choses utiles à la société. Il s’agit d’intégrer cette responsabilité nouvelle dans le business. Dans l’opacité qui nous entoure à court terme, c’est la petite lumière qui me rend malgré tout optimiste : des projets collectifs réapparaissent, les consensus sont plus nombreux, et la question du sens redevient centrale et naturelle, dans la société comme dans les entreprises… 
Un optimisme relatif pour le long terme, mais, dans l’immédiat, comment faire face aux chocs concomitants que vous venez de décrire ? A travers un dispositif comme le bouclier tarifaire, la puissance publique s’efforce de protéger la population de la flambée de la facture énergétique, mais on sait bien que le “quoi qu’il en coûte” est terminé : le recours systématique à la dette n’est plus une option avec la remontée des taux d’intérêt… 
Ce n’est pas tout ou rien. En matière de politique monétaire, tout est affaire de dosage et de temporalité. On a eu évidemment raison d’injecter des milliers de milliards d’euros pendant la pandémie, car cette création de monnaie est venue remplacer l’activité économique qui disparaissait temporairement durant les confinements. Il aurait été idiot de laisser l’économie s’effondrer, pour devoir la reconstruire entièrement après. Le contexte, aujourd’hui, n’est plus le même et dès lors que l’activité redémarre, il est normal que l’on revienne progressivement à la normale, que l’on ferme un peu le robinet, pour éviter d’enclencher une spirale inflationniste sur les prix et dévaluatrice sur la monnaie. Est-ce que cela veut dire que nous n’avons plus aucune marge de manoeuvre ? Je ne le crois pas.  
En l’occurrence, les marges dont nous disposons sont liées aux transitions que nous vivons : les grands défis de long terme légitiment de grands programmes d’investissement à travers le monde, car ils créeront la croissance et la richesse de demain. C’est un premier levier. En termes d’arbitrage, malgré le resserrement de la politique monétaire, je trouve par ailleurs légitime et opportun qu’un Etat dépense temporairement pour protéger ses citoyens d’une inflation certes importante, mais dont on peut encore espérer qu’elle soit temporaire. Cet argent dépensé dans des dispositifs comme le bouclier tarifaire, c’est autant de moins injecté dans la spirale sans fin entre les salaires et les prix, qui handicaperait durablement notre compétitivité et constituerait une menace autrement plus grave sur nos économies. C’est ce choix-là qui est fait aujourd’hui par la plupart des pays européens. Au moment où la Banque centrale européenne resserre les cordons de la création monétaire, l’équilibre est délicat à trouver, mais il y a un espace pour cela, et cela se justifie. 
Le gouvernement vient de réviser à la baisse ses prévisions de croissance pour le budget 2023. L’économie allemande est en grande difficulté. Le scénario d’une Europe en récession vous semble le plus probable pour les mois à venir ? 
Je ne suis ni conjoncturiste, ni prévisionniste. Il y a effectivement un consensus de plus en plus large sur le sujet : la récession est probable. Mais nous avons déjà vécu ça : en avril 2020 l’activité s’est effondrée de 38 % ! Cela n’a pas empêché l’économie de rebondir de façon spectaculaire dans la foulée. En fait, je vais vous surprendre, mais, sur le long terme, je considère que c’est accessoire. Une période de récession est angoissante lorsque vous ignorez totalement quand vous en sortirez, et comment les choses évolueront par la suite. C’est moins grave, plus supportable, quand le long terme est éclairé. Or c’est le cas aujourd’hui : nous savons vers quoi nous devons aller en matière sociétale, d’investissement, de transition, de révolution énergétique, etc.  
J’ai donc tendance à relativiser les hauts et les bas conjoncturels. Ce qui compte, c’est la réussite des transformations à l’oeuvre. En réalité, en responsabilité, aujourd’hui, sur quoi doit-on se focaliser ? Sur ce qu’on doit faire dès maintenant pour 2035 ou 2040, pour relever les défis que j’ai cités. Si d’ici là il y a des phases de variations du PIB, c’est parfois dommageable, mais ce n’est pas si grave. 
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