Olivier Poisson, Conservateur général du patrimoine, in « Le patrimoine industriel », Monumenta 2015-1
30.04.2020 | CE TABLEAU SPECTACULAIRE de 3 mètres sur 5, on le découvre à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, exposé, après restauration, dans ses espaces d’accueil en accès libre, depuis sa réouverture en octobre 2019 après travaux. Comme son titre l’indique, c’est une Vue de la place de la Bastille et de ses environs en 1889, production du Service du plan de Paris de l’époque. Il fut exécuté pour le pavillon municipal de l’Exposition universelle qui eut lieu dans la capitale cette même année – celle de la galerie des Machines et de la tour Eiffel -, afin de montrer la densification de la ville en un siècle grâce à la même vue en 1789 accrochée à côté (aujourd’hui dans la salle de lecture de la bibliothèque).
Ce qui frappe notre regard contemporain, c’est la présence de cheminées d’usines dans l’entrelacs urbain, particulièrement visibles au premier plan, crachant pour certaines de la fumée noire ou blanche. Un sujet ignoré de l’immense majorité des artistes du 19e siècle, une thématique absente des documentaires télé d’aujourd’hui sur cette période. De quoi heurter l’image romantique que l’on a du Paris ancien et de ses beaux monuments hérités du passé. Une présence célébrant la modernité industrielle, tellement banale pour l’époque semble-t-il, que le Bulletin municipal officiel de Paris, décrivant la toile dans son édition du 30 octobre 1889, ne les signale même pas.
Image zoomable
Ces cheminées nous rappellent – ou plutôt nous apprennent – que durant tout le 19e siècle et bien au-delà au siècle suivant, la Ville Lumière abritait de nombreux bâtiments industriels. Pas qu’en périphérie, dans les faubourgs, comme on pourrait le croire et pas seulement pour des activités artisanales. « Paris a vu naître en son centre au cours des années 1830 à 1850 une industrie lourde, écrit l’historien Hervé Maneglier dans un ouvrage sur le Paris impérial. La capitale compte, à elle seule, le dixième de toutes les machines à vapeur de France. Le bruit, la fumée, les odeurs imprègnent certains quartiers… » [1]PARIS, VILLE OUVRIERE
Cette vie industrielle se déploiera essentiellement du centre vers l’Est parisien, enfin le Nord. Déjà en 1850, cette prolifération inquiète : « Combien, depuis quarante ans n’a-t-on pas vu de grands hôtels changés en fabriques ! Combien de jardins ont disparu sous les constructions industrielles » [2]. Des usines, on en trouve malgré tout, dispersées, un peu partout dans la capitale. Même à deux cents mètres de Notre-Dame ! Une sous-station électrique y fut construite pour alimenter le métro, dans un style tout à fait moderne. Fonctionnelle à partir de 1910, elle existe toujours. Propriété de la RATP, elle est désormais hors service.
Emportant la nombreuse population ouvrière de Paris avec elles, la plupart de ces constructions, peu documentées, ont disparu sous la pression foncière, les nuisances occasionnées et la non-reconnaissance de leur valeur patrimoniale. Une forme de « préjugé et de dédain pour le monde du travail » selon l’historien Thomas Le Roux, commissaire en 2013 de l’exposition Les Paris de l’industrie au Réfectoire des Cordeliers qui témoignait de la redécouverte de ce patrimoine parisien délaissé, comme le signalait Le Monde. Autant par les pouvoirs publics que par les historien.nes. Thomas Le Roux situe aux années 1990 l’intérêt grandissant de sa profession pour ce champs d’étude spécifique, concomittament à une reconnaissance officielle du patrimoine industriel sur le territoire français. L’inscription au titre des Monuments historiques de l’usine de chocolaterie Menier à Noisiel en 1986, puis son classement partiel en 1992, en sont le symbole. A visionner ci-dessous une conférence passionnante que Thomas Le Roux donna à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine en 2011 sur le sujet.
L’historien y tord pas mal d’idées reçues sur ce Paris ancien dont on a aujourd’hui, explique-t-il, une image faussée : « Ce qu’il reste du Paris du 19e siècle, c’est le Paris haussmannien essentiellement. Un Paris haussmannien qui, de manière très sélective, a été conservé puisqu’on ne retrouve plus les traces de l’industrie ».
Les usines qui ont survécu, recensées dans l’incontournable blog Des usines à Paris tenu par le journaliste Denis Cosnard (carte cliquable ci-dessus), le doivent à une permanence exceptionnelle d’activités, un propriétaire inchangé, une reconversion réussie ou une situation discrète, par exemple en fond de cour comme c’était souvent le cas. Investies depuis longtemps par les architectes, designers, galeristes d’art ou privés, ce type de bien immobilier reste ultra recherché. Les cheminées, elles, ont pratiquement toutes disparu.
QUE SONT LES CHEMINEES D’USINE DEVENUES ?
L’image la plus spectaculaire de destruction de l’une de ces cheminées d’usine est la chute, en 1973, de celle des Halles centrales. De la rencontre improbable de cet élément de brique avec le style gothique de l’église Saint-Eustache mitoyenne, on réalise à quel point l’édifice dans son ensemble constituait une architecture de rupture comme l’on dirait aujourd’hui. Partie émergée d’une usine d’électricité située en sous-sol du pavillon de la boucherie avec salle des machines, chaufferie et bureaux, celle-ci, ultra-moderne, avait été inaugurée en 1889, pour éclairer le quartier, au grand dam du voisinage qui se plaignit aussitôt du dégagement de poussière de charbon. Problème rapidement résolu, selon un journal scientifique : « L’Administration municipale, qui cherche à obtenir une réglementation lui permettant d’arrêter ces torrents de fumée que déversent au centre même de la ville des cheminées d’usines chaque jour plus nombreuses, devait commencer par donner dans les siennes l’exemple de la fumivorité » [3]. Cela donne une idée du Paris de l’époque.
On trouvait même une cheminée de brique en face du Louvre, sur l’autre rive de la Seine, surplombant l’usine qu’est la Monnaie de Paris. On ignore la date de sa disparition mais les hangars à sheds sans doute de la même période ont été détruits récemment, lors des travaux de restauration du monument durant les années 2010.
Une cheminée d’usine a survécu en plein coeur de Paris, dans un quartier hyper-patrimonialisé et touristique. Dans le Marais, rue des Francs-Bourgeois. Peut-être parce qu’elle est invisible de la rue malgré ses 35 mètres de hauteur, cachée au coeur d’un îlot d’immeubles avec sa halle à charpente métallique [4]. Elle appartenait à la Société des Cendres, une usine de fonderie créée en 1859 dont le nom orne toujours le fronton de l’hôtel particulier donnant sur rue, abritant autrefois ses bureaux.
Derrière ce nom poétique, se cache une activité oubliée : le recyclage de résidus de métaux précieux utilisés par les bijoutiers, joailliers et autres orfèvres nombreux, à l’époque, dans le quartier. Bien qu’ayant évolué vers le matériel dentaire, l’entreprise existe toujours et reste propriétaire des lieux qu’elle occupa jusqu’en 2002 avant de déménager en banlieue. Attachée à son usine originelle construite en 1865, la société (présidée par Jean-Cyrille Boutmy, par ailleurs propriétaire du marché Paul Bert Serpette aux Puces de Saint-Ouen) a souhaité que son esprit perdure. En 2011, elle a accepté la proposition de l’entreprise japonaise de prêt-à-porter Uniqlo d’ouvrir un magasin de vêtements dans cette zone de chalandise très convoitée, à la condition de préserver son architecture, de la restaurer et de la valoriser.
Une valeur ajoutée culturelle, c’est justement ce qui intéresse la marque dans sa stratégie d’implantation [5]. D’un coût de 4,4 millions d’euros, la reconversion menée par l’agence Pierre Audat s’est donc faite dans le respect des lieux, le design intérieur prolongeant l’esprit industriel jusque dans les luminaires. Au sous-sol, un espace muséal avec outils, meules et machines d’origine, cotoie les présentoirs de vêtements. C’est assez étonnant comme effet. Uniqlo propose même à la vente un livre sur l’histoire de l’usine.
Seule à rester sur la réserve, la maire du IVe d’alors, Dominique Bertinotti (PS), s’exprima ainsi dans Le Parisien : « J’aurais préféré que la Ville crée une pépinière d’entreprises. Mais c’était trop cher. On se retrouve donc avec une nouvelle marque de vêtements. Je regrette que la logique commerciale l’emporte. Seule satisfaction, cela permettra de sauvegarder ce patrimoine industriel ». N’est-ce pas là l’essentiel ? D’autant qu’avec un commerce, de fait, cela reste accessible à tout le monde.
La boutique Uniqlo ouvrit en avril 2014, quelques mois avant que l’hôtel et l’usine ne soient officiellement inscrits au titre des Monuments historiques. Un symbole à l’échelle de la ville et une belle reconnaissance pour une réhabilitation qui avait failli ne jamais se faire. En effet, si le Plan de sauvegarde et de mise en valeur (PSMV) du Marais créé en 1964 afin de le « sauver » selon la formule consacrée, avait été appliqué à la lettre, l’usine aurait dû être démolie. Comme nombre de locaux d’activités occupant des cours d’immeubles du quartier. Avec un effet pervers, comme le notait l’historien de l’architecture Pierre Pinon en 2011 : « L’initiative a certes limité les destructions du patrimoine classique, mais le curetage et l’élimination presque totale de l’artisanat ont singulièrement appauvri le paysage et la vie du quartier » [6]. Et effacer la mémoire des lieux et des gens, ici comme ailleurs dans le Paris ouvrier. Une oblitération d’autant plus problématique dans le cas du Marais qu’elle masque une tragédie. Avant la Seconde Guerre mondiale, une bonne partie de ces artisans, ouvriers de la petite industrie et leur famille étaient juifs. Une communauté décimée par la Shoah dont on peine désormais à retrouver la trace.
LE MARAIS, QUARTIER-MUSEE
Pour avoir une idée de cet effacement mémoriel, il faut se rendre au magnifique hôtel de Saint-Aignan qui accueille, rue du Temple depuis 1998, le musée d’art et d’histoire du Judaïsme (mahJ). Acquis par la ville de Paris en 1962, sa restauration qui a duré plus de 25 ans, a cherché, selon la doctrine en cours, à se rapprocher le plus possible de son « ordonnance primitive » du 17e siècle, éliminant toute trace de ses humbles habitants y logeant depuis le 19e siècle, depuis qu’il avait été « partagé en locaux commerciaux de toutes sortes, ce qui entraîn[a] surélévations et adjonctions », rappelle son site. Des photos anciennes au charme désuet en témoignent. Le mahJ ne pouvait éviter le sujet. C’est l’artiste Christian Boltanski qui s’en empara, placardant sur un mur aveugle, les noms, métiers, dates de naissance et de déportation des Habitants de l’hôtel de Saint-Aignan en 1939. Une oeuvre saisissante par son minimalisme.
On a du mal à imaginer la situation d’avant-guerre de ces splendides hôtels particuliers du Marais livrés à l’artisanat et à la petit industrie. On peut citer cette description datant des années 1920 : « L’atelier est installé dans l’aile d’un magnifique hôtel construit sous le règne de Louis XIV ; il en occupe les combles (…) Des constructions parasites altèrent aujourd’hui l’éloquente beauté de ces amples logis. Ailleurs, les hauts étages ont été coupés en deux par un plancher utilitaire et barbare. Partout, dans tous les coins, sont installés des ateliers : dans les sombres entresols, les cours et les arrière-cours, les appartements de réception et les greniers, ils se succèdent ou s’entassent, ateliers familiaux ou petits ateliers patronaux (…) A droite de la cour d’honneur, par un escalier sombre et misérable, aux marches usées, disjointes et poussiéreuses, on accède au grenier où une trentaine de tourneurs, soudeurs et monteurs s’entassent (…) Par les fenêtres de notre atelier, nous apercevons celles d’une fabrique de chapeaux installée à l’étage du corps central de l’hôtel » [7].
Pour les défenseurs du patrimoine d’après-guerre, seule la mémoire originelle des bâtiments compte. L’académicien Pierre Gaxotte défend l’idée d’un « quartier-musée, témoignant de ce que fut Paris autrefois » tandis que l’historien Yvan Christ énonce sa formule : « Le Marais n’est pas une simple addition de Monuments historiques. C’est le Monument historique de Paris par excellence » [8]. Durant les premières décennies d’application du PSMV, le curetage des hôtels particuliers qui font notre admiration aujourd’hui a été particulièrement corrosif. En ce qui concerne les démolitions programmées en îlot d’immeubles, depuis plus de vingt ans, elles n’avaient quasi plus cours [9]. L’usine de la Société des Cendres bénéficia ostensiblement et en avant-première des nouvelles orientations du PSMV révisé en 2013, avec une plus grande prise en compte des constructions post-18ème siècle, notamment l’ « architecture représentative de l’activité industrielle des XIXe et XXe siècles ». Un changement de regard patrimonial révélateur.
En 2003, l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur), organisme de documentations et de prospectives, notait dans un bilan du premier PSMV du Marais : « Il convient par ailleurs de noter que la notion de patrimoine a beaucoup évolué depuis trente ans. Elle a englobé le tissu urbain, ses évolutions et son histoire, toute son histoire alors que, jusqu’aux années 1980, on privilégiait les édifices et les dispositions du tissu urbain préindustriel, les transformations urbaines du XIXe siècle étant le plus souvent accusées d’avoir détruit la ville ancienne. L’histoire s’arrêtait donc à la fin du XVIIIe siècle et l’âge classique était un âge d’or à sauvegarder au détriment de tous les ajouts postérieurs » [10]. Ainsi le patrimoine est loin d’être une notion figée. La ville patrimonialisée, parfois appelée péjorativement ville-musée, n’est que la vision que l’on a de notre propre passé à un instant T. Une vision sélective et idéalisée. A Paris, le Marais en est le plus bel exemple.
Blog Des usines à Paris, Denis Cosnard
Catalogue d’exposition Les Paris de l’industrie 1750-1920, Thomas Le Roux, éd. Créaphis, 2014
Livre Paris ville ouvrière – Une histoire occultée (1789-1848), Maurizio Gribaudi, éd. La Découverte, 2014
Livre La société des cendres – Renaissance d’un patrimoine industriel au coeur de Paris, collectif, éd. Studyrama, 2014
Livre Le patrimoine industriel de Paris et de ses environs, Jean-Baptiste Rendu, éd. Charles Massin, 2017
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[1] Paris impérial – La vie quotidienne sous le Second Empire, Hervé Maneglier, éd. Armand Colin, 1990.
[2] Du déplacement de la population dans Paris, de ses causes et de ses effets, des mesures à prendre pour y mettre un terme, A.Chevalier, 1850.
[3] La Lumière électrique, « Rapport sur l’installation et l’exploitation de l’usine municipale d’électricité des Halles centrales », 1e série, vol. 39, n. 1-13, 1891.
[4] La cheminée est visible d’un espace vert mitoyen, le Jardin des Rosiers – Joseph-Migneret.
[5] A Toulouse, au sous-sol de la boutique Uniqlo installée en plein centre ville, on peut voir un vestige du mur d’enceinte gallo-romain, protégé par une paroie de verre et valorisé par des panneaux explicatifs.
[6] Paris détruit – Du vandalisme architectural aux grandes opérations d’urbanisme, Pierre Pinon, éd. Parigramme, 2011.
[7] De la Popinqu’ à Ménilmuch, observations vécues, Jacques Valdour, éditions Spes, 1924. Cité dans Seize promenades historiques dans Paris, Jean-Luc Pinol & Maurice Garden, éditions du Détour, 2017.
[8] Promenades dans le Marais, Yvan Christ, Jacques Silvestre de Sacy et Philippe Siguret, préface de Pierre Gaxotte, éd. André Balland, 1964.
[9] En 2003, sur 293 locaux d’activités voués à la démolition en 1996, seuls 10 l’avaient été, selon une étude de l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur).
[10] PSMV du Marais – Difficultés de gestion et d’application – Améliorations et modernisations nécessaires, Apur, oct. 2003 – fév. 2004.