Ce jeudi 24 février, la Russie a lancé une attaque d’envergure contre toute l’Ukraine. Depuis huit ans, la guerre sépare déjà les habitants du Donbass du reste de la société ukrainienne. Ils témoignent.
Dmytro Chychera, 45 ans, habitant de Marioupol, tient une photo avec les symboles de l'Ukraine, les blés et le ciel.
Clara Marchaud (L'Express)
Ils étaient ensemble à l’école, mais se retrouvent aujourd’hui dans les camps adverses, alors que la Russie occupe l’est de l’Ukraine et bombarde l’ensemble du pays. Masha Pronina, 31 ans, et Denis Pohrebnoe, 30 ans, ont grandi à Donetsk, encore à l’époque une ville industrielle et riche du Donbass, le bassin minier ukrainien. Au printemps 2014, quand la guerre contre les insurgés prorusses parrainés par Moscou éclate, le couple, la vingtaine à peine, décide de fuir sa ville natale.
Huit ans plus tard, Masha et Denis habitent à Marioupol, une ville du sud de l’oblast de Donetsk. Seulement dix kilomètres les séparent de la ligne de front et de tout un monde qui a changé sans eux. “Ici, mes amis rejoignent l’armée ukrainienne, raconte Denis. Là-bas, mes anciens camarades de classe se battent de l’autre côté, certains ont des bons postes au MGB [les services de sécurité de Donetsk]. Pour eux, nous ne sommes que des ‘khokhly‘ [terme péjoratif pour parler des Ukrainiens].”
Après huit ans de guerre, le visage de ces territoires s’est métamorphosé. En 2014, les insurgés prorusses ont proclamé les républiques de Lougansk (LNR) et de Donetsk (DNR), créant progressivement tous les attributs d’un Etat : leurs propres administrations, drapeaux et passeports. Le russe est “langue d’Etat” et le rouble, la monnaie en circulation.
Alors que les deux républiques autoproclamées sont de véritables trous noirs de l’information, depuis quelques semaines des reportages de médias internationaux nous parviennent de Donetsk, qui tente de garder la main sur l’image qu’elle renvoie. Là où les statues de Lénine sont tombées à Kiev, à la faveur des manifestants du Maïdan, le dirigeant communiste se dresse toujours au coeur de la capitale du Donbass.
Au-delà des institutions, les habitants aussi ont changé. Alors qu’il était autrefois l’une des régions les plus peuplées d’Ukraine – et l’une des plus riches pour l’oblast de Donetsk -, le Donbass séparatiste s’est vidé de sa population, passant de cinq à deux millions d’habitants. Près d’un million et demi d’entre eux sont partis en Ukraine et environ un million se sont réfugiés en Russie au début du conflit. “Les personnes qui sont restées ne l’ont pas forcément fait pour des raisons idéologiques, mais pour des raisons pragmatiques”, analyse Anna Colin Lebedev, chercheuse spécialiste des sociétés post-soviétiques.
Une vie s’est organisée de part et d’autre de la ligne de front, que les habitants pouvaient traverser aisément jusqu’en mars 2020. Les points de passage, mis en place dans le cadre des accords de Minsk, ont d’abord été fermés par l’Ukraine, puis par les séparatistes pour lutter contre l’épidémie de Covid-19. Ces derniers n’ont, depuis, pas rouvert la majorité d’entre eux.
Depuis 2019, Moscou a, en parallèle, mené une politique de distribution de passeports : plus de 600 000 personnes ont ainsi pris la nationalité russe dans le Donbass, 2,5 millions en Crimée, selon les autorités ukrainiennes. La mère de Masha en fait partie : biberonnée à la propagande de la télévision russe, elle a fui en Russie au début du conflit. “Pour moi, c’est une guerre familiale”, regrette Masha. Une fois par mois, cette artiste de Marioupol appelle encore sa famille sur Skype. “Mais je n’ai plus la force, ils racontent le calque de ce qu’ils entendent à la télévision russe et pensent qu’on m’a lavé le cerveau”, regrette-t-elle.
A Moscou, sa mère lui a acheté un vélo pour tenter de la faire venir en Russie. Depuis quelques années, il prend la rouille. Le père de Denis, lui aussi, a viré de bord. Il est devenu “un prorusse de top niveau”, selon son fils : ce médecin a passé les premières années de la guerre à s’occuper des enfants touchés par les bombardements et en a nourri une haine intense pour l’Ukraine.
Denis Pohrebnoe, 30 ans, vit à Marioupol après avoir grandi à Donetsk, dans l'est ukrainien.
© / Clara Marchaud (L'Express)
La population du Donbass a changé, mais celle du reste de l’Ukraine également. “La société ukrainienne est aujourd’hui plus uniforme dans sa perception de la Russie”, remarque Anna Colin Lebedev. Une récente étude de la Fondation des initiatives démocratiques de Kiev Ilko Koutcheriv atteste de ce changement. En 2012, 20 % de la population ukrainienne seulement estimait que l’entrée dans l’Otan était un bon moyen de préserver la sécurité nationale ; aujourd’hui, la moitié de la population est de cet avis. En parallèle, la demande pour une union militaire avec la Russie est passée de 30 % à 8 %.
Dmytro Chychera, 45 ans, un activiste bien connu de Marioupol qui a fondé un centre culturel résolument pro-ukrainien, voit les différences entre les générations. “Mon fils, par exemple, a 20 ans et a grandi toute sa vie avec la guerre. Il en voit les conséquences, il les entend, même”, regrette Dmytro, aussi à l’aise en ukrainien qu’en russe. Depuis quelques jours, les bombardements résonnent en effet à nouveau là où la situation était calme depuis plusieurs années.
“Il ne lui viendrait pas à l’idée d’aller à Saint-Pétersbourg pour faire du tourisme, explique le militant en parlant de son fils. Il ne voit la Russie que comme le pays de l’agresseur.” Difficile pour lui de penser à la réintégration de ces territoires, aujourd’hui si différents du reste du pays.
“La société ukrainienne se refuse à penser la perte du Donbass, car ce serait 14 000 morts du conflit pour rien, estime Anna Colin Lebedev. Mais il y a une très grande méfiance envers les populations du Donbass, qui ne sont pas vues comme des victimes, mais comme des traîtres.” D’autant plus que ces habitants ont été nourris à la propagande russe pendant huit ans. A Kiev, seules de rares voix osent penser ce paradoxe à voix haute : il aurait pour conséquence d’accepter que la souveraineté ukrainienne n’a pas de valeur. “Ce sera un long travail, qui demandera beaucoup de ressources, d’énergie et de nerfs. Mais avec le temps, on y arrivera”, continue d’espérer Dmytro.
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