À Sanaa, la capitale du Yémen, des ouvriers reconstruisent une maison en brique crue, vieille de 350 ans, appartenant à la famille Al-Jerafi. La ville, contrôlée depuis 2014 par les rebelles houthistes, subit les frappes aériennes d’une coalition dirigée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.
Du fond d’un oued asséché, je lève la tête pour admirer l’énorme structure qui se dresse au-dessus de moi : des rangées et des rangées de pierres taillées avec précision, posées sans mortier il y a environ 2 500 ans et s’élevant à 15 m de hauteur dans le ciel du désert.
Lorsque le grand barrage de Marib fut construit dans ce qui constitue l’actuel Yémen, ses murs de terre et de pierre s’étendaient sur plus de 600 m. Les vannes colossales, encore visibles aujourd’hui, faisaient partie d’un système complexe qui dirigeait le flux des pluies saisonnières depuis les hautes terres du Yémen jusqu’à son désert aride, à l’est, alimentant des oasis et leurs cultures à travers 9 600 ha de terres désolées. Et, au beau milieu, un centre économique florissant : Marib, la capitale de Saba, royaume arabe rendu célèbre par celle qui le dirigeait, la légendaire Bilqis, immortalisée dans la Bible et le Coran sous le nom de reine de Saba.
À l’apogée de Marib, à partir du VIIIe siècle av. J.-C., ce barrage fut à l’origine de la prospérité de la capitale sabéenne – et la raison pour laquelle celle-ci représentait une halte opportune, dotée d’une production vivrière et possédant de l’eau en abondance pour les chameaux assoiffés et les commerçants affamés. Le royaume se développa dans la partie méridionale de l’Arabie, où l’oliban, la myrrhe et autres résines aromatiques étaient achetés et vendus dans le riche centre de la route de l’encens, qui s’étendait de l’Inde à la Méditerranée.
Saba était aussi importante pour l’économie caravanière : des biens de valeur comme l’ivoire, les perles, la soie et les bois précieux y étaient taxés lors de leur transit entre l’Est et l’Ouest.
Désormais, Marib tire sa richesse des réserves de pétrole et de gaz présentes sous le sable. Ce qui en fait une cible stratégique dans la guerre qui ravage le Yémen depuis huit ans : celle entre les rebelles houthistes et la coalition dirigée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, soutenant les forces locales opposées à l’expansion houthiste. Depuis 2020, l’ancienne capitale est la principale ligne de front et l’une des dernières villes où le gouvernement yéménite, reconnu par la communauté internationale, est encore en fonction.
Je me promène au cœur des vestiges du barrage, impressionnée par la construction et émerveillée par la logistique nécessaire pour subvenir aux besoins d’une ville prospère dans le sud de l’Arabie, il y a plus de deux mille ans. L’oued est alors traversé par la détonation familière d’un tir d’artillerie venu des montagnes voisines. « Vous avez entendu ? », murmure Ammar Derwish, mon assistant et interprète yéménite, dans la quasi obscurité. L’explosion suivante est un peu plus forte, et la réponse vient avant qu’il n’ait à répéter la question. « Oui, j’ai entendu. »
De jeunes vendeurs de souvenirs jouent en attendant les touristes devant l’entrée jonchée de décombres de Kawkaban. En février 2016, une frappe aérienne a détruit la citadelle millénaire, tuant sept personnes.
La guerre qui sévit actuellement au Yémen est liée aux trésors de son passé. Ses antiques royaumes – Saba, Qatabân, Ma’în, Awsân, Himyar, Hadramaout – sont à l’origine de la civilisation de la péninsule Arabique. Des prouesses de l’ingénierie hydraulique aux minutieuses inscriptions, cette histoire est le témoin d’un peuple marchand et d’une civilisation raffinée et sédentaire.
La guerre a commencé en 2014, lorsque les rebelles houthistes du Nord ont pris la capitale, Sanaa, avec l’aide de partisans de l’ancien président Ali Abdallah Saleh. Son successeur, Abd Rabbo Mansour Hadi, a été assigné à résidence. Il s’est réfugié en Arabie saoudite, incitant le royaume saoudien à pratiquer des bombardements aériens avec l’appui d’une coalition régionale soutenue par les États-Unis et d’autres pays occidentaux. Toutes les parties ont montré peu de considération pour les 30 millions de civils, et les menaces pèsent autant sur les Yéménites que sur leur patrimoine.
Les frappes aériennes ont rasé des musées ; des centaines de maisons familiales, vieilles de plusieurs siècles et à l’architecture caractéristique ont été détruites, des temples préislamiques ont été bombardés et des sanctuaires soufis démolis par des militants.
Cela n’a pas empêché un petit groupe d’historiens, d’archéologues et d’habitants passionnés par le passé de leur pays de poursuivre la mission qu’ils se sont fixée, déterminés à préserver les antiquités du Yémen : des objets témoins, enfermés dans les musées nationaux, cachés dans des entrepôts ou toujours enfouis dans le sable. Conscients des priorités de leurs concitoyens et des millions de personnes déplacées par le conflit, ils concentrent leurs efforts sur une préservation pour l’avenir, destinée à des Yéménites ayant aujourd’hui des préoccupations plus pressantes : survivre à la guerre.
La directrice du Musée national d’Aden, Aida Ahmed Mohammed (derrière le bureau), rencontre le personnel dans une salle d’exposition vide. Plus de 2 000 des objets les plus précieux du musée sont stockés dans une chambre forte à Aden.
Au fil des millénaires, la capitale de la reine de Saba est passée du rang de plus grande cité du sud de l’Arabie à celui de ville de province en ruine du XXIe siècle, connue pour ses agressions à main armée et ses enlèvements. Ceux-ci sont perpétrés par des membres de tribus opposées à un gouvernement central ayant fait disparaître les revenus des réserves de pétrole et de gaz sans en faire bénéficier la population locale. Depuis 2014, cette image d’anarchie a fait place à une autre. La Marib d’aujourd’hui est parsemée de maisons neuves, d’une nouvelle rocade et d’hôtels et de restaurants bâtis par ceux qui ont fui le territoire houthiste et les combats – la ville-champignon d’un Yémen en guerre. Des camions chargés de sacs de ciment pour les maisons et les hôtels parcourent le désert jusqu’à Marib. La production de pétrole, stoppée en 2015, a repris peu à peu et soutient désormais une économie assurant l’indépendance de la ville par rapport au reste du pays. La population de Marib et de son gouvernorat – moins d’un demi-million d’habitants avant la guerre – a été multipliée par sept, augmentée par des personnes déplacées fuyant les zones contrôlées par les houthistes et les territoires contestés. Celles-ci représenteraient 85 % de la population du gouvernorat de Marib.
Mais la situation pourrait à nouveau changer. Car une offensive houthiste lancée début 2021 a frappé les montagnes se dressant derrière l’ancien barrage de Marib et s’est intensifiée un peu plus tôt dans l’année. La ville est désormais à portée des missiles rebelles, dont des dizaines ont touché des quartiers où s’étendent à perte de vue des camps poussiéreux de déplacés abritant plus de 200 000 Yéménites et migrants. Jusqu’à présent, la puissance aérienne destructrice des forces de coalition a tenu les houthistes à distance – en plus d’avoir tué ou blessé plus de 19 200 civils dans tout le pays depuis 2015. Cette année a connu la plus longue période de répit dans les violences. Un cessez-le-feu de deux mois, commencé en avril, a été prolongé de deux mois supplémentaires en juin, dans l’espoir que des pourparlers puissent mettre fin à la guerre.
La ligne de front la plus active du conflit est très préoccupante pour les civils, et les dommages causés à l’héritage culturel du Yémen montrent que ceux qui mènent cette guerre n’hésitent pas à transformer des sites patrimoniaux prestigieux en champs de bataille. En mai 2015, une frappe de la coalition a touché l’une des vannes du grand barrage de Marib, détruisant la tour restante. Il ne reste plus qu’un monceau de gravats.
À l’est de la villemoderne se trouvent les célèbres temples de Saba, Barân et Awwâm, respectivement trône et sanctuaire de la reine de Saba. Distants d’environ 1 km, ces temples exceptionnels, dédiés à la principale divinité de Saba, Almaqah, dieu de l’irrigation et de l’agriculture, sont la source du peu que nous savons sur le monde sabéen.
En mai 2015, les frappes aériennes de la coalition ont détruit un musée archéologique à Dhamar, à environ 100 km au sud de Sanaa, après que les houthistes l’eurent transformé en entrepôt d’armes et en prison. Plus de 12 000 objets ont été enfouis sous les décombres. Des volontaires ont récupéré ce qu’ils pouvaient.
On n’a guère d’informations sur la façon dont les Sabéens adoraient et priaient leurs dieux. Tout ce que l’on sait, c’est que l’oliban et la myrrhe vendus à Saba étaient largement utilisés dans les rituels de plusieurs confessions religieuses de l’époque. Au cours de leurs longues et périlleuses traversées des déserts de la péninsule Arabique, commerçants et pèlerins s’arrêtaient fréquemment dans les oasis de Marib, où ils vénéraient Almaqah. Saba a ouvert la voie en matière d’écriture et de langue. Son influence dans les domaines de l’architecture, de l’iconographie et de la décoration s’est répandue dans tout le sud de l’Arabie, et s’est propagée plus loin encore par les marchands ambulants.
Bien avant la guerre qui fait rage aujourd’hui, les temples royaux du Yémen étaient déjà la cible de pillards et d’archéologues étrangers avides, revendiquant la propriété de toutes les découvertes. Le plus célèbre – pour certains, tristement célèbre – d’entre eux est sans doute Wendell Phillips, un Américain qui a entrepris les fouilles de plusieurs sites dans le sud de l’Arabie de 1950 à 1952. « Le temps s’est endormi ici, et les témoins des civilisations anciennes ont été enterrés dans le sable profond, conservés tels des fleurs entre les pages d’un livre », écrit-il dans Qataban and Sheba, publié en 1955, qui relate sa première visite au Yémen.
Les fouilles de Wendell Phillips se sont notamment déroulées au temple d’Awwâm, où il mit au jour les trésors du site sabéen, révélant d’immenses piliers, une enceinte fortifiée monumentale et un cimetière contenant les ossements de 20 000 citoyens du royaume. Les fouilles dévoilèrent le temple, construit au début du premier millénaire av. J.-C. Ainsi, Awwâm est-il devenu, avec Barân, l’un des sites historiques les plus connus du Yémen, fameux pour ses piliers emblématiques, ses statues en bronze et en albâtre et ses inscriptions caractéristiques.
Le travail de Wendell Phillips au temple d’Awwâm fut suivi par celui d’équipes archéologiques européennes et américaines qui ont continué à fouiller le site. Leurs découvertes d’artefacts et d’inscriptions allaient faire de Marib l’une des destinations les plus populaires sur l’itinéraire touristique autrefois très fréquenté du Yémen.
Aujourd’hui, les rares visiteurs peuvent marcher seuls sur le sable protecteur, le balayer de la main pour révéler les pierres lisses du sol du temple, polies par les pèlerins au fil des siècles. Ils peuvent aussi contempler les sculptures de bouquetins postées en sentinelle dans les escaliers d’apparat. Ou suivre les contours mystérieux des étranges inscriptions qui courent le long du fronton de l’enceinte intérieure du sanctuaire. Même dans la lumière éblouissante du jour en plein désert, Awwâm est empreint de mysticisme. Mais les objets les plus importants du temple se trouvent au Musée national de Sanaa, contrôlé par les houthistes et fermé en raison du conflit, ou à des milliers de kilomètres, dans les musées et collections privées de l’Occident et du golfe Persique.
Dirigée par Merilyn Phillips Hodgson, la sœur de Wendell Phillips, la dernière expédition au temple d’Awwâm a pris fin après un attentat mortel perpétré par Al-Qaida en 2007. Au cours des années suivantes, le socle gravé d’une statue en albâtre vieille de 2 300 ans a été arraché du sol du temple ; il a été vu pour la dernière fois dans une maison de vente aux enchères à Paris.
Ces quinze années d’abandon archéologique ont été toutefois une bénédiction pour les antiquités des sanctuaires de Marib mises au jour : dans le temple d’Awwâm, de 2 à 3 m de sable ont recouvert des parties essentielles de l’enceinte sacrée. « Il vaut mieux que tout soit sous terre. Le sable, c’est la sécurité », conclut tristement Sadeq al-Salwi, le directeur de Marib pour l’Organisation générale des antiquités et des musées du Yémen (GOAM), un organisme gouvernemental yéménite.
Des enfants chassés de chez eux par les avancées des houthistes passent le temps au pied d’un arbre dans un camp de déplacés, à la périphérie de Marib. Autrefois siège de l’ancien royaume de Saba, la Marib moderne est devenue la ligne de front d’une guerre civile.
En suivant la route des caravanes vers le sud jusqu’au gouvernorat de Shabwa et aux terres de l’ancien royaume de Qatabân, voisin et rival de Saba, on arrive à sa capitale historique, Tamna’. Elle se trouve à environ 60 km à vol d’oiseau de Marib, mais à plus de trois heures de route dans le Yémen en guerre. Ammar et moi comptons les panneaux ornés de têtes de mort signalant des champs de mines, alors qu’il guide notre SUV à travers une bourrasque de sable. Cette zone a changé de mains plus d’une fois entre les houthistes et les forces de la coalition pendant le conflit. Les habitants évitent soigneusement de dire du mal de l’un ou l’autre camp, ne sachant pas qui sera aux commandes la semaine ou le mois prochains.
À Tamna’, le patrimoine culturel du pays a été très endommagé. En marchant dans les vestiges de la ville, nous découvrons un sol jonché de tessons de poterie vieux de 2 000 ans et d’éléments plus récents : des cartouches d’AK-47, des obus de chars et des douilles en cuivre de mitrailleuses de calibre .50. Des caisses de munitions vides emplissent des trous creusés dans les ruines du temple principal de Tamna’ dédié à Athtar, dieu du tonnerre, connu pour son caractère vengeur. Les houthistes utilisent l’avantage stratégique que présente l’altitude de Tamna’ : ils font du site une position militaire, mais aussi une cible parfaite pour les avions de chasse saoudiens et émiratis.
Le cœur du temple d’Athtar a été éventré, provoquant une hémorragie de pierres aux teintes grises, bleues et rouges qui distinguent Tamna’ de Marib et son calcaire jurassique jaune. Un cratère de 10 m de large et de 3 m de profondeur est tout ce qui reste à voir sur le côté est du sanctuaire. Le trou béant, résultat de la frappe aérienne de la coalition, fait paraître minuscules deux jeunes enfants sautant par-dessus les rochers projetés par la force de l’explosion.
La Mission archéologique italienne au Yémen a effectué des fouilles à Tamna’ de 1990 à 2005 et financé la construction d’un musée qui était vide au moment de son départ, les conditions de sécurité se détériorant de plus en plus. Le bâtiment est jonché de gravats, les murs ont été soufflés par la violence des combats. Avant les troubles récents, des touristes étrangers venaient tous les jours à Tamna’, selon Abdallah Dawam, directeur de la sécurité du site de longue date, qui nous guide parmi les ruines.
La carcasse inachevée du musée bombardé de Tamna’ est l’une des trois institutions de ce type dans le gouvernorat à être sous la garde de Khyran al-Zubaidi, le directeur de la GOAM pour Shabwa. Il y en a aussi une à Bayhan, fermée depuis vingt-cinq ans, et une autre à Ataq, capitale du gouvernorat de Shabwa. La subvention gouvernementale pour les trois musées n’est que de 16 000 riyals yéménites (moins de 20 euros) par mois.
Un homme traverse les ruelles étroites de la vieille ville de Sanaa. Le style architectural de ce quartier, avec ses bâtiments en brique crue ornés de motifs géométriques, lui a valu d’être classé au patrimoine mondial en 1986.
Tout comme son collègue Al-Salwi à Marib, Al-Zubaidi est archéologue au Yémen depuis plus de trente-cinq ans, et responsable des antiquités de la région de Shabwa depuis 1986. Alors qu’il énumère les dizaines de fouilles dirigées par des étrangers auxquelles il a participé, il apparaît évident que la richesse des connaissances de première main qu’il a accumulées fait probablement de lui et d’Al-Salwi les principaux experts mondiaux des royaumes sabéen et qatabân. En nous guidant à travers le musée d’Ataq, Khyran Al-Zubaidi partage avec nous sa passion communicative pour l’histoire.
Ahmed, le fils de l’archéologue, âgé de 32 ans, fait remarquer que la question du patrimoine culturel du Yémen figure loin au bas de la liste des priorités des autorités. Les problèmes d’électricité et d’eau, ainsi que la sécurité, sont plus importants. « Mais ça, souligne Ahmed, parlant de l’attachement de son père au patrimoine du pays et posant sa main sur sa poitrine, c’est dans son cœur. » Une chose est sûre : l’archéologue ne travaille pas pour l’argent. Même avec son expérience de plusieurs dizaines d’années, Khyran Al-Zubaidi n’est payé qu’une centaine d’euros par mois par le gouvernement yéménite, soit à peine plus qu’un soldat.
Plus de 70 % des Yéménites ont besoin d’une aide humanitaire. Avant le conflit, le pays importait (en payant en dollars américains) jusqu’à 90 % de sa nourriture. La pénurie est utilisée comme une arme de guerre et, à plusieurs reprises, les Nations unies ont alerté sur une menace de famine au Yémen, malgré l’abondance de nourriture sur les marchés. Du fait du blocus imposé par la coalition anti-houthiste, les importations et la monnaie se sont effondrées ; dans le même temps, les houthistes ont été accusés de gêner la distribution de l’aide humanitaire et d’augmenter les impôts afin de financer l’effort de guerre.
Le prix des produits de base comme le blé, la farine et le riz a augmenté de 250 %, tandis que la valeur du riyal yéménite a chuté de près de 80 % par rapport au dollar américain au cours du conflit. Pour ne rien arranger, près de la moitié du blé du pays provient d’Ukraine et de Russie. « Les gens vendraient n’importe quoi pour se remplir le ventre et nourrir leurs enfants. C’est une question de vie ou de mort », indique Khyran al-Zubaidi en parlant du problème croissant du pillage des objets historiques.
Dans ses propres tentatives pour sauver le patrimoine, il a parcouru les marchés locaux, négociant afin de tenter de récupérer pour le musée toutes les pièces antiques qu’il pouvait. L’année dernière, utilisant le salaire que lui verse le gouvernement, il a offert une récompense d’environ 450 euros pour une vingtaine d’artefacts qu’il estime dater d’environ 700 av. J.-C., dont plusieurs vases intacts et des statuettes en albâtre. S’ils sont désormais exposés au musée, Khyran Al-Zubaidi attend toujours que le gouvernement les lui rembourse. Ceux qui les vendent en ignorent la valeur, précise encore l’archéologue. Mais quelle valeur accorder à l’histoire, à sa préservation pour les générations futures, quand les enfants d’aujourd’hui meurent de faim ? Sa question est restée en suspens.
Moment de répit au cœur de la guerre : des hommes et des enfants dansent au rythme des tambours dans la vieille ville de Sanaa, en juillet 2021, lors d’un mariage dans la famille Al-Taweel.
La plus grande trouvaille que Khyran Al-Zubaidi a faite au cours de ses années de travail a eu lieu à Shabwa, qui fut aussi la capitale de l’ancien royaume de l’Hadramaout.
À son apogée, ce centre de production et de commerce d’encens était connu pour ses nombreux temples. Hassan Rakna, le cheikh local, nous accompagne, Ammar et moi, à travers les ruines de la cité, s’arrêtant pour se reposer au sommet d’un escalier de 10 m de large. Il nous raconte comment a été découvert sur le site un superbe lion ailé – doté de cornes de boeuf et d’une queue en forme de cobra. Al-Zubaidi faisait alors partie de l’équipe chargée des fouilles qui a mis au jour le griffon en pierre, lequel daterait du IIIe siècle apr. J.-C.
Avec un grand nombre des plus précieux artefacts de Shabwa, la pièce a été mise à l’abri dans les coffres de la Banque nationale d’Aden, à 370 km de route au sud-ouest. À huit jours de trajet à dos de chameau au sud de Shabwa, le long de l’ancienne route des caravanes, le sommet plat d’un volcan éteint s’élève à quelques centaines de mètres des sables blancs, là où la péninsule Arabique rencontre le golfe d’Aden. Si vous montez jusqu’au sommet pour affronter un vent d’est brûlant s’engouffrant dans les décombres d’une vieille tour de guet, vous pourrez imaginer ce à quoi pouvait ressembler cet endroit il y a deux mille ans de ça : des marchands, des porteurs et des douaniers s’affairant dans le port royal de Qanî’ ; des navires à destination de l’Égypte et de l’Inde, remplis de marchandises inestimables, qui avaient été déchargées des dos des chameaux et stockées dans des entrepôts en pierre noire, dont les vestiges marquent encore les parois rocheuses.
Mais, ici, les rêveries sur les royaumes du passé ne durent pas bien longtemps. Les convois blindés et les camionnettes cabossées, avec leurs combattants armés de fusils, dévalent à toute allure les routes goudronnées où les caravanes légendaires de Saba se croisaient autrefois. Sur la longue route désertique allant de Shabwa à Aden, Ammar et moi traversons une autre tempête de sable, tandis que les notes solitaires d’un oud s’échappent de l’autoradio.
La mélodie se mêle aux vers de feu Abdallah al-Baradouni, le plus célèbre poète moderne du Yémen, dont les mots semblent tellement plus appropriés au Yémen d’aujourd’hui que les plâtrages prosaïques des archéologues coloniaux qui considéraient l’histoire du pays comme figée et statique, comme le seraient des fleurs séchées entre les pages d’un livre.
« Dans les cavernes de sa mort, mon pays ne meurt ni ne guérit. Il creuse dans les tombes muettes à la recherche de ses véritables origines, regrette ainsi le poète Al-Baradouni. Pour la promesse printanière qui sommeillait derrière ses yeux. Pour le rêve qui viendra au fantôme se cachant. »
Article publié dans le numéro 276 du magazine National Geographic. S’abonner au magazine

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