Pendant des années, Elizabeth Holmes a assuré être capable, avec sa start-up Theranos, de réaliser des centaines d’analyses médicales à partir d’une goutte de sang. (Jim Wilson/The New York Times/REA)
Quand Steve Jobs a révélé le premier iPhone, l’appareil ne fonctionnait pas correctement. Quand Bill Gates a remporté un appel d’offres pour fournir un système d’exploitation à IBM, il n’en avait même pas encore un. Larry Ellison, fondateur d’Oracle, était passé maître dans l’art de tromper investisseurs et clients sur des produits, allant jusqu’à vendre des logiciels qui n’étaient pas encore construits. A chaque fois, tous ces grands noms de la Silicon Valley ont suivi un même précepte : le «fake it until you make it». Littéralement, «fais semblant, jusqu’à ce que tu y arrives».
Faire semblant, c’est justement ce qui a conduit Elizabeth Holmes, ancienne étoile milliardaire de la biotechnologie, à être condamnée pour escroquerie lundi soir. Pendant des années, l’entrepreneuse a assuré être capable, avec sa start-up Theranos, de réaliser des centaines d’analyses médicales à partir d’une goutte de sang. Un mensonge lui ayant permis de lever plus de 900 millions de dollars (800 millions d’euros)… sans jamais atteindre ses objectifs. Une décision inhabituelle pour le monde de la tech mais pas forcément gage d’un changement de paradigme au sein de la Silicon Valley, estime Olivier Alexandre, chercheur au CNRS.
Concrètement, le «fake it until you make it» dans la Silicon Valley, ça représente quoi ?
C’est le b.a.-ba de tout jeune entrepreneur. Dans la Silicon Valley, 10 000 entreprises ont un modèle basé sur la recherche et le développement. Donc le fait que le produit soit toujours en train d’être actualisé, qu’on n’ait jamais vraiment atteint l’horizon de la promesse faite aux investisseurs, ça fait partie de la structure même de cette partie de la baie de San Francisco. Les entrepreneurs essaient d’emballer un peu leur produit, c’est monnaie courante. Mais il y a tout de même un certain nombre de règles à respecter, comme la transparence. Or, Elizabeth Holmes a menti sur l’état d’avancement du projet devant son conseil d’administration, ce qui constitue une faute très grave.
Avec l’affaire Holmes, le «fake it until you make it», c’est fini ?
C’est comme ça que cela a été présenté dans les médias. Avec l’affaire, le «fake it until you make it» a commencé à incarner toutes les dérives de la Silicon Valley. Pour autant, il ne fait pas du tout débat en son sein. Il faut prendre les choses avec sens car le profil d’Elizabeth Holmes se démarque en partie de celui des autres entrepreneurs. Déjà, parce que c’est une femme. Ensuite, elle est dans un secteur bien particulier, celui de la biotechnologie. C’est un domaine atypique avec des enveloppes d’investissement plus importantes mais aussi des cycles de développement plus longs. Ce qui est normal puisque l’on est sur des niveaux d’attente et des enjeux différents, avec une dimension éthique forte : on parle tout de même de santé. Enfin, Theranos appartient à une génération assez ancienne d’entreprises, créées avant même l’entrée en Bourse de Google.
Effectivement, les femmes semblent plutôt rares dans la Silicon Valley…
Il faut savoir que les femmes ont toujours eu un rôle important au sein de la Silicon Valley. C’étaient elles qui codaient au début, elles qui travaillaient dans les usines de microprocesseurs pour les nettoyer… Aujourd’hui, parmi les femmes connues de la Silicon Valley, on note des investisseuses, des ingénieures, la CEO de YouTube, Susan Wojcicki, la fondatrice de Cisco, Sandra Lerner… On trouve aussi des veuves parmi les femmes les plus puissantes, comme Laurene Powell Jobs, la femme de Steve Jobs.
Malgré ces différences, Elizabeth Holmes rentre bien dans le moule de la Silicon Valley, non ?
Effectivement. D’abord, elle s’inscrit dans le domaine technique puisqu’elle est ingénieure de formation. Mais aussi «drop-out», c’est-à-dire qu’elle a arrêté ses études en cours de route pour lancer son affaire. Or c’est un profil que l’on aime bien mettre en avant dans la Silicon Valley. Aussi, Elizabeth Holmes avait intégré tous les codes rhétoriques nécessaires : de la voix, du corps, de la forme. On a beaucoup mis en avant le fait qu’elle a été influencée par Steve Jobs, avec ses vêtements noirs et ses cols roulés. Enfin, elle avait cette capacité à exercer une forme d’influence sur ses employés et investisseurs. Cette capacité avait été théorisée pour Steve Jobs sous le nom de «champ de distorsion de la réalité». Elle aussi pouvait distordre le jugement des gens.
Les investisseurs n’ont-ils pas été refroidis par cette histoire ?
Même si le procès s’est tenu récemment, l’affaire Theranos appartient déjà au passé. Et l’avis des investisseurs n’a pas été bousculé, on ne peut pas parler d’un effet Theranos. Les cours des entreprises sont restés stables, elles ont continué à se développer normalement… Dans le cas d’Elizabeth Holmes, il faut relever qu’il y avait en fait assez peu d’investisseurs appartenant à la Silicon Valley impliqués. Certains venture capital [capital-risque, ndlr] venaient de New York, de Chicago… Son conseil d’administration était composé de figures vénérables, mais pas de représentants d’investisseurs. Ce qui est habituellement le cas. Donc ces derniers étaient peu habitués à l’industrie de la Silicon Valley, ce qui fait qu’elle a pu jouer d’une certaine sympathie et méconnaissance en la matière.
© Libé 2022
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