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Par : Olivier Baumard
02-02-2022 (mis à jour: 02-03-2022 )
Des habitants passent devant une voiture de police qui patrouille dans une zone fermée près du café « Separ » dans le centre-ville de Donetsk, en Ukraine, le 31 août 2018. Le chef de la République populaire autoproclamée de Donetsk, Alexander Zakharchenko, serait mort dans un hôpital local à la suite d’une explosion dans le restaurant « Separ » dans le bastion des rebelles pro-russes de Donetsk, comme le rapportent les médias locaux. [EPA-EFE/ALEXANDER ERMOCHENKO]Langues : English
Un détour dans les zones occupées depuis huit ans par les groupes armés pro-russes permet de saisir la perspective d’une Ukraine sous occupation russe et le regard avertit que nous devons poser sur ce conflit.
Olivier Baumard est observateur international déployé en Ukraine de 2019 à 2021.
Passés les checkpoints d’entrée, ce qui frappait en entrant dans Donetsk en 2021, c’était la normalité du quotidien malgré huit années de conflit. Les trams fonctionnaient, les magasins étaient ouverts, les gens travaillaient et l’ordre régnait malgré les explosions la nuit. Mais après quelques jours sur place, on se rend vite compte que rien n’est normal, tout est frelaté, trafiqué, faux. On se retrouve dans une société néo-stalinienne à l’ère de Tik-Tok et YouTube. On voyage dans le passé : le mur de Berlin n’est jamais tombé dans les esprits, d’après les comptes Twitter locaux et russe, les « fascistes » sont de l’autre côté des tranchées. Dans cette réalité parallèle, le changement climatique n’existe pas et le bassin industriel de Donetsk — le Donbass — et ses mines de charbon font toujours la grandeur et la fierté de l’Union soviétique…
Mais pour mieux comprendre ce que représente la « République populaire de Donetsk », l’autorité autoproclamée hybride qui règne depuis huit ans sur la ville, il faut se replonger dans le monde d’Orwell, à mi-chemin entre La ferme des animaux et 1984. En 2014, des groupes armés prennent le contrôle des administrations régionales et exercent le pouvoir de facto. Ils instaurent un régime policier et militariste pour rétablir l’ordre et protéger le territoire contre un ennemi qu’ils se hâtent de déshumaniser. Un état de guerre permanent permet de justifier les exactions contre l’ennemi et la population. On fait défiler les prisonniers de guerre sur l’avenue principale pour entretenir la terreur et on torture les civils soupçonnés de collaborer avec l’ennemi. Le centre culturel est utilisé comme prison politique et rebaptisé « Izolatsya », pour décourager plumes et pinceaux subversifs. Privé de l’inspiration des artistes, les galeries d’art sont recouvertes de gribouillis d’enfants de sept ans. Les étrangers et ONG sont interdits d’entrée sur le territoire pour isoler la population et entretenir sa paranoïa. Beaucoup choisissent l’exode vers les territoires contrôlés par le gouvernement ukrainien ou vers la Russie, au mieux pour retrouver de la famille, au pire pour finir dans la traite humaine.
Lorsque la moitié la moins convaincue de la population a fui le territoire, les groupes armés assoient leur légitimité sur des élections organisées hors de tout cadre et contrôle juridique. Les campagnes électorales arme au poing sont toujours plus persuasives. Par la même occasion, les groupes armés en profitent pour écrire une constitution, déclarer leur indépendance et choisir un drapeau : trois bandes horizontales noir, bleu et rouge, à une couleur près le drapeau de la Russie. Les bandes armées harmonisent leurs hiérarchies et leurs uniformes. Les chefs de guerre gênants sont éliminés et les soldats se battent désormais dans un uniforme russe, seuls leurs écussons les différencient. Mais un écusson en velcro se change rapidement. Le défilé militaire est désormais un événement central dans la vie de la société.
Sans cadre juridique, les entreprises étrangères n’existent plus. Le McDonald est devenu le DonMak. Le réseau Vodafone capte difficilement, il est remplacé par le réseau pirate Feniks. Le système financier s’est effondré. Plus aucun distributeur de billets ne fonctionne et les banques ont toutes quitté la région. Tout se paye en liquide et les nouveaux maîtres remplacent donc la monnaie par la devise de leur choix : le rouble. Il faut réorganiser la circulation et l’enregistrement des véhicules, de nouvelles plaques d’immatriculation apparaissent, similaires aux plaques russes. Garder sa plaque d’immatriculation ukrainienne, c’est s’attirer des ennuis. Pour maintenir le système postal isolé, des timbres sont imprimés et permettent l’envoi de colis et de lettres vers une boîte postale de Rostov-sur-le-Don d’où la poste russe prend le relais pour les acheminer vers le monde extérieur. Les timbres retracent l’histoire récente de la région et glorifie ses nouveaux « héros » de guerre.
La population est désormais invitée à obtenir un passeport russe à grands coups de campagnes publicitaires. Elle peut également voter aux élections russes et, de préférence, pour le parti au pouvoir, « Russie Unie » promu dans les rues de Donetsk sans concurrence politique. Le conflit avait perdu en intensité depuis 2017 mais chaque jour l’Ukraine a continué de mourir un peu plus à Donetsk…
La Russie n’a plus besoin de ses chars d’assaut pour annexer les zones qu’elle contrôle déjà depuis 2014 dans le Donbass. Une simple relève de l’administration, un changement de quart aux checkpoints et un vote au parlement russe suffiront. Ces prouesses stratégiques, la Russie les doit avant tout à son arsenal digital : cyberattaque, désinformation, manipulation culturelle, historique et politique. Ses trolls n’ont pas de frontières. Ils agissent sur les réseaux sociaux, dans les « média relais », influencent le débat politique global et manipulent l’opinion publique pendant les campagnes électorales avec l’aide d’« idiots utiles locaux ». Ses hackeurs peuvent aussi cibler nos infrastructures stratégiques et énergétiques… Le conflit russo-ukrainien n’est plus à nos portes, il est chez nous.
Et en guise de réactions, commençons déjà par bien définir ce conflit avant que la désinformation sème le doute : la Russie est un envahisseur, pas une force de maintien de la paix. L’Ukraine est une victime, pas un génocidaire. La Crimée, les territoires de Donetsk et Louhansk sont occupés, pas sécessionnistes, ni séparatistes. Il n’a jamais s’agit d’une guerre civile ou d’une crise ukrainienne mais bien d’un conflit russo-ukrainien. L’Ukraine n’est pas un régime « néo-nazi » mais une démocratie qui a élu un président juif à plus de 70 %. Soyons vigilants à la pluie de désinformation qui va tomber en même temps que les bombes. Prenons gardes aux « informations » relayé par les médias du Kremlin mais aussi aux messages portés par les complices politiques de la Russie en Europe : extrême droite, extrême gauche mais aussi chercheurs et professeurs d’université en manque de lumière.
Il y’a plein d’espace pour le débat en Europe. Nous sommes encore une démocratie, à l’inverse de la Russie. Mais prenons conscience qu’aujourd’hui l’information est devenu un privilège, la désinformation une arme de guerre.
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